Les chroniques économiques de Bernard Girard

24.4.12

Les PME ont besoin de trouver de nouveaux modes de financement


Pour écouter cette chronique donnée sur Aligre FM le 24/04/2012

Trop de défaillances d'entreprises
En avril, les grandes entreprises publient leurs résultats. Et pour beaucoup ils sont excellents, leur chiffre d’affaires progresse tout comme leur bénéfice. C’est, notamment, le cas pour LVMH, Plastic Omnium, Sodexho et bien d’autres. Et, en même temps, on apprend qu’il n’y a jamais eu autant de défaillances d’entreprises, de mise en redressement judiciaire ou de liquidation. En fait, prés de 60 000 entreprises ont fait faillite l’année dernière en France, autant qu’aux Etats-Unis. Ce paradoxe signale l’émergence d’une économie duale avec, d’un coté, de grandes entreprises  internationales qui se portent comme un charme, qui offrent d’excellents rendements et attirent donc vers elles les capitaux et, de l’autre, des entreprises plus petites, PME, entreprises de taille intermédiaire, ETI comme on dit aujourd’hui, qui se révèlent fragiles, très fragiles. Cet écart est, sans doute, pour beaucoup dans nos difficultés, qu’il s’agisse du chômage ou de la montée des inégalités.

Chômage, parce que ces entreprises qui disparaissent détruisent des emplois tandis que les grandes entreprises n’en créent plus chez nous, elles vont en créer là où sont leurs nouveaux marchés, dans les pays émergents, inégalités parce que les entreprises internationales qui ont de bons résultats les partagent, pour partie au moins, avec leurs collaborateurs quand les salariés des groupes en difficulté doivent se serrer la ceinture, mais entrons dans le détail.

C'est grave parce que ce sont ces grosses PME qui recrutent le plus facilement quand tout va bien
Sur les 3 premiers mois de l’année, 16 206 procédures de redressement judiciaire, de liquidation ou de sauvegarde ont été prononcés. Le chiffre est important, mais en ligne avec ce qu’il était les années précédentes, c’est lorsque l’on entre dans le détail que l’on mesure la gravité de la situation. Il y a toujours eu beaucoup de défaillances des très petites entreprises, mais cette fois-ci ce ne sont pas elles qui posent particulièrement problème, ce sont les entreprises de taille moyenne : ce sont les PME de plus de 50 salariés dont le taux de défaillance a augmenté de 27%. Or, c’est là que se trouvent les emplois. Ce sont ces entreprises de taille moyenne bien plus que les moins de cinquante personnes qui créent des emplois, qui sont, du moins, susceptibles de créer des emplois qualifiés bien rémunérés.

Elles recrutent plus facilement parce qu’elles ont moins de barrières à la croissance que les entreprises plus petites qui ne veulent pas passer les seuils administratifs et légaux, celui des cinquante salariés, par exemple, au delà duquel il faut créer un comité d’entreprise, ce qui donne au dirigeant d’entreprise le sentiment qu’il n’est plus seul maitre à bord, qu’il doit négocier toutes ses décisions. Parce qu’elles n’ont pas cet obstacle, ces grosses PME recrutent lorsque leur activité est en hausse quand des entreprises plus petites préfèrent souvent demander à leurs clients des délais.

Elles recrutent également plus facilement parce qu’elles bénéficient d’économies d’échelles dans de nombreux domaines, comme par exemple dans celui des services au personnel, qui en réduisent le coûts. Pour ne prendre qu’un exemple tout bête, le traitement d’une feuille de salaires coûte beaucoup moins cher dans une entreprise de 300 personnes que dans une entreprise de 25. La plus grosse peut avoir un matériel informatique plus performant, elle peut surtout avoir accès à des prestataires de service plus compétitifs. L’expert-comptable qui réalise les feuilles de paie des petites entreprises facture en moyenne ces bulletins 20€ pièce quand l’entreprise de 300 personnes peut s’adresser à des spécialistes qui les lui facturent 12 ou13€. Et ce qui est vrai du bulletin de paie l’est de bien d’autres facteurs de gestion.
Elles recrutent également plus facilement parce plus elles sont grosses plus elles sont susceptibles d’exporter et de trouver des occasions de croissance sur d’autres marchés que leur marché local.
Pour tous ces motifs, ces défaillances d’entreprises de taille intermédiaire sont inquiétantes. Elles sont pour beaucoup d’origine financière.

Des PME qui peinent à se financer
Chacune de ces défaillances a sa propre histoire, mais on retrouve toujours les mêmes composants : des difficultés économiques, des ventes qui diminuent, une demande qui recule, des clients qui font défaut, des produits vieillis, un concurrent plus performant et… des difficultés à se procurer le crédit nécessaire pour passer le cap, relancer l’activité, investir dans de nouveaux marchés ou de nouveaux produits.
Les banques ne prennent pas de risque avec les PME en difficulté. Elles demandent des garanties sur les biens personnels des dirigeants, ce qui les condamne à tout perdre si l’entreprise fait faillite. Elles le font d’autant plus volontiers que celles-ci sont plus endettées, soit vis-à-vis de leur banque soit vis à vis de leurs fournisseurs, ce qui est souvent le cas : le crédit interentreprise est dans les PME, en beaucoup plus élevé en France que chez beaucoup de nos voisins, il représente de 15 à 20% de leur passif, contre seulement 8% en Allemagne. C’est un signe de fragilité même si cela tient, pour beaucoup, à cette mauvaise habitude qui consiste à faire trainer les règlements des factures. Les délais de paiement des fournisseurs ont tendance à diminuer mais ils dépassent toujours les soixante jours.

Par ailleurs, les banques demandent aux PME, qui n’ont que peu d’autres moyens de se financer, des taux d’intérêt beaucoup plus élevés qu’aux grands groupes. Parce qu’elles offrent moins de garanties, mais aussi parce qu’elles ont moins de possibilité de faire autrement que de s’adresser à leur banque. Les grands groupes peuvent se financer de plusieurs manières, ils peuvent, notamment, aller sur les marchés et émettre des obligations, ce qu’ils font régulièrement. Le groupe Galeries Lafayette qui est actuellement en conflit avec Casino pour le rachat de Monoprix vient ainsi de contracter un emprunt obligataire de 500 millions d’euros.

Faire appel aux marchés financiers est beaucoup plus difficile pour des entreprises de taille moyenne. Les outils existants ne fonctionnent pas de manière satisfaisante. 400 PME de 50 à 250 salariés sont actuellement cotées. Et les efforts faits pour en augmenter le nombre n’ont pas donné de résultats probants. Le cas d’Alternext est caractéristique. Depuis sa création, ce marché qui devait permettre aux PME de lever des capitaux sans passer par les marchés boursiers traditionnels, n’a levé que 1,8 milliards d’euros. Quant à vendre de la dette, comme font les grandes entreprises qui émettent des obligations, ce n’est, en général, pas à leur portée.

