Les hautes rémunérations dans le privé ne seront pas réglementées, et c’est bien dommage
Pierre
Moscovici a choisi de ne pas légiférer sur les hautes rémunérations dans le
secteur privé, préférant à une loi l’autorégulation. Faut-il le dire, cette décision,
qui n’est, semble-t-il, pas encore définitive, a suscité des mouvements divers
à gauche, et pas seulement du coté du Front de Gauche. Beaucoup au Parti
Socialiste critiquent cette décision et reprochent au gouvernement d’avoir cédé
au chantage à la délocalisation des sièges sociaux du MEDEF et de l’AFEP,
l’association française des entreprises privées. Et ce n’est pas la charte de
déontologie que préparent ces deux organisations qui les rassurent. Comme le
dit Thierry Mandon, un député de l’Essonne, «Ce n'est pas la première fois que
l'histoire de la charte de déontologie sort du chapeau, il y a eu des
précédents, ces précédents, ils ont donné des cacahuètes, nous veillerons à ce
qu'il n'en soit pas de même cette fois». Cette décision est, en effet, étrange
et contestable. D’autant plus contestable qu’elle n’aurait, au pire, concerné
que quelques centaines peut-être de dirigeants des grandes entreprises cotées. On
estime, en général qu’un millier de dirigeants seraient affectés par la taxe à
75% sur les rémunérations annuelles supérieures à 1 millions d’€. Cela ne
représente pas des bataillons très importants. Mais avant d’entrer dans le
détail, quelques éléments factuels.
Les rémunérations des dirigeants
L’AMF, l’Autorité des Marchés financiers, publie chaque
année un rapport dans lequel elle analyse les rémunérations des dirigeants des
entreprises cotées, présidents directeurs généraux, présidents de directoire,
directeurs généraux et gérants de sociétés du CAC 40.
A la lecture de ces chiffres trois éléments
apparaissent :
- il y a des écarts significatifs entre les mieux et les moins payés de ces dirigeants. Pour ne prendre que les chiffres de 2011, les derniers disponibles, les rémunérations du premier quartile, du premier quart, si l’on préfère de la population étudiée (les dirigeants d’une soixantaine d’entreprises, se situaient entre 630 000 € et 1 million, tandis que ceux du dernier quartile se situait entre 2 millions et 10 millions, soit de 3 à 10 fois plus ;
- ces rémunérations n’ont cessé de progresser depuis 2009 dans toutes les catégories, alors que celles des salariés n’ont pas ou peu progressé ;
- ces rémunérations sont beaucoup plus élevées que celles des dirigeants des sociétés publiques qui sont plafonnées à 450 000€ l’an.
En période de crise, ces évolutions peuvent paraître surprenantes
pour ne pas dire choquantes. Mais entrons un peu plus dans le détail. La
composition des rémunérations des dirigeants varie d’une entreprise à l’autre,
mais on retrouve à peu près partout les mêmes éléments :
- un salaire de base,
- des bonus,
- des actions ou options sur des actions qui consistent à donner au dirigeants la possibilité de revendre au bout de quelque temps des actions offertes ou achetées en général à un prix très avantageux, ce qui leur permet, pour peu que le cours de l’action ait progressé de s’enrichir rapidement,
- des primes de départ,
- et des retraites supplémentaires.
Tous ces éléments sont en théorie conçus pour inciter les
dirigeants à faire des efforts, à améliorer les performances de l’entreprise
qu’ils pilotent. Performances en général mesurées dans les entreprises cotées
par le cours de la bourse, ce qui est un indicateur trompeur. Dans les périodes
fastes, tous les cours montent que les entreprises aient amélioré leurs
performances ou pas.
Ces rémunérations irritent, on le sait, les Français. C’est
moins leur montant ou leur efficacité discutable qui agacent que la progression
de ces rémunérations dans des entreprises qui bloquent les salaires et
licencient massivement au nom de ces performances. Nous sommes habitués à voir
des sportifs, des comédiens gagner des sommes considérables sans que cela nous
choque particulièrement. Mais dans le cas des chefs d’entreprise, il en va
autrement.
