Le libre échange : une histoire de containers?
Le
libre-échange quitte rarement les unes de la presse. Soit qu’on le voue aux
gémonies comme font tous les partisans plus ou moins honteux du
protectionnisme, soit qu’on souhaite l’étendre un peu plus encore, comme font
les libéraux et comme promettaient de le faire il y quelques jours encore Américains et Européens
dans le cadre des négociations sur ce nouveau Traité dont on a beaucoup parlé
puisqu’il a amené la France à s’opposer à ce que l’on touche à l’exception
culturelle.
Si
partisans et adversaires du libre-échange s’opposent sur bien des points, ils
ont un point d’accord : le libre-échange est affaire de traités, de
négociations commerciales, c’est, en un mot, l’affaire des diplomates. Or, un
papier récent, il a été publié en février dernier, invite à en douter : Estimating
the Effects of the Container Revolution on World Trade. Ses auteurs, deux économistes
de l’université de Nottingham et un de leurs collègues suédois de l’Université
de Lund, suggèrent que l’explosion du commerce international de ces trente
dernières années est moins liée à ces accords et traités qu’à une innovation
technique : l’invention du container. C’est cette invention que je
voudrais vous raconter ce matin et l’impact que leur thèse, si elle est
vérifiée, pourrait avoir sur notre perception du libre échange.
Une belle histoire : l’invention du container
On prête en général à un transporteur américain, un certain Malcom
McLean, l’invention du container et on la date de 1956. En fait, son invention
est plus ancienne, elle date des années trente lorsque les compagnies de chemin
de fer britanniques et françaises ont commencé à transporter des marchandises
dans de grandes boites métalliques, une technique que les Américains ont
reprise lors du débarquement. Mais c’est en 1956 que le container moderne prend
véritablement naissance. Cette année là, un transporteur routier qui avait commencé
sa carrière avec un camion d’occasion et était devenu n°2 dans son métier, un
certain Malcom McLean, décide d’acheter un navire pour transporter ses camions
du nord au sud des Etats-Unis par la mer. Son idée initiale est d’échapper aux
encombrements routiers de plus en plus fréquents et d’économiser du carburant
et du temps de chauffeur. Très vite, il découvre qu’il est un peu stupide de
transporter tout le camion, chargement et tracteur, qu’il suffit de déposer sur
le navire le chargement dans de grandes boites, les containers, que des
tracteurs vont, une fois arrivés au port, transporter jusqu’à leur destination
finale.
Ainsi racontée l’histoire est jolie, mais elle n’est pas
complète. Pour que ces containers puissent effectivement révolutionner le
transport, il fallait encore qu’ils soient normalisés, qu’ils soient tous à la
même taille pour que partout dans le monde, installations portuaires,
transporteurs routiers et ferroviaires puissent les manipuler sans souci. Cette
normalisation s’est mise en place au tout début des années soixante. Il fallait
également que les installations portuaires, les matériels de manutention, de
stockage, les grues, les entrepôts, les navires s’adaptent, ce qui a pris
quelques années.
C’est en 1966 que les premiers transports en containers ont
traversé l’Atlantique. Depuis, cette technique qui peut paraître basique, a
complètement bouleversé le commerce international. La containerisation a
conduit à la concentration du fret sur quelques grands ports, favorisé le
développement de navires de plus en plus imposants et réduit massivement les
temps de chargement et de déchargement : on a calculé qu’elle a supprimé
une douzaine d’opérations qui prenaient beaucoup de temps et faisaient que les
deux-tiers du temps productif d’un navire était consacré aux opérations
portuaires. Résultat : les navires restent moins longtemps au port, ils
naviguent plus, font plus de rotations, d’où une diminution massive des coûts
et une croissance très rapide des volumes transportés.
Je ne voudrais pas donner
trop de chiffres, mais en voici deux qui illustrent la véritable révolution que
cette innovation somme toute banale introduisit :
- le temps de transport entre l’Europe et l’Australie est passé de 70 à 34 jours,
- il y avait en 2003 11 millions de containers, il y en avait six ans plus tard, 19 millions.
A tout cela il convient d’ajouter des avantages annexes,
comme la diminution des dégradations en cours de transport et des vols, très
fréquents autrefois, qui a entraîné une baisse importante des polices
d’assurances. Tout cela a
joué un peu partout dans le monde mais surtout dans les pays du Nord qui
avaient des infrastructures, routes, ports, voies ferrées capables de
l’exploiter pleinement.