Des investissements retardés : une compétitivité menacée
Quand elles sont mises en cause, les banques se défendent et disent qu’elles ont désséré les cordons du crédit. C’est vrai des banques françaises plus que des banques étrangères installées en France, mais il est vrai que les banques offrent aujourd’hui plus facilement du crédit qu’il y a quelques mois. Les entrepreneurs qu’interrogent régulièrement l’IFOP sur le sujet en témoignent : ils étaient 44% au premier trimestre 2010 à dire qu’ils avaient du retarder leurs investissements du fait des taux ou de la difficulté d’accès au crédit, ils n’étaient plus que 27% en mars dernier. Mais les banques n’ont pas desséré de la même manière tous les crédits. Si elles ont baissé les taux des prêts à court terme, elles n’ont pas baissé ceux des prêts à moyen et long terme que les entreprises, surtout celles qui sont spécialisées dans la production industrielle, utilisent pour financer leurs investissements. Et on a là, en fait, un des facteurs qui contribuent à expliquer la désinsdustrialisation. Les entreprises industrielles de taille moyenne perdent en compétitivité parce qu’elles ont du mal à moderniser et renouveler leurs équipements et ne peuvent le faire qu’à un coût élevé. Cette situation est d’autant plus gênante que ces mêmes entreprises ont freiné leurs investissements depuis 2008, faute d’accès au crédit mais aussi parce qu’elles n’avaient pas confiance dans l’avenir. Et ce défaut d’investissement se fait aujourd’hui sentir surtout si elles trouvent en face d’elles des concurrents français ou étrangers qui ont pu réaliser ces investissements à temps. On le voit, la solution n’est certainement pas dans la mise en place de barrières douanières, mais bien dans la mise au point de solutions pour mieux financer ces entreprises.

Au delà des défaillances d’entreprise déjà soulignées, ces difficultés de financement contribuent au vieillissement des équipements industriels.

Ce viellissement présente plusieurs inconvénients. Il s’accompagne de plus de pannes, c’est-à-dire d’arrêts de la production et donc de diminution des recettes : pendant qu’une entreprise répare ses machines, elle ne fabrique pas des produits qu’elle peut vendre.

Le vieillissement peut encore avoir un impact sur l’environnement. Il n’est pas rare qu’il soit à l’origine des accidents industriels. Enfin, il réduit la compétitivité. Le plus performant est presque toujours celui qui a les équipements les plus récents.

Ces difficultés de financement sont d’autant plus sensibles que les équipements industriels ont, tout comme les produits de grande consommation, des cycle de vie raccourcis et qu’il faudrait donc les changer plus souvent.

Peu de financements alternatifs
Les candidats à l’élection présidentielle ont proposé de mettre en place une banque d’investissements et de réduire le taux d’imposition pour celles qui investiraient. Ce sont de bonnes solutions. Est-ce que cela suffira ? ce n’est pas certain. Il faudrait également que les entreprises soient plus solides financièrement. Beaucoup tentent de résoudre cette difficulté en se regroupant. C’est une bonne solution : les groupes de PME trouvent plus facilement du crédit que les sociétés indépendantes. Elles peuvent plus facilement développer des compétences financières nouvelles : il en faut pour procéder à des achats, à des fusions, à des rapprochements d’entreprises. Ces compétences permettent d’accéder à de nouvelles sources de financement plus économiques. Ce qui transparait dans les statistiques : les groupes procèdent plus facilement à des émissions obligataires que les grosses PME indépendantes.

Cela changera-t-il dans le futur ? On voit arriver sur le marché de nouveaux acteurs qui proposent aux entreprises de taille intermédiaire des produits mieux adaptés à leurs besoins. Il s’agit de produits qui permettent de mutualiser des dettes qu’on appelle Fonds Commun de Créance ou, plutôt, de Titrisation. Le mot titrisation peut faire un peu peur, il rappelle les subprimes et ces produits ne se développeront vraiment que lorsque les pouvoirs publics leur apporteront leur garantie, ce qui suppose un vote au Parlement qui ne pourrait, au mieux, avoir lieu avant septembre. (voir sur ce sujet, Agefi, PME : la solution obligataire). Mais cela ne concernerait que les plus grosses entreprises moyennes et ne réglerait pas le problème des plus petites, c’est-à-dire des plus nombreuses. Se lancer dans cette aventure a, en effet, un coût, ne serait-ce que parce qu’il faut faire appel à une agence de notation pour rassurer les marchés… 

Les banques sont elles aussi prises dans un étau
Si ces entreprises sont à la recherche de solutions nouvelles pour se financer, c’est qu’elles ne trouvent pas leur bonheur dans les banques.

Le comportement de celles-ci est souvent très sévèrement critiqué, mais il obéit à des logiques auxquelles les banquiers peuvent difficilement échapper. Il y a, d’abord, la prudence naturelle de qui prête de l’argent face à des dossiers difficiles. On reproche aujourd’hui aux banquiers de ne pas prêter mais souvenons-nous, il n’y a pas si longtemps, on leur reprochait d’avoir prêté à des gens qui n’étaient pas solvables. Il y a, ensuite, l’obligation de faire face à une insuffisance de capital due à la mise en place à venir de nouvelles règles liées  ce qu’on appelle Bâle III. C’est plus technique mais contribue à expliquer la situation.

On a beaucoup dit pendant la campagne électorale que les banques ne jouaient pas le jeu, qu’elles prenaient l’argent que leur prête la Banque Centrale Européenne à un taux très faible, de l’ordre de 1% , pour acheter des emprunts d’Etat qui leur assurent des revenus plus importants au lieu de l’investir dans l’économie. C’est exact, c’est proprement scandaleux et cela justifie que l’on demande, comme fait François Hollande, que la BCE prête directement aux états, mais c’est un mécanisme classique lorsque les établissements bancaires ont des réserves insuffisantes. C’est ce qui s’est passé au Japon dans les années 90. A l’époque, elles avaient des fonds propres insuffisants parce qu’elles avaient accumulé les pertes, emprunteurs défaillants… La situation en Europe est différente, elle tient à une évolution des réglementations, mais le résultat est le même.

Pour renforcer le système financier, il a été décidé, dans le cadre de ce qu’on appelle Bâle III de demander aux banques de renforcer leurs fonds propres. Ce que l’on a fait en introduisant de nouveaux ratios de solvabilité. En clair, les volumes de liquidités que les banques vont devoir mobiliser, voire immobiliser pour être autorisées à accorder des crédits vont augmenter en 2015.

Les banques s’y préparent et il leur faut, pour cela, d’une part, améliorer leurs rendements et, d’autre par, nettoyer leurs portefeuilles de tout ce qui ressemble à de mauvaises dettes. Ce qui explique qu’elles se montrent beaucoup plus exigeantes avec leurs emprunteurs. Et sans doute n’est-ce qu’un début.
Dans une interview accordée tout récemment à la Tribune, des financiers expliquaient, je les cite, "il est clair qu'il y a un risque avec Bâle III de renchérir le coût de financement de l'économie", "tous les crédits seront pénalisés par Bâle III". Il est bien difficile de leur donner tort.

Tout cela n’est évidemment pas de bon augure pour les entreprises de taille intermédiaire qui vont devoir ajuster leurs stratégies pour s’adapter à un contexte différent. Sans doute leur faudra-t-il diversifer leurs sources de financement, s’adresser, par exemple, à tous ces cadres dirigeants qui ont gagné beaucoup d’argent pour les inciter à investir, il leur faudra grossir pour convaincre les banques de continuer de leur prêter dans de bonnes conditions… De leur coté, les banques et les pouvoirs publics vont devoir imaginer d’autres produits financiers qui permettent d’orienter l’épargne abondante des Français vers ces entreprises moyenne mais à forte croissance. Mais rien de tout cela n’ira de soi. On peut craindre d’autres défaillances de la part d’entreprises qui n’ont pas les compétences nécessaires pour ajuster leur stratégie ou dont les patrons ne voudront pas céder un fragment de leur autonomie. Or, chercher de nouveaux actionnaires, séduire son banquier cela veut dire accepter de nouveaux contrôles. 

La reprise de l’emploi passe aussi par là. 



16.4.12

Les marchés attaquent la France ?




