Les chroniques économiques de Bernard Girard

27.5.13

Le Japon sort de la déflation


Le Japon retrouve la confiance dans l’avenir après 15 ans de déflation, de déprime et d’atonie. Tout cela grâce, semble-t-il, aux décisions de leur nouveau premier ministre en matière économique et monétaire. De quoi y regarder de plus près, surtout en ces périodes de récession en Europe. Le Japon peut-il devenir un exemple pour l’Europe comme le suggèrent plusieurs titres de journaux ? C’est ce que nous allons voir, mais avant quelques mots sur la situation au Japon ces dernières années et sur les politiques mises en place par l’équipe arrivée au pouvoir en décembre 2012 sous la direction de Shinzo Abe.

Une longue maladie de langueur
Le Japon est resté dans nos mémoires comme le pays qui a réussi à s’imposer dans les années 70 et 80 comme une puissance industrielle de tout premier rang. Ses produits se sont imposés partout dans le monde. On ne voyait que des produits « made in Japan », appareils photographiques, photocopieurs, matériels informatiques… puis dans les années 90 le pays semble s’être assoupi victime de cette étrange maladie que l’on appelle déflation. Les prix ont commencé de baisser et ce qui peut paraître à première vue bénédiction est en réalité catastrophe : des consommateurs qui s’attendent à des baisses de prix retardent leurs achats, les industriels réduisent leur production, la croissance piétine, recule, le chômage augmente.

A l’origine de tout cela, il y a l’excès d’investissement des années 80 lié à des taux d’intérêt très faibles qui permettaient de s’endetter pour consommer et pour acheter des actions dont le cours montait du coup très vite. Inquiet de cette bulle, le ministère de l’économie et des finances de l’époque a augmenté fortement les taux d’intérêt. Le marché s’est alors retourné. Les cours de la bourse se sont effondrés, banques et compagnies d’assurances se sont retrouvées avec des paquets de mauvaises dettes. Des banques ont disparu, des entreprises ont fait faillite, d’autres se sont regroupées. Les industriels et les particuliers qui empruntaient massivement pour financer leurs activités et leur consommation se sont remis à épargner. A tant épargner que le Japon s’est retrouvé dans une situation de langueur qui a duré une vingtaine d’années. Les prix de la terre, le cours des actions qui avaient prodigieusement augmenté dans les années 80 ont chuté lourdement, incitant les Japonais à épargner plus encore, ce qu’ils ont fait d’autant plus volontiers qu’ils ont beaucoup vieilli : les plus âgés épargnent plus et empruntent en général moins que les plus jeunes.

Tout ceci au moment même où le grand adversaire asiatique du Japon, l’autre grande puissance de la région, la Chine, montait en puissance au point de rattraper puis dépasser dans les classements internationaux le Japon.

Une double réaction économique et patriotique
Mais revenons à la période la plus récente.

C’est à un véritable sursaut patriotique que Shinzo Abe doit sa récente élection à la tête du gouvernement japonais. Tout son programme électoral, celui qui l’a fait élire premier ministre, est, en effet, marqué par ce patriotisme qui le ferait situer, sur notre échiquier politique, quelque part entre la droite décomplexée et l’extrême-droite. En témoignent ces quelques mots extraits de sa notice Wikipedia :
Abe prend pour slogan « Remettre sur pied le Japon et mène campagne essentiellement sur les questions de sécurité et de politique étrangère, qui restent ses principaux chevaux de bataille et le font une nouvelle fois présenter dans les médias nationaux ou internationaux comme un « faucon » : il place la relation nippo-américaine au centre de son projet de politique étrangère (…) relance son objectif ancien de révision de la Constitution du Japon afin de reconnaître le statut d'« armée conventionnelle » aux Forces japonaises d’autodéfense, envisage d'augmenter le budget de la défense et prône une attitude ferme dans les conflits territoriaux opposant le Japon à ses voisins, surtout avec la République populaire de Chine sur les îles Senkaku.
Belliciste, faucon, partisan de la manière forte avec la Chine, brutal, donc, Abe se situe bien très à droite sur l’échiquier politique. S’il a été élu, c’est que son programme correspondait aux attentes des Japonais que les progrès rapides de la Chine exaspèrent. Le Japon a dû concéder en 2010 à la Chine son titre de deuxième puissance économique mondiale. Et comme un malheur ne vient jamais seul son PIB était toujours fin 2012 inférieur à ce qu'il était il y a cinq ans et sa dette publique équivalait à 230% du PIB. Ce à quoi il convient d’ajouter que les salaires reculent et que la population vieillit et rétrécit inexorablement : elle devrait, d’après les dernières estimations des démographes  perdre 1 million de personnes par an d'ici à 2060 pour retomber à 87 millions d'habitants.