On remarquera, incidemment, deux effets inattendus de cette
révolution technique :
- On aurait pu s’attendre à ce que l’explosion du commerce international entraîne une croissance rapide des effectifs de dockers. Or, on le sait, c’est tout le contraire qui s’est produit grâce, justement, à ces économies d’échelle et à de formidables gains de productivité : en une heure de travail, on transborde quarante fois plus de fret avec des containers qu’avec les systèmes classiques. Ce qui invite à prendre avec prudence toutes les projections de créations d’emplois basées sur une extrapolation des prévision de croissance d’une activité.
- Bien loin de tuer les formes traditionnelles de transport, il semble que le développement de la containerisation ait favorisé le développement du transport de produits que l’on ne peut pas ranger dans ces grandes boites. C’est le cas de l’automobile. Le transport en containers des pièces détachées a, semble-t-il, favorisé celui des automobiles elles-mêmes. C’est, en tout cas, une des conclusions de l’étude des trois économistes que je citais au début de cette chronique.
Un nouveau regard sur le commerce mondial
L’idée que la technologie a joué un rôle déterminant dans le
développement du commerce n’est pas nouvelle. Dans les années soixante, Robert Fogel,
un spécialiste de l’histoire économique récemment décédé, a montré le rôle du
chemin de fer dans le développement des échanges en Amérique du Nord et,
depuis, plusieurs auteurs ont mis en évidence celui du chemin de fer et des
bateaux à vapeur dans ce que l’on a appelé la première mondialisation, celle
qui a vu exploser le commerce mondial à la fin du 19ème siècle à
1914. De la même manière Paul Krugman avait souligné le rôle des containers
dans la globalisation de
ces dernières années. L’originalité de Daniel M. Bernhofen et des deux autres auteurs
de l’article que je citais en début de chronique est d’avoir entrepris de
mesurer, quantifier cet impact. Ce qui leur permet de montrer que cette
révolution technique a plus compté dans le développement du commerce
international que l’action de l’OMC et que les accords du GATT. La meilleure
preuve en est sans doute que le commerce international a progressé bien plus
que ne le laissaient supposer les baisses des taxes douanières qui sont, comme
toute, restées modérées : elles n’ont diminué depuis les années soixante
que d’à peu près 11% et ces diminutions ont surtout eu lieu avant les années 80
alors que la globalisation s’est accélérée dans les décennies qui ont suivi.
Ces résultats sont doublement intéressants. Ils permettent,
d’abord, de mieux comprendre la globalisation qui ne se limite pas à la baisse
des taxes douanières mais qui est allée avec une profonde réorganisation de
l’industrie autour de ce que les managers appellent la chaine globale de
valeur. Sans entrer dans des détails qui seraient un peu fastidieux, disons
tout simplement que l’on a assisté, grâce notamment à ces progrès dans
l’industrie logistique, à une réorganisation de l’industrie autour d’un modèle
basé sur une segmentation très fine des processus de production qu’illustrent
bien les industries de l’informatique mais aussi du textile ou du jouet.
Quiconque a regardé l’intérieur de son ordinateur sait que
c’est l’assemblage de pièces qui viennent d’un peu partout dans le monde. Mais
l’exemple le plus insolite est sans doute la poupée barbie, cette poupée que
l’on offre aux enfants pour leur anniversaire. Elle est fabriquée dans sept
pays différents : le design et le moule sont américains, la résine
japonaise, les vêtements sont cousus en Malaisie, les cheveux viennent de Chine
et des Philippines et l’ensemble est assemblé en Indonésie avant d’être expédié
aux quatre coins du monde. Ce modèle n’est envisageable que parce que des coûts
de transport très faibles permettent cette organisation complexe mais
terriblement efficace puisqu’elle offre à Mattel, son fabricant, une parfaite
flexibilité : il peut à tout moment changer d’usine, aller là où il
trouvera les meilleures conditions, les meilleures technologies…
Ces résultats suggèrent également, et c’est leur principal
intérêt sur un plan politique, que la globalisation sera difficilement
réversible. Un pays peut tenter, pour se protéger, de mettre des barrières à
ses frontières, il peut augmenter ses taxes douanières, il y a peu de chance
que ce soit efficace, que cela affecte profondément une globalisation qui a
restructuré la géographie économique, celle des ports et des infrastructures
mais aussi celle des entreprises avec cette segmentation de la production dont
je parlais à l’instant. On peut revenir sur des accords et des traités, il est
beaucoup plus difficile de revenir sur une innovation technique.