Les marchés fourbissent leurs armes

Depuis quelques jours, la presse de gauche, Mediapart, le candidat du Front de gauche, mais aussi Nicolas Sarkozy agitent le risque d’une attaque des marchés contre la France en cas de victoire de François Hollande. Et pour conforter leur argument, ils avancent deux nouvelles passées à peu près inaperçues :

 - d’abord,la création par l’Eurex, une filiale de la bourse allemande, d’un produit financier permettant à presque tout le monde, enfin, à presque tous ceux qui ont un peu d’argent, de spéculer contre la dette française.
 - Et,ensuite, une décision de l’Autorité des Marchés Financiers qui a mis fin à l'interdiction des ventes à découvert sur les titres émis par 10 grandes banques et sociétés d'assurance côtées sur le marché parisien : AXA, BNP Paribas, Société Générale, Crédit Agricole…

Réponse du berger à la bergère ? François Hollande voulait s’attaquer à la finance, il voulait la dompter, la refaire passer sous les fourches caudines du pouvoir politique et celle-ci se rebifferait, se préparerait à l’affrontement, s’équiperait des armes nécessaires pour mener l’assaut contre un pouvoir socialiste hostile ? c’est possible, mais tous les bruits de sabre ne font pas les guerres… et avant de se prononcer mieux vaut regarder dans le détail ce nouveau produit financier.

Le 16 avril

Depuis hier, lundi 16 avril, quiconque le souhaite peut spéculer contre la dette française. C’est Marc Forentino, un chroniqueur financier de la Tribune que l’on voit de temps en temps à la télévision qui a lancé le premier cri d’alarme. Dans une de ses chroniques datée du 23 mars, il écrivait : « Le 16 Avril, soit, quelle coïncidence, une semaine avant le premier tour des élections Françaises, le marché des dérivés, L'Eurex va ouvrir un contrat à terme sur les emprunts d'Etat Français. Qu'est ce que cela veut dire? Très simplement. Jusqu'à présent, si vous vouliez spéculer contre la dette Française, vous n'aviez que deux moyens: acheter des CDS, ces fameux contrats d'assurance contre la faillite, ou vendre à découvert des emprunts d'état Français, deux moyens destinés aux grandes institutions financières et aux gros fonds spéculatifs et qui nécessitaient de gros moyens. Avec l'ouverture de ce contrat, ce sera plus facile. Tout le monde ou presque pourra acheter ou vendre à découvert des emprunts d'Etat Français. Facilement. Et en plus avec un effet de levier de 20. C'est-à-dire qu'avec 50,000 euros seulement vous pourrez vendre à découvert 1 million d'euros d'emprunts d'Etat Français. C'est l'arme idéale pour attaquer la France. (…) On va dire que c'est une simple coïncidence. Que c'est un hasard si quelques jours avant les élections présidentielles les spéculateurs du monde entier se dotent d'une arme fatale, bon marché, et à fort effet de levier pour s'attaquer à la dette Française. Il n'y a pas de complot. Rassurez-vous. Dormez tranquille. Il ne se passera rien…. »

Il a été dans les jours qui suivent repris par d’autres journalistes financiers, mais c’est un article de Martine Orange dans Mediapart qui a véritablement mis le feu aux poudres et incité les politiques à y regarder de plus près. Mais de quoi s’agit-il exactement ?

Un produit dérivé…

Comme toujours avec les produits financiers, c’est un peu compliqué. Il s’agit de contrats à terme qui permettent d'acheter ou de vendre des titres à un prix fixé à l'avance pour un règlement effectif à une date ultérieure. Dans le cas qui nous occupe, il s’agit d’obligations souveraines.

Ces contrats à terme ont été à l’origine conçus pour permettre aux entreprises, aux investisseurs de se protéger contre les variations des valeurs de leurs actifs, pour se protéger du risque de change, par exemple. Mais ils se sont très vite transformés en outil de spéculation. C’était, d’ailleurs, inscrit dans leurs gènes. Si je me lance dans un contrat à terme pour me protéger d’un risque à venir, il faut bien que je trouve quelqu’un en face qui accepte de prendre ce risque et qui va demander en échange, dans l’hypothèse où tout se passe bien pour lui, une forte rémunération.

Le produit que lance Eurex pourrait donc jouer contre la dette française. C’était déjà possible avec ce qu’on appelle les CDS, les Credit defaut swaps, un produit inventé au début des années 90, mais il était réservé aux institutions financières ayant de très gros moyens puisqu’il faut mobiliser des millions voire des dizaines de millions d’euros pour devenir un acteur sur leur marché.

Le nouveau produit que propose Eurex baisse considérablement le prix d’entrée puisqu’il permet de spéculer avec une mise limitée : 100.000 euros. Ce n’est évidemment pas à la portée de toutes les bourses, mais c’est à la portée de beaucoup dans le monde. Et cela peut être d’autant plus tentant que l’effet de levier est estimé entre 10 et 20 fois la mise. « Les dégâts peuvent être rapides » comme l’explique Martine Orange dans son article de Mediapart, « les hedge funds et autres fonds spéculatifs vont donc pouvoir parier sur la chute de la dette française, sans mobiliser beaucoup de fonds. »

Mais on peut naturellement se demander comment cela peut avoir un impact sur l’économie française.

Comment est-ce que cela fonctionne ?

Pour comprendre le mécanisme, il faut regarder ce qui se passe avec les CDS conçus pour protéger les porteurs de dettes souveraines contre un défaut d’un pays.

Comme tous les contrats à terme, ces produits peuvent être comparés à un système d’assurances. Tout comme on prend une assurance lorsque l’on craint un sinistre, on se couvre en achetant ces produits financiers lorsque l’on s’inquiète.

Le prix des CDS est fonction de l’inquiétude des investisseurs, des marchés. Leurs prix montent lorsque les marchés, les porteurs de dettes souveraines veulent se protéger d’un risque. En ce sens, ces CDS sont un indicateur de la perception que les marchés ont du risque.

Et, assez naturellement, les financiers évaluent le risque pris sur les dettes souveraines en regardant les prix des CDS. Risque dont ils peuvent se couvrir de deux manières, en achetant ces CDS, s’ils ont dans leur portefeuille de la dette souveraine, et en demandant des taux d’intérêt plus élevés s’ils veulent en acheter. Et ainsi, la boucle est bouclée, les taux d’intérêt montent en même temps que les CDS. Les pays ont plus de mal à se financer, leurs difficultés se creusent. On est dans le cadre d’une prédiction auto-réalisatrice dont les premiers bénéficiaires sont les spéculateurs qui peuvent avoir intérêt à manipuler les marchés…

Un moteur pour la spéculation

On l’a compris, il suffirait que les spéculateurs, les fameux hedge funds, fassent monter le prix de ces CDS pour que les porteurs de dettes souveraines s’inquiètent, se mettent à en acheter, déclenchant ainsi le mécanisme que je décrivais il y a deux secondes. Est-ce ce qui s’est produit ? Beaucoup d’observateurs en ont la conviction. Encore a-t-il fallu, pour ce que cela marche que les investisseurs aient bien le sentiment d’un risque, risque politique, par exemple. La montée du cours des CDS est alors simplement venu confirmer ce qu’ils craignaient par ailleurs.

Ce mécanisme de spéculation aura été, dans le cas des CDS, favorisé parce qu’on appelle les ventes à nu, la possibilité d’acheter ces produits, ces assurances, sans avoir de dette souveraine dans son portefeuille. C’est un peu comme si l’on pouvait acheter une assurance automobile sans posséder de véhicule. Cela permettait à des opérateurs de se lancer sur ce marché avec des fonds relativement limités.