Expansion monétaire et lutte contre le protectionnisme
Depuis qu’il est élu, Shinzo Abe n’a rien renié de ses postures patriotiques, certaines déclarations de ses partisans qui font la une de la presse mondiale en témoignent régulièrement, mais il a également mis en place une politique économique qui semble donner de premiers fruits.

Le problème majeur de l’économie japonaise est la déflation, la meilleure solution pour la combattre est donc de recréer des anticipations de l’inflation. Dit autrement : il s’agit d’amener les Japonais à renouer avec la consommation, d’anticiper leurs achats de peur de voir les prix augmenter. Ce qu’on appelle aujourd’hui au Japon et ailleurs l’Abeconomics.

Pour ce faire, Shinzo Abe et son équipe ont commencé par changer de politique monétaire. Et quoi de mieux, pour cela que de changer de gouverneur de la banque du Japon. Le gouverneur en place pensait que le déclin du Japon était, pour l’essentiel, lié à des phénomènes démographiques. Que la politique monétaire ne pouvait rien changer. Il le pensait d’autant plus que la Banque centrale du Japon avait mis en œuvre des outils classiques à sa disposition : baisse des taux d’intérêt, expansion de la masse monétaire sans succès. Le nouveau gouverneur qu’a fait nommer Shinzo Abe a annoncé un assouplissement de ses règles que le journal Les Echos a qualifié de « viril » pour mieux en souligner la force, voire la brutalité.

Ce programme a incité les banques à prêter plus facilement aux entreprises et aux particuliers. Il a par ailleurs mené une politique volontariste de baisse du cours du Yen pour faciliter les exportations. Il a, enfin, annoncé que la banque visait un taux d’inflation de 2%. Tout un programme carré, solide, brutal qui a convaincu les opérateurs financiers qu’il allait décidément se passer quelque chose au Japon. Et, de fait, les marchés financiers se sont rapidement mis au service de cette politique : ils ont contribué à faire baisser le cours du Yen sur les marchés internationaux et comme cette baisse du Yen était annonciatrice de meilleurs résultats à l’exportation, la hausse des cours du Nikkei a suivi. Si bien suivi qu’il a aujourd’hui rejoint le Dow Jones dans ce qui apparaitra peut-être demain comme une nouvelle bulle boursière.

Par ailleurs, le gouvernement s’est endetté un peu plus encore pour lancer un programme de grands travaux qui créent des emplois et de l’activité. On est exactement  aux antipodes du raisonnement qui domine actuellement en Europe mais il semble que cela donne de bons résultats. Les dirigeants japonais ont parié sur un cercle vertueux d’un genre nouveau : la hausse des prix augmente les revenus des entreprises, facilite les hausses de salaire qui, combinées à des anticipations d’inflation, incitent à la consommation tandis que la baisse du Yen favorise les exportations.

Pour mener cette politique, ils ont bénéficié de la complicité, ou si l’on préfère de la complaisance des marchés financiers. Il n’est pas sûr que cette bienveillance leur soit aussi utile pour l’emporter sur l’autre pan de leur projet économique : la modernisation des secteurs de l’économie japonaise restés traditionnels, à commencer par l’agriculture que tout un ensemble de règles et de réglementations protège de la concurrence internationale. Et ceci aux dépens des consommateurs japonais qui paient leur riz très cher (exemple : les règles de l’OMC imposent au Japon d’importer au moins 8% de sa consommation de riz. Ce qu’il fait, mais ces importations ne sont pas mises immédiatement sur le marché mais conservées en silos pendant de longs mois). Il sera probablement beaucoup plus difficile de convaincre les agriculteurs, souvent vieillissants et sans autre revenus, d’abandonner leur ferme.

Des résultats rapides
Ce qui frappe le plus, lorsque l’on regarde les chiffres est la rapidité avec laquelle cette politique a donné des résultats. En moins de six mois, le Yen a été dévalué de 20%. Les exportations ont augmenté de près de 4%. Les constructeurs automobiles ont vu leurs ventes aux Etats-Unis suffisamment augmenter pour que cela ait un impact sur leurs bénéfices. Les cours de la bourse ont explosé, (+46% en quelques mois) créant chez tous les possesseurs d’actions un sentiment d’enrichissement favorable à la consommation. La croissance s’est raffermie, la consommation des ménages a augmenté de près de 1%. Les salaires n’ont pas encre augmenté, mais cela ne saurait tarder. Tous les indicateurs ou presque sont donc au beau fixe.