Remettre l’idéologie à sa place
Les partisans d’un protectionnisme plus ou moins mesuré
associent en général la montée du libre-échange à l’action des partisans du
libéralisme qui auraient imposé leurs vues et fait de l’OMC, l’organisation
mondiale du commerce, une arme pour atteindre leurs fins. Les analyses qui font
la part belle au développement du transport par containers invitent à revoir
cette thèse. Si l’idéologie a joué son rôle, il n’est pas celui qu’on lui prête
d’ordinaire. Avec ou sans OMC, les choses se seraient faites.
Réévaluer le rôle de l’innovation dans la globalisation
n’est pas sans avantage. Cela invite à s’interroger sur ce qu’il faut faire
face à la mondialisation s’il est vrai que les mesures protectionnistes
promettent d’être de peu d’effet. Deux pistes s’imposent à l’esprit. La
première est, tout simplement, d’être ricardien, je veux dire de s’appuyer sur
les thèses de Ricardo, cet économiste britannique du 19ème siècle
qui fit la théorie de l’avantage comparatif des nations. En clair, cela veut
dire investir, développer les activités dans lesquelles on bénéficie d’un
avantage comparatif, dans lequel on est pour des motifs géographiques,
historiques, de hasard éventuellement, bien placés dans la compétition
internationale.
Tout cela peut paraître très abstrait, mais c’est en fait
très concret. Je voyais ce week-end un joli reportage sur la cinq, je crois,
sur la pâtisserie d’où il ressortait que nos pâtissiers étaient les meilleurs
au monde et que leur talent était reconnu partout, aux Etats-Unis, en
Grande-Bretagne, au Japon. Et l’on apprenait au détour de ce documentaire que
les trois ingrédients du succès étaient : des produits de grande qualité
que l’on ne trouve pas facilement ailleurs, un goût de la perfection assez
japonais et un plaisir de l’innovation, ce qui faisait la différence avec,
justement, les Japonais qui ont tendance, expliquait le commentaire, à répéter
une recette lorsqu’ils l’ont mise au point.
On pourrait y ajouter un autre facteur : la
compétition, la concurrence. Il y a en France beaucoup de pâtissiers de talent
qui se font émulation. Et puisque je parlais du Japon, cette concurrence
interne fut l’un des moteurs de son succès. Souvenons-nous, il n’y avait pas un
mais quatre ou cinq fabricants de photocopieurs qui se battaient sur marché
japonais avant d’aller conquérir les marchés mondiaux. On retrouve la même
chose dans les pays émergents, en Thaïlande, par exemple, pays qui a trusté la
fabrication des disques durs informatiques, et ceci dans une grande entreprise
mais dans une myriade d’entreprises installées à proximité les unes des autres
dans ce qu’on appelle un cluster, qui parce qu’elles se font concurrence sont
toujours à l’avant-garde de l’innovation.
Cette stratégie industrielle est exactement l’inverse de celle
des champions nationaux que nous avons si longtemps poursuivie, qui nous a
permis de construire quelques très belles entreprises qui se portent très bien
mais dont les espaces de croissance sont hors de France, en Chine, au Brésil,
en Inde, ce qui ne nous aide pas à lutter contre le chômage.
Si j’ai choisi pour exemple la pâtisserie, c’est pour
montrer qu’à l’inverse de ce que nous disent trop souvent politiques et
journalistes, l’innovation n’est pas réservée aux technologies nouvelles. Les
containers qui nous ont accompagné tout au long de cette chronique en sont un
bel exemple : quoi de plus simple, de plus évident qu’une boite
métallique, une grosse malle en somme que l’on conçoit de manière à pouvoir la
transporter sur un navire, un camion ou un train ?
Les innovations les plus importantes, celles qui
transforment le plus notre monde ne sont pas forcément les plus sophistiquées,
les plus brillantes, celles qui demandent le plus d’intelligence et de calcul.
Ce sont celles qui, tel le container, assurent des gains de productivité
massifs, suscitent des myriades d’autres innovations, que l’on pense à tout ce
qu’il a fallu dépenser d’énergie pour faire évoluer les navires, les grues, les
systèmes de manutention…
Nous sommes partis d’un objet insignifiant, un container,
pour arriver à des considérations sur le libre-échange, l’innovation, la
politique industrielle. Ainsi va l’économie…
3 Comments:
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