Le nouveau produit d’Eurex pourrait aggraver la situation dans la mesure où il devrait favoriser cette spéculation. Il va être vendu sur d’autres réseaux de distribution comme un produit rapportant rapidement beaucoup, il va s’adresser à des gens qui n’investiront dedans que dans l’espoir de gagner beaucoup d’argent. Le nombre de ceux susceptibles de spéculer va augmenter, et ils seront d’autant plus nombreux qu’ils seront convaincus de faire une bonne affaire. On peut penser qu’ils regarderont le cours des CDS. L’augmentation de 135% en un an de ceux sur la dette française devrait les inciter à investir dans ce nouveau produit.

Ce risque de spéculation devrait donc contribuer à l’offensive des marchés financiers contre la France, offensive qui pourrait être aggravée par la mesure prise par l’AMF, l’Autorité des Marchés Financiers, qui vient de mettre fin à l'interdiction des ventes à découvert sur les titres émis par 10 grandes banques et sociétés d'assurance côtées sur le marché parisien.  En clair, cela veut dire que l’on pourra plus facilement spéculer à la baisse sur les titres de ces entreprises.

Et l’on pourrait donc se retrouver dans quelques semaines avec, d’un coté, une augmentation des taux d’intérêt sur la dette française et, de l’autre, un effondrement de la Bourse à Paris, une bourse qui dévisse déjà puisqu’elle a perdu depuis la mi-mars, 11%. La France est, dit Marc Fiorentino, clairement attaquée. Et ceci avant même que les Français aient voté.

Pourquoi l’Eurex se lance-t-il dans cette bataille ?

On peut naturellement se demander pourquoi Eurex, une filiale de la bourse allemande, s’est lancée dans cette aventure. Lorsqu’on les interroge, les dirigeants de cette entreprise répondent : « Parce que les clients le demandent. » Et s’ils le demandent, c’est qu’ils ont le sentiment de pouvoir gagner beaucoup d’argent avec ce nouveau produit. Des hedge funds confiaient récemment au Financial Times que les dettes européennes leur avaient rapporté en 2011 entre 11 et 13 % par an quand leurs autres investissements dépassaient rarement les 4-5 %. Cela avait été leur meilleure source de profits et l’on comprend bien que cela ait pu attirer l’attention d’autres acteurs. Pourquoi les hedge funds seraient-ils le seuls à profiter de cette manne ?

Eurex est une société privée qui se comporte comme n’importe quelle société commerciale, elle développe les produits dont elle pense qu’ils rencontreront du succès. Que cela puisse se faire au dépens d’un pays, d’une économie ne concerne pas vraiment ses dirigeants dont la seule ambition est d’augmenter leur part de marché et leur chiffre d’affaires. Ce qui nous amène à cette autre question : que peut faire la France pour lutter contre ?

François Hollande a dit qu’il interviendrait auprès des autorité allemandes pour leur demander d’interdire ce produit. Sans doute le fera-t-il s’il est élu, mais on peut imaginer que le gouvernement allemand lui répondra qu’Eurex est une société privée sur laquelle il n’a pas prise. Est-ce à dire que la France est sans ressources ? Pas forcément.

Les armes de la France

Les outils, les armes pour engager une bataille contre la France existent, mais les belligérants, je veux dire les marchés financiers les utiliseront-ils ? Il y aura sans doute des escarmouches, mais les hostilités ne prendront vilaine tournure que si les marchés s’inquiètent, s’ils pensent que le nouveau gouvernement va prendre des mesures qui aggravent la dette et augmentent l’incertitude. Et de ce point de vue, il n’est pas certain que François Hollande, s’il est élu, soit plus mal placé que Nicolas Sarkozy.

On l’a peu remarqué, mais la presse économique et financière internationale n’a pas pris parti dans la campagne présidentielle. Elle a été également sévère avec tous les candidats, The Economist nous a reprochés de ne pas prendre la mesure des difficultés à venir, il n’a pas appelé à voter pour un candidat plutôt que pour un autre, ce qui veut probablement dire que les marchés, que représente bien cet hebdomadaire, seront demain plus dans l’expectative que dans l’offensive.

Cela tient à la manière dont les deux principaux candidats ont mené leur affaire, de façon un peu paradoxale. Du candidat de gauche, on attendait des promesses, des dépenses à tout va. François Hollande a fait tout le contraire, il a mené une campagne modérée, a évité de faire des promesses inconsidérées, ce qui lui vaut aujourd’hui d’être critiqué tant sur sa gauche que par les médias qui lui reprochent de ne pas avoir assez insisté sur les marqueurs de gauche. Il a bien déclaré que la finance était son adversaire, mais son programme ne devrait pas affoler les marchés financiers. Il pourrait même plutôt les rassurer. Il a, en effet, mis en avant la croissance. Il veut en négocier l’introduction dans le Traité européen, or les marchés se méfient de l’austérité, ils veulent eux aussi de la croissance et ne devraient en ce sens pas être inquiétés par les propositions de François Hollande.

A l’inverse, Nicolas Sarkozy a mené une campagne anxiogène. On attendait du Président sortant qu’il calme le jeu, qu’il parie sur la durée, il a fait tout le contraire, il a proposé de revenir sur plusieurs des fondements de l’Europe, ce qui, s’il était élu et s’il s’engageait effectivement dans cette voie, créerait beaucoup d’incertitude en Europe. Et cela inquiète. Cela a inquiété Angela Merkel, mais aussi ceux qui dans les salles de marché suivent l’actualité française. Ils ne sont pas naïfs, ils savent bien que les campagnes électorales autorisent beaucoup de débordement, ils savent aussi que s’il est élu Nicolas Sarkozy oubliera vite ses promesses, mais, justement, ils ne savent pas ce qu’il fera…  ce qui n’est pas moins inquiétant.

On ne peut donc pas parier sur une dégradation plus forte de la situation en cas d’élection de François Hollande. Mais, évidemment, cela pourrait ne pas suffire et le prochain gouvernement, qu’il soit de droite ou de gauche, pourrait être amené à se battre. Il pourra demander aux autorités européennes de contrôler de manière plus étroite les marchés de tous ces produits dérivés, et c’est sans doute ce qu’il fera, mais il pourrait aussi leur demander d’intervenir sur ce marché qui menacent les dettes souveraines comme les banques centrales interviennent sur celui des changes.

Le Fonds Européen de Stabilité Financière pourrait être le bras armé de cette bataille. S’il vendait à son tour des CDS sur les dettes souveraines, s’il en inondait le marché, il en ferait baisser les prix, il pincerait très fortement les spéculateurs, leur faisant perdre beaucoup d’argent, ce qui les calmerait pendant un temps. C’est la solution que proposait en novembre dernier dans un article publié dans les Echos, un ancien directeur de la banque de France, Michel Castel qui enseigne aujourd’hui l’économie à Nanterre.
Les pouvoirs publics ne seront donc pas sans ressources, mais il va falloir aux nouveaux gouvernants quels qu’ils soient de l’énergie et de la compétence pour nous éviter les effets de cette offensive financière qui se dessine, une guerre d’autant plus pernicieuse que les marchés, s’ils ont des moyens considérables, n’ont pas un général à leur tête, dont on peut deviner la stratégie, mais une multitude d’acteurs dont il n’est pas toujours facile d’anticiper les réactions et les comportements.



