Les chroniques économiques de Bernard Girard

4.6.13

Les hautes rémunérations dans le privé ne seront pas réglementées, et c’est bien dommage


Pierre Moscovici a choisi de ne pas légiférer sur les hautes rémunérations dans le secteur privé, préférant à une loi l’autorégulation. Faut-il le dire, cette décision, qui n’est, semble-t-il, pas encore définitive, a suscité des mouvements divers à gauche, et pas seulement du coté du Front de Gauche. Beaucoup au Parti Socialiste critiquent cette décision et reprochent au gouvernement d’avoir cédé au chantage à la délocalisation des sièges sociaux du MEDEF et de l’AFEP, l’association française des entreprises privées. Et ce n’est pas la charte de déontologie que préparent ces deux organisations qui les rassurent. Comme le dit Thierry Mandon, un député de l’Essonne, «Ce n'est pas la première fois que l'histoire de la charte de déontologie sort du chapeau, il y a eu des précédents, ces précédents, ils ont donné des cacahuètes, nous veillerons à ce qu'il n'en soit pas de même cette fois». Cette décision est, en effet, étrange et contestable. D’autant plus contestable qu’elle n’aurait, au pire, concerné que quelques centaines peut-être de dirigeants des grandes entreprises cotées. On estime, en général qu’un millier de dirigeants seraient affectés par la taxe à 75% sur les rémunérations annuelles supérieures à 1 millions d’€. Cela ne représente pas des bataillons très importants. Mais avant d’entrer dans le détail, quelques éléments factuels.

Les rémunérations des dirigeants
L’AMF, l’Autorité des Marchés financiers, publie chaque année un rapport dans lequel elle analyse les rémunérations des dirigeants des entreprises cotées, présidents directeurs généraux, présidents de directoire, directeurs généraux et gérants de sociétés du CAC 40.

A la lecture de ces chiffres trois éléments apparaissent :
  •          il y a des écarts significatifs entre les mieux et les moins payés de ces dirigeants. Pour ne prendre que les chiffres de 2011, les derniers disponibles, les rémunérations du premier quartile, du premier quart, si l’on préfère de la population étudiée (les dirigeants d’une soixantaine d’entreprises, se situaient entre 630 000 € et 1 million, tandis que ceux du dernier quartile se situait entre 2 millions et 10 millions, soit de 3 à 10 fois plus ;
  •          ces rémunérations n’ont cessé de progresser depuis 2009 dans toutes les catégories, alors que celles des salariés n’ont pas ou peu progressé ;
  •          ces rémunérations sont beaucoup plus élevées que celles des dirigeants des sociétés publiques qui sont plafonnées à 450 000€ l’an.

En période de crise, ces évolutions peuvent paraître surprenantes pour ne pas dire choquantes. Mais entrons un peu plus dans le détail. La composition des rémunérations des dirigeants varie d’une entreprise à l’autre, mais on retrouve à peu près partout les mêmes éléments :
  •         un salaire de base,
  •         des bonus,
  •          des actions ou options sur des actions qui consistent à donner au dirigeants la possibilité de revendre au bout de quelque temps des actions offertes ou achetées en général à un prix très avantageux, ce qui leur permet, pour peu que le cours de l’action ait progressé de s’enrichir rapidement,
  •         des primes de départ,
  •        et des retraites supplémentaires.

Tous ces éléments sont en théorie conçus pour inciter les dirigeants à faire des efforts, à améliorer les performances de l’entreprise qu’ils pilotent. Performances en général mesurées dans les entreprises cotées par le cours de la bourse, ce qui est un indicateur trompeur. Dans les périodes fastes, tous les cours montent que les entreprises aient amélioré leurs performances ou pas.

Ces rémunérations irritent, on le sait, les Français. C’est moins leur montant ou leur efficacité discutable qui agacent que la progression de ces rémunérations dans des entreprises qui bloquent les salaires et licencient massivement au nom de ces performances. Nous sommes habitués à voir des sportifs, des comédiens gagner des sommes considérables sans que cela nous choque particulièrement. Mais dans le cas des chefs d’entreprise, il en va autrement.

Comment expliquer ces hautes rémunérations ?
On le devine les économistes se sont intéressés à ces questions. La littérature sur le sujet est très abondante et, en général, plutôt complaisante à l’égard de ces hautes rémunérations. Plusieurs arguments ont été avancés pour les justifier.

On a expliqué que des entreprises de plus en plus grosses, de plus en plus importantes, demandaient pour les diriger des compétences exceptionnelles qui sont très rares. Si l’on veut attirer, il convient de les rémunérer à la hauteur de leur valeur.

On a également expliqué que ces hautes rémunérations étaient liées aux performances et légitimes dés lors que celles-ci s’améliorent.

On a encore dit qu’il était normal de verser des rémunérations très élevées aux dirigeants des entreprises en grande difficulté puisqu’ils doivent prendre des décisions radicales, courageuses, fermer des usines, abandonner des lignes de produit et que cela mérite récompense. Certains ont même ajouté que les dirigeants qui acceptent de travailler dans ces entreprises prennent des risques, celui, notamment, s’ils ne réussissent pas à retourner la situation de perdre leur emploi et leur réputation. Et qu’il est normal de rémunérer cette prise de risque.

Tous ces arguments ont, naturellement, fait l’objet de contestations. Deux autres hypothèses, plus réalistes, ont été mises en avant :
  •         les dirigeants qui reçoivent de si hautes rémunérations se comporteraient en prédateurs, ils agissent en bande avec les membres du conseil d’administration, leurs collègues du conseil de direction pour augmenter leurs revenus,
  •        les méthodes utilisées par les cabinets de conseil que les entreprises pour calculer les rémunérations seraient responsables de ces dérives.