Ce retournement est-il du à la politique du gouvernement Abe et à elle seule ? Certains experts en doutent, pensant que celle-ci n’a pu qu’accompagner, aiguillonner un mouvement de rebond qui aurait eu lieu de toutes manières. Vrai ? Faux ? Difficile de le dire. Reste que ces premiers bons résultats ont permis au ministre de l’économie, Akira Amari, de dire que la politique économique choisie par l’équipe Abe, commençait à porter ses fruits.

Une politique qui, à en croire Nicholas Crafts, un économiste britannique qui s’est longuement penché sur le déclin de l’économie britannique, n’est pas complètement nouvelle. C’est celle qu’aurait menée dans les années trente la Banque d’Angleterre. Avec pour résultat une croissance de 4% l’an de 1933 à 1936. La possibilité d’accéder facilement au crédit permit une augmentation rapide des mises en construction de nouveaux logements. En trois ans, le nombre de britanniques qui avaient emprunté pour s’acheter une maison a pratiquement doublé. Des maisons à des prix devenus abordables. Tout cela n’a,  été pratiquement multiplié par deux. Tout cela n’a, été possible que parce que la banque d’Angleterre tout comme la banque du Japon, doit in fine obéir aux injonctions du pouvoir politique.

Un modèle pour l’Europe ?
Ces succès ont naturellement donné à quelques uns des idées. Pourquoi l’Europe ne ferait-elle pas de même. Pourquoi ne stimulerait-elle pas son économie en facilitant le crédit, en dévaluant l’euro, en relançant la consommation ?

Avant de souligner ce qui distingue le Japon de l’Europe, il convient de signaler que l’expérience d’Abe est loin d’être achevée, que tous les indicateurs ne sont pas encore au beau fixe, que les investissements des entreprises n’ont pas repris alors que le retour annoncé de l’inflation et l’augmentation de la dette publique risquent à court ou moyen terme d’augmenter fortement le coût d’une dette pour l’essentiel détenue par des banques japonaises. La chute du Yen baisse le coût des produits japonais sur le marché mondial, ce qui est bon pour les exportations, mais elle augmente celui des importations. Or le Japon est très dépendant de l’extérieur notamment en matière d’énergie. Ce que les ménages gagnent d’un coté, ils risquent de le perdre de l’autre. S’ils consomment plus pour se chauffer, c’est autant qu’ils ne mettront pas dans d’autres achats. C’est toute la politique de relance par la consommation qui pourrait s’en trouver menacée.

Il faut également souligner qu’Abe a fait ce qui était sans doute le plus facile, au moins électoralement, dans son programme. La troisième partie, la troisième flèche pour reprendre la métaphore des trois flèches qu’il utilise pour décrire sa politique, la partie modernisation de l’économie japonaise, la dérégulation des activités protégées, notamment de l’agriculture, est loin d’être amorcée. Or, sans elle, il n’est pas certain qu’il puisse gagner son pari.

Disons, pour faire simple, qu’il a gagné une première bataille mais qu’il est loin d’avoir gagné la guerre. Ce qui invite à prendre ses premiers résultats avec prudence.

Mais venons-en à l’essentiel : cette politique peut elle être copiée en Europe ?  Ce n’est pas évident pour plusieurs motifs :
  •          les gouvernements n’ont pas, d’abord, le pouvoir de faire changer la banque centrale européenne de politique. On peut le regretter, reste qu’elle est indépendante et ne se fait dicter sa conduite par personne,
  •          le marché européen n’est pas le marché japonais : l’essentiel des exportations des pays européens se fait au sein même de l’Europe (60% des exportations allemandes se font dans la zone UE). Une dévaluation de l’euro n’aurait donc pas les mêmes effets d’entraînement qu’une dévaluation du Yen,
  •           plus peut-être encore que le Japon, l’économie européenne a besoin de se recentrer sur des produits à haute valeur ajoutée. Une politique de l’euro fort pousse les entreprises dans ce sens, comme le montre bien l’exemple de l’Allemagne, une politique de l’euro faible ne ferait que retarder cette mutation,
  •           enfin cette politique ne pourrait être menée que si tous les Etats européens y étaient favorables or, on sait que le plus puissant, l’Allemagne s’y oppose.

Reste que l’exemple japonais devrait inciter les responsables politiques, les banquiers centraux à faire preuve de plus de souplesse. On sait maintenant que l’austérité imposée à a Grèce, au Portugal, à l’Espagne a été contre-productive, que bien loin de réduire la dette des pays, elle n’a fait que l’augmenter faute de recettes fiscales suffisantes. L’exemple japonais montre également qu’il ne suffit pas de mesures techniques, il faut également un choc psychologique qui redonne confiance aux citoyens. Il semble qu’Abe ait su le créer en développant un récit plausible du retour à la prospérité, ce cercle vertueux dont je parlais un peu plus tôt. Créer ce choc psychologique sera sans doute le plus difficile en Europe.