10.4.12

L'écologie est en crise



Le paradoxe de l'écologie

C’est l’évolution des rapports de forces à gauche dans cette campagne qui est à l’origine de cette chronique. Que le parti socialiste soit haut dans les sondages est une chose qui ne surprend guère, mais que, d’un coté, le front de gauche obtienne un tel succès alors que la candidate écologiste s’est effondrée surprend. Il surprend parce que l’on sait que le projet de Mélenchon ressemble trop, dans son esprit sinon dans le détail des mesures, au programme commun de 1981, pour ne pas être lourd, dans l’hypothèse où il serait appliqué, de déception. Et parce que l’on sait aussi que l’écologie, la protection de l’environnement, la lutte contre les excès de l’industrialisation, sont une des questions centrales de nos sociétés. Les rapports de force des uns et des autres dépendent peut-être des personnalités, de l’engagement de leur entourage, du positionnement du principal candidat de gauche qui a, probablement, siphonné les voix écologistes et favorisé, par son positionnement résolument modéré, la reconstitution d’une force importante à sa gauche. Et c’est moins, donc, sur cette dimension politique que je voudrais insister que sur ce paradoxe, dont l’effondrement dans les sondages d’Eva Joly n’est qu’un symptôme, qui voit le projet écologique prendre l’eau de toutes parts alors même que nous voyons sous nos yeux les effets du dérèglement climatique, de la prolifération des déchets, de tous ces risques que les écologistes ont été les premiers à mettre en avant.

L’écologie prend l’eau de toutes parts 

En fait, l’effondrement d’Eva Joly s’inscrit dans une séquence très négative pour ceux qui s’intéressent aux questions d’écologie. Il y a quelques jours, on nous annonçait que les jugements sur la catastrophe de l’Erika pourraient être renversés, un peu plus tôt Nicolas Sarkozy s’en est pris aux règlements qui, sous couvert de protéger l’environnement, créeraient trop de contraintes pour l’agriculture, son gouvernement a annoncé son intention d’autoriser, sous prétexte de recherche scientifique, l’exploration des gaz de schiste dont chacun connaît les dangers pour les nappes phréatiques. Et ce phénomène n’est pas propre à la France. On le retrouve ailleurs. En Amérique du Nord, la Western Climate Initiative qui devait inciter des Etats américains et des provinces canadiennes à lutter ensemble contre le changement climatique est entré en sommeil, plusieurs Etats américains l’ayant abandonnée au profit d’une association moins exigeante. Et ceci probablement sous l’influence des républicains et des conservateurs qui nient le changement climatique.

 On peut être tenté d’expliquer cette évolution paradoxale par la crise économique qui modifie l’ordre des priorités. Lorsque plus rien ne va le futur proche passe devant le futur plus éloigné, les lobbies se déchaînent.

 Mais justement, la crise climatique ne relève plus du futur lointain, elle ne relève même plus du risque comme l’a longtemps été le nucléaire, c’est une réalité d’aujourd’hui. La multiplication des accidents climatiques, des ouragans et autres tornades paraît de plus en plus liée au réchauffement de la planète. Tout le monde le dit, y compris l’OCDE, dont le dernier rapport sur le sujet est sans appel. Alors pourquoi?

 La crise est certainement l’une des explications : il suffit aux lobbies de toutes sortes d’agiter la menace de licenciements massifs en cas d’application d’un règlement trop contraignant pour que les gouvernements cèdent. C’est ce que vient de faire Air France qui a invité le gouvernement à agir auprès de Bruxelles pour abandonner la taxe carbone. Mais d’autres facteurs entrent en ligne de compte :

 - Les erreurs stratégiques des écologistes, des partis verts, de tous ceux qui portent le drapeau de la lutte contre les pollutions,
- et, l’efficacité réduite des solutions jusqu’ici mises en œuvre qui conduisent à une certaine déception.

L’obsession nucléaire 

On peut reprocher aux écologistes de ne pas avoir hiérarchisé risques et problèmes. A les entendre, la question nucléaire est aussi importante que le dérèglement climatique. Que le nucléaire présente des inconvénients majeurs, c’est une évidence que Fukushima nous a douloureusement rappelé, mais c’est aussi de toutes les productions de masse d’énergie, celle qui produit le moins de CO2 , et de loin, et a donc le moins d’impact sur le climat. Toutes les études le montrent. Et lorsque les organisations écologiques veulent le contester, elles utilisent des arguments que l’on pourrait, avec euphémisme, qualifier de faibles. En voici quelques uns développés dans un rapport de Wise pour le WWF :

- le nucléaire absorbe des investissements qui pourraient être mieux utilisés ailleurs,
- il incite à développer des réseaux électriques massifs,
- les pays utilisateurs de nucléaire sont aussi les plus gros émetteurs de CO2,
- le nucléaire ne produit que de l’électricité alors que le plus gros de nos besoins énergétiques concernent la chaleur,
- le nucléaire est une énergie qu’on ne maîtrise pas et qui pose, par ailleurs, les problèmes de déchets.

Le dernier argument est tout à fait sérieux, mais les autres ne valent pas grand chose. Dire que les pays utilisateurs de nucléaire sont aussi de gros émetteurs de CO2 relève de la tautologie : ce sont les pays les plus développés qui utilisent le plus le nucléaire, mais ce sont aussi par définition ceux qui ont le plus de voitures, d’usines et qui, donc, produisent le plus de CO2.

A mettre ainsi en avant la lutte contre le nucléaire, les écologistes en viennent à négliger ce qui devrait être les batailles majeures : la lutte contre le dérèglement climatique, celle contre la prolifération des déchets et celle, enfin, contre les pesticides, les OGM et tout ce qui dégrade notre environnement naturel.

On l’a bien vu lors des négociations avec les socialistes : c’est sur le nucléaire qu’elles ont peiné, c’est sur ce sujet (et, bien sûr, celui des candidatures aux législatives, mais c’est une autre histoire) que les négociateurs se sont le plus accrochés, c’est celui qui a retenu toute l’attention, laissant dans l’ombre les mesures à prendre pour mieux lutter contre le dérèglement climatique et les catastrophes industrielles.

Une confiance trop aveugle dans les énergies nouvelles 

 L’autre erreur stratégique concerne les énergies nouvelles. Les écologistes insistent beaucoup sur l’éolien ou le solaire, dont chacun sait bien qu’ils ne sont pas à ce jour très efficaces, alors même qu’ils suscitent déjà les protestations de tous ceux qui n’en veulent pas dans leur jardin. Parce que ces énergies sont aussi très polluantes. Qui a envie de vivre à coté de champs de capteurs solaires dont le développement supprimerait des milliers d’hectares de terres agricoles ? qui souhaite voir installée une éolienne dans son environnement ?

Il aurait été beaucoup plus utile de mettre l’accent sur les économies d’énergie qui peuvent être réalisées dans les secteurs industriels. L’informatique est un bon exemple. Elle représente aujourd’hui, tous ordinateurs confondus, à peu près 4% de la consommation mondiale d’électricité. Google a donné il y a quelques mois des chiffres sur ses consommations d’électricité en 2010 : 2, 6 milliards de kWh, soit l’équivalent de la consommation de 200 000 foyers américains. L’essentiel de cette énergie est utilisée pour refroidir les centres informatiques. Or, il parait possible de les faire tourner sans les réfrigérer. C’est ce qu’expérimente actuellement Google en Belgique, ce qui ne pose, semble-t-il, guère de problème pour les machines, mais interdit aux employés d’y circuler tant la chaleur peut y être élevée en été, entre 68 et 72° en moyenne qui peut monter dans certaines journées très chaudes jusqu’à 95°, mais ceux-ci peuvent être remplacés par des automates.

Mettre les économies d’énergie en avant permettrait de plus réfléchir à l’effet rebond et au moyen de l’éviter. On appelle ainsi ce phénomène qui fait que les progrès réalisés en matière d’économie ne conduisent pas forcément à des baisses globales de consommation. Les voitures modernes consomment moins d’essence au 100km, mais si, grâce à la réduction du budget carburant, on fait plus de kilomètres, on en consomme plus. Cet effet, connu depuis longtemps puisque c’est un économiste du 19ème siècle, Jevons, qui l’a, pour la première formulé, est massif et il est nécessaire d’en tenir compte.