Comment expliquer ces hautes rémunérations ?
On le devine les économistes se sont intéressés à ces
questions. La littérature sur le sujet est très abondante et, en général,
plutôt complaisante à l’égard de ces hautes rémunérations. Plusieurs arguments
ont été avancés pour les justifier.
On a expliqué que des entreprises de plus en plus grosses,
de plus en plus importantes, demandaient pour les diriger des compétences
exceptionnelles qui sont très rares. Si l’on veut attirer, il convient de les
rémunérer à la hauteur de leur valeur.
On a également expliqué que ces hautes rémunérations étaient
liées aux performances et légitimes dés lors que celles-ci s’améliorent.
On a encore dit qu’il était normal de verser des
rémunérations très élevées aux dirigeants des entreprises en grande difficulté
puisqu’ils doivent prendre des décisions radicales, courageuses, fermer des usines,
abandonner des lignes de produit et que cela mérite récompense. Certains ont
même ajouté que les dirigeants qui acceptent de travailler dans ces entreprises
prennent des risques, celui, notamment, s’ils ne réussissent pas à retourner la
situation de perdre leur emploi et leur réputation. Et qu’il est normal de
rémunérer cette prise de risque.
Tous ces arguments ont, naturellement, fait l’objet de
contestations. Deux autres hypothèses, plus réalistes, ont été mises en
avant :
- les dirigeants qui reçoivent de si hautes rémunérations se comporteraient en prédateurs, ils agissent en bande avec les membres du conseil d’administration, leurs collègues du conseil de direction pour augmenter leurs revenus,
- les méthodes utilisées par les cabinets de conseil que les entreprises pour calculer les rémunérations seraient responsables de ces dérives.
Selon l’hypothèse que l’on retient…
Si je cite ces différentes explications, c’est que selon
celle que l’on retient ont abouti à des résultats très différents. Si l’on pense
que ces rémunérations sont liées à la rareté des candidats ou à leur capacité à
améliorer les performances des entreprises qu’ils dirigent, il n’y a pas de
motif d’y toucher. On peut naturellement opposer à cela que les performances
d’une entreprise sont collective, que tout le monde y contribue, et pas
seulement les dirigeants. On peut également ajouter que rien ne prouve que la
direction de ces méga-entreprises demande des compétences exceptionnelles. Le
risque que les grandes entreprises cotées périclitent du fait du départ de
quelques dirigeants est faible. Dans tous les comités de direction, il y a des
candidats au remplacements de ceux des dirigeants qui voudraient partir.
Si l’on pense que la distribution d’actions ou de
stock-options est une bonne manière d’inciter les dirigeants à faire des
efforts, il faut laisser aux actionnaires le soin d’en décider, ce qui suppose
qu’ils soient informés des rémunérations versées aux dirigeants, ce qui n’est
pas forcément le cas.
Si l’on pense, à l’inverse, que ces dirigeants sont
simplement des prédateurs qui s’enrichissent aux dépens des actionnaires et des
salariés, il convient d’introduire de nouvelles règles et de légiférer.
Si, enfin, on est sensible aux faiblesses des outils
utilisés pour calculer ces rémunérations, alors il convient d’agir pour les
faire évoluer. Il y a là, bien sûr, beaucoup de grain à moudre. L’un des outils
le plus utilisé est une comparaison des rémunérations du dirigeant d’une
entreprise et le salaire médian des dirigeants d’entreprises comparables. Ce
qui incite, naturellement, à augmenter les rémunérations de tous ceux qui sont
en dessous. Et dés lors qu’on les augmente, qu’on les rapproche du salaire
médian, celui-ci augmente.
On retrouve tous ces mécanismes où se mêle mauvaise foi,
habileté à négocier ses rémunérations, faiblesse des outils, dans les
justifications que la littérature économique donne des indemnités de départ qui
font de temps à autre la une de l’actualité. On explique, par exemple, que le
conseil d’administration peut être tenté de se séparer d’un dirigeant si ses
résultats ne sont pas à la hauteur des attentes alors même que ceux-ci sont
liés à la conjoncture, au marché… un indemnité élevée les amène à y réfléchir à
deux fois.