Les entreprises récupèrent et instrumentalisent la RSE 

Il y a donc les effets de la crise, ces erreurs stratégiques des écologistes mais aussi le manque d’efficacité des mesures jusqu’ici prises. Et je pense notamment à celles que l’on associe, dans le monde des entreprises, à la RSE, à la Responsabilité Sociale des Entreprises, un mouvement qui incite les entreprises à se préoccuper de leur impact social et environnemental et à mener des politiques en faveur du développement durable.

Beaucoup de choses ont été faites dans le domaine. On a réglementé, toutes les grandes entreprises ont créé des départements spécialisés, les universités forment des professionnels, une norme, ISO 26000 a été éditée et toute une série d’outils et concepts sont aujourd’hui à la disposition des entreprises : rapport annuel, agences de notation spécialisées, investissement socialement responsable, éco-conception… Et pourtant, on a le sentiment que les accidents industriels sont toujours aussi nombreux et que l’industrie produit toujours plus de CO2. Qu’est-ce qui ne va pas ?

On en a une première idée en lisant les rapports sur la RSE que produisent toutes les grandes entreprises. Lorsque l’on regarde dans le détail et, surtout lorsque l’on lit les études qui leur sont consacrées, comme celle réalisée il y a quelques mois par l’AMF, l’autorité des marchés financiers, sur ceux d’ une trentaine de sociétés cotées, on découvre qu’ils sont très hétérogènes. Si certains, très copieux, font jusqu’à 80 pages, d’autres n’en ont pas plus de 5. 27% n’affichent aucun objectif et 50% n’ont pas d’objectifs chiffrés. Plus grave, peut-être, il semble que les soucis majeurs des entreprises qui se lancent dans des politiques de développement durable sont d’éviter les risques financiers, risques liés, par exemple à la condamnation au versement de dommages et intérêts en cas de catastrophe, et de séduire leurs collaborateurs. C’est un thème qui revient régulièrement dans les rapports des sociétés analysés par l’AMF, mais que l’on trouve également dans les propos des dirigeants des multinationales qu’a interrogés  Carol Adams,  une universitaire britannique. Des travaux réalisés sur le même sujet sur des entreprises japonaises montrent qu’il s’agit pour elles, surtout, de satisfaire les attentes de leurs partenaires ou clients occidentaux. Ces rapports sont moins des photographies des risques et des efforts réalisés que des outils de communication.

 On peut craindre que les politiques menées dans les entreprises ne se situent dans la même logique. Elles ont bien conscience des risques, mais ne font pas grand chose pour lutter contre. Les trois quarts des répondants à une enquête de l’OCDE reconnaissent les risques liés au changement climatique, mais seulement deux cinquièmes indiquent qu’ils effectuent des évaluations.

On fait, bien sûr, des choses, mais certainement pas autant qu’il conviendrait. Bien au contraire, dans nombre d’industries, les évolutions des processus de production vont à l’encontre de la lutte contre le CO2.

Des processus de production plus gourmands

On sait que de gros efforts ont été faits dans de nombreux pays, notamment en Europe, pour inciter les entreprises à réduire leurs émissions de polluants. Mais en même temps, le processus de production paraît en avoir favorisé la production.

La plupart des produits que nous utilisons aujourd’hui sont des assemblages de pièces qui viennent d’un peu partout dans le monde. Le téléphone portable en est un bon exemple. Cette fragmentation du processus de production augmente les consommations d’énergie comme on le découvre lorsque l’on analyse cette consommation sur tout le cycle de vie d’un produit. Nokia l’a fait avec l’un de ses téléphones portables et découvert qu’un peu plus de 10% de l’énergie consommée l’est par les transports. Transports des composants vers les usines de montage et transports de ces usines de montage vers les magasins qui les distribuent et les vendent. Ces transports se faisant pour l’essentiel par avion leur impact sur le réchauffement global est de l’ordre de 16% de l’impact potentiel global d’un portable.

Autre facteur qui contribue à la production de polluants : l’obsolescence programmée. Dans son étude,  Nokia donne une durée de vie de 2,5 ans à ses téléphones. Ce qui correspond à peu près à l’expérience de chacun. Si les produits électroniques, téléphones, ordinateurs… duraient deux fois plus longtemps, leur impact écologique serait naturellement plus faible, tant en matière de consommation d’énergie ou de produits rares qu’en production de déchets souvent toxiques. (voir sur ce sujet : Robinson,  E-waste: An assessment of global production and environmental impacts).

La miniaturisation, autre caractéristique des produits contemporains, va dans le même sens. Je ne prendrai qu’un exemple : ces semi-conducteurs, les puces que l’on trouve dans les ordinateurs. On pense souvent que la dématérisalisation de nos économies, le passage à une économie de service favorise la lutte contre les pollutions. Ce n’est pas si simple. Plus les semi-conducteurs sont performants plus il faut d’énergie et de matériaux de base pour les fabriquer. On estime qu’il faut de 1, 2 kilo à 2,3 kilos de combustible fossile pour produire un semi-conducteur de deux grammes, soit 600 fois son poids dans la meilleure des hypothèses (The 1,7 kilogram chip). A titre de comparaison, il faut de 1500 à 3000 kilos de combustible fossile pour construire une voiture, soit à peu près deux fois son poids. On estime, dans le même ordre d’esprit, qu’un écran de télévision plat produit trente fois son poids en déchets.

Pourrait-on faire mieux ? bien sûr. Une modification de l’architecture de nos systèmes informatiques, ce que l’on appelle le « thin computing » qui consiste à déporter sur un serveur central disque dur et mémoire réduirait, de manière significative tous ces coûts. Et ce qui vaut pour l’informatique vaut, naturellement, pour bien d’autres secteurs de l’industrie qui gagneraient à appliquer ce qu’on appelle l’éco-conception.

L’irresponsabilité organisée

La structure des multinationales favorise, par ailleurs, leur irresponsabilité. A mesure qu’elles se sont développées, les grandes entreprises ont multiplié les filiales à l’étranger, ont signé des accords des joint-ventures avec des concurrents, ont fait appel à la sous-traitance. Ces structures sont nécessaires tant pour être présent sur les marchés étrangers que pour accéder aux fournisseurs qui offrent les meilleurs conditions, mais elles donnent aux entreprises bien d’autres souplesses. Elles leur permettent de pratiquer massivement l’évasion fiscale et d’échapper à leurs responsabilités en cas d’accident ou de catastrophe. Elles utilisent pour cela deux angles d’attaque : la compétence des tribunaux et la responsabilité limitée.

Prenons le cas d’une entreprise qui a un accident industriel dans un pays pauvre. Les victimes cherchent à obtenir des dommages et intérêt. Si elles portent plainte dans leur pays, il y a fort à parier qu’elles n’obtiendront pas grand chose : le droit de la responsabilité n’y est pas très développé, les tribunaux n’accordent que peu de dommages et intérêts. Le feraient-ils même qu’ils buteraient sur les capacités de paiement de la filiale locale qui est en général peu capitalisée. La maison mère a de l’argent ? sans doute, mais elle est protégée par le principe de responsabilité limitée. On ne peut pas remonter jusqu’à elle.

Pour échapper à cela, les avocats des victimes peuvent décider de porter plainte dans le pays de la maison mère. Mais ils risquent alors de buter sur des tribunaux qui se disent incompétents et invoque ce que l’on appelle, dans les pays anglo-saxons, le « forum non conveniens ». C’est ce qui est arrivé aux victimes de la catastrophe de Bhopal, à celles de Shell au Nigeria. C’est ce qui devrait arriver demain aux victimes de BP en Louisiane : seule la filiale américaine paiera des dommages et intérêts. Elle ne le fera qu’en fonction de ses ressources.

Ce n’est pas qu’une affaire de juristes et d’avocats spécialisés dans les poursuites en dommages et intérêts. Les entreprises dont les activités peuvent être dangereuses prennent des assurances, font des provisions pour risques… qui ont un impact sur les résultats et qu’elles cherchent naturellement à réduire. Les quelques travaux sur le sujet montrent qu’il y a une utilisation stratégique de ces outils comptables (voir là dessus Maurice & Plot, Double diffusion des entreprises dans le rapport annuel). Les entreprises minimisent ces provisions lorsque l’accident n’est qu’un risque, elles les augmentent lorsqu’il y a eu une catastrophe pour réduire leurs bénéfices et éviter une sanction politique.

Pour conclure 

L’écologie politique a eu l’immense mérite de porter sur le devant de la scène la question de l’environnement, elle a modifié profondément notre regard sur le monde industriel et fait évoluer nos valeurs. Si elle est aujourd’hui autant en difficulté, c’est sans doute qu’elle s’est arrêtée en chemin, qu’elle manque d’audace et n’a pas su proposer des réformes qui touchent à ce qui fait aujourd’hui défaut : - la transparence de l’information, - le processus de production, - la responsabilité des entreprises. C’est d’autant plus regrettable que sur chacun de ces sujets, il suffirait de piocher dans la littérature académique que les écologistes ont inspirée pour trouver des idées et des propositions.

1.4.12

Le Libor, un nouveau scandale bancaire



Pour l’écouter

Un nouveau scandale bancaire
Les banques auront été ces quatre dernières années au cœur de cette crise. Elles ne s’y sont pas montrées sous leur meilleur jour et cela continue avec un nouveau scandale qui se déploie depuis quelques mois en Grande-Bretagne, dont on parle peu parce qu’il est très technique, mais qui pourrait avoir un impact considérable sur la place financière de Londres, sur plusieurs grandes banques mais aussi sur de nombreuses collectivités locales. En cause, cette fois-ci le LIBOR, l’indice sans doute le plus utilisé dans les transactions financières.

Cet acronyme veut tout simplement dire : London Interbank Offered Rate, ce qui peut se traduire par : taux interbancaire offert à Londres. Dit autrement, c’est le taux moyen auquel les banques se prêtent entre elles. Ce taux est calculé chaque jour à 11 heures précises, à Londres,  à partir de données fournies par un échantillon de grandes banques. Il y en a seize, dont, c’est à signaler, aucune française. Chacune envoie, dans la matinée, donc, le taux auquel elle accède à du crédit pour son propre compte dans différentes devises. On élimine les extrêmes et l’on construit une moyenne qui sert de référence, d’indice à plusieurs marchés financiers et notamment à celui des « swaps », des produits financiers dits dérivés qui consistent à échanger des flux financiers, les intérêts d’un prêt à taux fixes contre des intérêts à taux variables. L’intérêt pour l’emprunteur est de bénéficier pendant les premières années de taux bonifiés en échange d’un risque à plus longue échéance.

Tout cela est un peu technique et mérite un exemple. Une entreprise emprunte à taux fixe, mettons à 5% à une banque A. Si les taux baissent, elle court le risque de payer son emprunt trop cher. Elle va donc chercher à se préserver de cette baisse future en pratiquant un swap avec une autre banque B au terme duquel elle reçoit le fixe, les 5%, et paie un variable indexé sur le taux Libor. Son taux d’intérêt est moins cher, sinon elle ne s’engagerait pas dans l’aventure, mais elle prend un risque. En général, l’indexation consiste à ajouter quelques points, souvent 15 au taux Libor. Si celui-ci est inférieur à 4,85 elle réalise donc une économie. C’est un dispositif un peu sophistiqué, mais très utilisé par tous ceux qui empruntent beaucoup, qu’il s’agisse des entreprises ou des collectivités locales.

Le scandale…
Venons-en maintenant au scandale. Le Libor est né en 1986. Il fonctionnait parfaitement bien tant que la situation économique était stable. Les banques communiquaient leurs taux, les écarts étaient faibles, le calcul ne posait pas de problème. Les spécialistes le suivaient avec attention, mais comme il évoluait peu au jour le jour, il leur était assez facile de l’anticiper.

Tout a changé avec la crise en 2008. Plusieurs établissements bancaires se sont, on s’en souvient, trouvés dans de grandes difficultés. Leurs collègues le sachant ont hésité, voire cessé de leur prêter. Les taux auxquels ils pouvaient accéder au crédit ont donc fortement augmenté, les écarts entre taux consentis aux banques se sont donc creusés. Certaines n’accédaient qu’à des taux très élevés, d’autres à des taux beaucoup plus faibles.

Et c’est à ce moment là, fin 2007, début 2008, que les informations communiquées ont souvent perdu de leur fidélité.

Des taux trop élevés sont signe de défiance. Il pouvait donc être tentant pour des banquiers inquiets de tricher un peu pour masquer leurs difficultés. Et dès lors qu’une banque s’engageait dans cette voie, pourquoi ne pas essayer d’en profiter pour manipuler l’indice de manière à tirer le meilleur parti des contrats indexés dessus ? c’est, semble-t-il, ce qu’ont fait plusieurs établissements bancaires. C’est, en tout cas, ce que soupçonne la justice qui a dans le collimateur la Barclays, la Deutsch Bank, la Royal Bank of Scotland, mais aussi Citigroup et quelques autres dont UBS, la banque suisse qui a dénoncé la fraude pour ne pas être poursuivie. On remarquera que l’on trouve des noms d’institutions qui ont déjà eu maille à partir avec l’éthique, les instances de régulation et, souvent, la justice.

Les premiers soupçons sont apparus tôt, dès 2008, dans la presse financière, dans le Wall Street Journal, mais aussi dans le Financial Times, qui ont aussitôt suscité des travaux universitaires qui ont enfoncé le clou en mettant en évidence tout à la fois la surprenante faiblesse des taux Libor et des décalages incompréhensibles entre l’évolution de ces taux et d’autres indicateurs de confiance sur le marché.
Dès l’été 2008, plusieurs chercheurs autour d’Antantes-Metz, ont publié des papiers dans less'ilsquel ils s’interrogeaient sur les évolutions de cet indice. Ces universitaires se sont d’abord interrogés sur la fiabilité de cet indicateur mais ils ont aussi évoqué l’hypothèse d’une manipulation. Soupçons confirmés en 2010, par deux autres universitaires, Connan Snider et Thomas Youle, qui ont avancé de nouveaux arguments en faveur de l’hypothèse d’une manipulation (Does the LIBOR reflects banks’s borrowing costs ?) : les taux déclarés par les banques sont, expliquent-ils, trop proches les uns des autres pour vraiment refléter la situation réelle des différents établissements, et, dans une même banque, il y a trop d’écart entre les taux donnés pour des emprunts dans différences devises.

Ce qui n’était que soupçon d’universitaire a été confirmé lorsque l’on a appris, il y a quelques mois que plusieurs banques avaient licencié plusieurs de leurs collaborateurs pour manipulation. Il y a donc bien eu tricherie.

La fraude elle-même paraît avoir été assez facile à monter. Les banques qui participent à la construction de cet indice ne donnnent pas d’informations sur des transactions réelles mais sur des transactions virtuelles, ce qui favorise les aménagements avec la vérité. 