D’autres auteurs ont également expliqué que ces indemnités
de départ pouvaient inciter les dirigeants qui en savent plus sur l’état de la
situation de l’entreprise que les membres du conseil d’administration à donner
rapidement les mauvaises nouvelles, devraient-elles même conduire à leur
éviction : une indemnité de départ généreuse peut soigner bien des
blessures d’amour propre.
On aimerait que ces arguments soient également utilisés pour
les salariés ordinaires, mais ce n’est évidemment pas le cas.
La loi ou l’impôt
Pierre
Moscovici a donc choisi de faire confiance aux capacités d’autorégulation du
patronat. Choix audacieux et probablement inefficace. On voit mal comment le
MEDEF ou l’AMF pourraient, le voudraient-elles même, imposer à des entreprises un
plafond aux rémunérations de leurs dirigeants.
Faire
confiance aux actionnaires n’est guère plus probant. Ne serait-ce que parce que
le pouvoir dans les conseils d’administration est en général contrôlé par des
groupes dont les dirigeants sont également intéressés à ce que ces
rémunérations restent élevées. La Grande-Bretagne a fait de gros efforts pour
mieux informer les actionnaires des rémunérations des dirigeants. Cela n’a rien
changé sinon quelques protestations sans effets dans les Assemblées Générales.
La loi
ne va pas forcément de soi, non plus. Légiférer suppose de définir un mode de
calcul du plafond. Dans le cas des entreprises de service public, il a été
décidé que ce plafond correspondrait au salaire moyen des personnels les moins
bien payés multiplié par vingt, ce qui donne ce chiffre de 450 000€. On imagine
les protestations des dirigeants. Une autre manière de faire serait de proposer
une transformation des conseils d’administration qui décident des rémunérations
des dirigeants et sont donc les premiers responsables de ces dérives. Une
solution serait de confier le calcul de ces rémunérations à des administrateurs
indépendants associés avec des représentants des salariés pour peu que ceux-ci
soient acceptés dans ces conseils, ce qui relève de la loi. Encore faudrait-il
que ces administrateurs indépendants ne se fient pas aux seuls travaux des
cabinets spécialisés dont les outils ont souvent contribué à ces hausses.
Le plus
simple serait, cependant, d’agir par l’impôt. Imposer ces rémunérations de
telle manière que les dirigeants n’aient pas intérêt à les voir augmenter pour
aussitôt en reverser l’essentiel au fisc. On peut d’ailleurs penser que ce sont
les baisses d’impôts sur les salaires les plus élevés qui ont contribué, aux
Etats-Unis mais aussi en Grande-Bretagne, à faire exploser ces rémunérations. Le
taus supérieur d’imposition était jusqu’au début des années 70 de 70 à 80% dans
ces deux pays avant de tomber à 30%/ Autant dire que le principal frein à
l’explosion de ces salaires a disparu. Et comme les dirigeants des entreprises
européennes prennent les Etats-Unis comme exemple, les leurs ont suivi.
Les 75%
d’impôt sur les revenus les plus élevés promis par François Hollande auraient
été une bonne manière de ramener ces rémunérations à des niveaux plus
acceptables. Mais dans sa dernière mouture, ce sont les entreprises qui
paieront cette taxe. Est-ce que cela peut les inciter à réduire les
rémunérations de leurs dirigeants ? on peut parier que tant que les
comités chargés de fixer les rémunérations n’auront pas été transformés, elles
feront tout pour déplaire aux PDG, DG et autres bénéficiaires de ces salaires
extravagants.
Pour conclure
En choisissant de confier aux dirigeants des grandes entreprises
le soin de s’autoréguler, Pierre Moscovici a peut-être voulu calmer le jeu
alors que les patrons sont en campagne électorale pour remplacer à la tête du
MEDEF Laurence Parisot. Ce n’est certainement pas la meilleure solution pour
agir sur ces rémunérations qui contribuent plus que tout autre phénomène à
creuser les inégalités dans nos sociétés.
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