Par ailleurs, ceux qui dans ces banques font ce calcul travaillent au quotidien avec ceux qui gèrent les fonds et qui gagnent et perdent de l’argent lorsque les taux montent ou descendent. On peut donc assez facilement imaginer qu’ils aient bavardé ensemble.  Pour fixer les taux mais aussi pour les anticiper et arbitrer dans le sens qui leur serait favorable. L’on-ils fait de leur propre chef ? avec l’assentiment ou sur consigne de leur hiérarchie ? c’est ce que l’on ignore et que l’enquête dira.

Quel est l’impact ?
Ce scandale est donc très technique, mais les sommes en jeu sont considérables puisque l’on estime que 360 000 milliards de dollars de swaps sont indexés sur le LIBOR.

Son impact sera-t-il à la mesure de ces sommes ? difficile à dire. Les banques ont probablement gagné beaucoup d’argent avec. Citibank indiquait en 2009 qu’elle gagnerait 936 millions de dollars si les taux d’intérêt baissaient d’un quart par trimestre pendant un an et 1, 935 milliards s’ils baissaient instantanément de 1%. L’une des sociétés financières qui a le plus tôt protesté, le courtier Charles Schwab, et porté plainte contre onze banques qu’elle accuse de manipulation du Libor, dit que ces banques ont pu accaparer des centaines de millions sinon des milliards de gains indus. L’imprécision même de cette évaluation l’indique : on ne sait pas exactement ce que les banques ont pu gagner.

On devrait pouvoir le calculer. Et sans doute s’y emploie-t-on ici ou là. Il est, par contre, beaucoup plus difficile de se faire une idée de l’impact de cette fraude sur l’économie. On ne dispose actuellement d’aucun élément permettant de la chiffrer.

Joaquin Almunia, le commissaire européen chargé de la concurrence a indiqué que cela pourrait avoir un coût très important pour l’économie européenne, mais sans autre précision. Les économistes qui se sont intéressés à la question n’ont pas encore construit de modèle qui nous permettrait d’évaluer ses conséquences.

On peut cependant, d’ores et déjà, penser qu’elles seront lourdes pour les banques qui ont triché qui pourraient être très sévèrement sanctionnées, ce qui ajouterait aux difficultés de celles, comme la Deutsche Bank, qui sont prises dans de nombreuses affaires. Ses dirigeants ont d’ailleurs annoncé récemment qu’ils pourraient être amenés à débourser 3 milliards d’euros pour toutes les amendes et dommages et intérêts qu’elle risque de devoir dans les années qui viennent.

Des taux artificiellement bas ont, par ailleurs, certainement coûté de l’argent à ceux qui avaient parié sur leur hausse, ce qui explique les poursuites en justice engagées par des établissements financiers comme l’américain Charles Schwab, mais on peut, a contrario, imaginer que les banques ont, pour une part au moins, répercuté ces baisses de taux sur leurs clients, ce qui aurait aidé ceux qui avaient des hypothèques. Si c’est le cas, et ce serait à vérifier, les consommateurs, les emprunteurs et tous ceux qui ont souscrit des swaps indexés sur le LIBOR auraient eux aussi bénéficié de la fraude des financiers.

Mais s’il apparaît que les taux sont, du fait de cette fraude, trop faibles, ils pourraient augmenter prochainement, ce qui pourrait annoncer de bien mauvaises surprises pour tous ceux qui ont utilisé des swaps pour réduire le coût de leurs emprunts, à commencer par les collectivités locales qui en sont, un peu partout dans le monde, de gros utilisateurs.

Mais tout cela est conjecture. Le principal impact pourrait surtout être sur les marchés financiers. Le LIBOR sera probablement modifié, on peut penser que les banques l’utiliseront moins comme indice de référence, c’est déjà le cas de la Barclays qui lui a substitué d’autres indices moins facilement manipulables. Si le scandale se développe, et c’est le plus probable, on assistera à un renforcement de la réglementation comme chaque fois qu’il y a fraude.

Derrière ces fraudes, des problèmes éthiques et de gouvernance
L’une des victimes collatérales de cette affaire pourrait bien être la réputation des banques et, avec elle, l’idée si souvent défendue par les économistes, les banquiers et, de manière plus générale, les milieux économiques, que le souci d’une bonne réputation suffit à contrôler les acteurs économiques. Il existe sur le sujet une très abondante littérature très utilisée par tous ceux qui militent pour la déréglementation. Or, l’on voit bien là que le souci d’une bonne réputation peut avoir des effets pervers. C’est parce qu’elles souhaitaient masquer leur mauvaise réputation auprès de leurs collègues que les banques ont, semble-t-il, manipulé le LIBOR. On ne sait s’il y a eu des instructions venues du plus haut de l’entreprise. On n’en a en tout cas pour l’instant aucune preuve, mais ce n’est pas le plus certain. Il serait, d’une certaine manière, presque plus grave que cette fraude ait pu se faire sans instruction de la hiérarchie.

En fait, cette fraude met en évidence des problèmes multiples dans toutes les banques. Problèmes éthiques, d’abord. Si cette fraude a pu voir le jour c’est parce que des banquiers, dans plusieurs établissements, y ont participé. Ce n’est pas, comme dans le cas de Kerviel à la Société Générale, le fait d’un seul individu, ni même, comme dans celui de Madoff, d’une famille, mais bien une corporation, des banquiers appartenant à des services différents et à des entreprises différentes qui se sont prêtés à ces dérives. En ce sens, cette fraude ressemble à ces affaires de corruption qui engagent toujours un très grand nombre d’acteurs : ceux qui agissent, ceux qui savent et ne réagissent pas, ceux qui devinent mais ne veulent surtout pas savoir.

Cette affaire révèle également une faiblesse des contrôles. Comment se fait-il que personne au sein des institutions chargées de gérer cet indice, et d’abord de la très puissante et très respectable association des banques britanniques, à l’origine du Libor, n’ait tiré le signal d’alarme ?

Elle révèle, enfin, une véritable culture du contournement de l’esprit de la loi non pas seulement dans une entreprise, mais dans toute la profession.

Il est vrai que rien, sinon le bon sens et le respect des principes, n’interdisait aux traders de rechercher des informations auprès de leurs collègues chargés de fournir des données aux gestionnaires du LIBOR. Mais ils l’ont fait. Et le plus étonnant est que l’on peut assez facilement dater le début de cette dérive, à la veille de la chute de Lehman’s Brother lorsque les banques ont commencé à se méfier les unes des autres et que le taux interbancaire s’est mis à évoluer de manière erratique. Faute de pouvoir l’anticiper, comme ils le faisaient traditionnellement, avec un simple calcul prévisionnel, les traders sont allés interroger leurs collègues. Puis, certains les ont convaincus de modifier les taux, pour sauver la réputation de leur banque et améliorer les rendements des fonds qu’ils géraient. Un des banquiers licenciés en 2010 a d’ailleurs évoqué devant le juge des conversations qu’il avait eues avec des gestionnaires de fonds qui lui avaient réclamé d’intervenir sur le LIBOR.

Tous ces banquiers l’ont fait pour s’enrichir, et ils se sont enrichis d’autant plus facilement que leurs rémunérations sont indexées sur les performances des fonds qu’ils gèrent, mais ils l’ont également fait pour satisfaire les attentes du management, d’un mode de gouvernance des entreprises qui fait de la performance le principal indicateur de succès et ne se préoccupe absolument pas du respect des règles, des lois, des principes. Tous les banquiers qui ont participé à cette fraude ne sont pas des voyous, beaucoup se jugent probablement tout à fait honnêtes et le sont dans leur vie quotidienne, mais le système de valeur des banques, système matérialisé dans tout un ensemble de pratiques, mesure des performances, rémunérations… ce système les amène à ne plus faire la différence entre ce qu’il est convenable de faire et ce qu’il convient de ne pas faire.