Selon l’hypothèse que l’on retient…
Si je cite ces différentes explications, c’est que selon celle que l’on retient ont abouti à des résultats très différents. Si l’on pense que ces rémunérations sont liées à la rareté des candidats ou à leur capacité à améliorer les performances des entreprises qu’ils dirigent, il n’y a pas de motif d’y toucher. On peut naturellement opposer à cela que les performances d’une entreprise sont collective, que tout le monde y contribue, et pas seulement les dirigeants. On peut également ajouter que rien ne prouve que la direction de ces méga-entreprises demande des compétences exceptionnelles. Le risque que les grandes entreprises cotées périclitent du fait du départ de quelques dirigeants est faible. Dans tous les comités de direction, il y a des candidats au remplacements de ceux des dirigeants qui voudraient partir.
Si l’on pense que la distribution d’actions ou de stock-options est une bonne manière d’inciter les dirigeants à faire des efforts, il faut laisser aux actionnaires le soin d’en décider, ce qui suppose qu’ils soient informés des rémunérations versées aux dirigeants, ce qui n’est pas forcément le cas.
Si l’on pense, à l’inverse, que ces dirigeants sont simplement des prédateurs qui s’enrichissent aux dépens des actionnaires et des salariés, il convient d’introduire de nouvelles règles et de légiférer.
Si, enfin, on est sensible aux faiblesses des outils utilisés pour calculer ces rémunérations, alors il convient d’agir pour les faire évoluer. Il y a là, bien sûr, beaucoup de grain à moudre. L’un des outils le plus utilisé est une comparaison des rémunérations du dirigeant d’une entreprise et le salaire médian des dirigeants d’entreprises comparables. Ce qui incite, naturellement, à augmenter les rémunérations de tous ceux qui sont en dessous. Et dés lors qu’on les augmente, qu’on les rapproche du salaire médian, celui-ci augmente.

On retrouve tous ces mécanismes où se mêle mauvaise foi, habileté à négocier ses rémunérations, faiblesse des outils, dans les justifications que la littérature économique donne des indemnités de départ qui font de temps à autre la une de l’actualité. On explique, par exemple, que le conseil d’administration peut être tenté de se séparer d’un dirigeant si ses résultats ne sont pas à la hauteur des attentes alors même que ceux-ci sont liés à la conjoncture, au marché… un indemnité élevée les amène à y réfléchir à deux fois.

D’autres auteurs ont également expliqué que ces indemnités de départ pouvaient inciter les dirigeants qui en savent plus sur l’état de la situation de l’entreprise que les membres du conseil d’administration à donner rapidement les mauvaises nouvelles, devraient-elles même conduire à leur éviction : une indemnité de départ généreuse peut soigner bien des blessures d’amour propre.

On aimerait que ces arguments soient également utilisés pour les salariés ordinaires, mais ce n’est évidemment pas le cas.

La loi ou l’impôt
Pierre Moscovici a donc choisi de faire confiance aux capacités d’autorégulation du patronat. Choix audacieux et probablement inefficace. On voit mal comment le MEDEF ou l’AMF pourraient, le voudraient-elles même, imposer à des entreprises un plafond aux rémunérations de leurs dirigeants.
Faire confiance aux actionnaires n’est guère plus probant. Ne serait-ce que parce que le pouvoir dans les conseils d’administration est en général contrôlé par des groupes dont les dirigeants sont également intéressés à ce que ces rémunérations restent élevées. La Grande-Bretagne a fait de gros efforts pour mieux informer les actionnaires des rémunérations des dirigeants. Cela n’a rien changé sinon quelques protestations sans effets dans les Assemblées Générales.

La loi ne va pas forcément de soi, non plus. Légiférer suppose de définir un mode de calcul du plafond. Dans le cas des entreprises de service public, il a été décidé que ce plafond correspondrait au salaire moyen des personnels les moins bien payés multiplié par vingt, ce qui donne ce chiffre de 450 000€. On imagine les protestations des dirigeants. Une autre manière de faire serait de proposer une transformation des conseils d’administration qui décident des rémunérations des dirigeants et sont donc les premiers responsables de ces dérives. Une solution serait de confier le calcul de ces rémunérations à des administrateurs indépendants associés avec des représentants des salariés pour peu que ceux-ci soient acceptés dans ces conseils, ce qui relève de la loi. Encore faudrait-il que ces administrateurs indépendants ne se fient pas aux seuls travaux des cabinets spécialisés dont les outils ont souvent contribué à ces hausses.

Le plus simple serait, cependant, d’agir par l’impôt. Imposer ces rémunérations de telle manière que les dirigeants n’aient pas intérêt à les voir augmenter pour aussitôt en reverser l’essentiel au fisc. On peut d’ailleurs penser que ce sont les baisses d’impôts sur les salaires les plus élevés qui ont contribué, aux Etats-Unis mais aussi en Grande-Bretagne, à faire exploser ces rémunérations. Le taus supérieur d’imposition était jusqu’au début des années 70 de 70 à 80% dans ces deux pays avant de tomber à 30%/ Autant dire que le principal frein à l’explosion de ces salaires a disparu. Et comme les dirigeants des entreprises européennes prennent les Etats-Unis comme exemple, les leurs ont suivi.
Les 75% d’impôt sur les revenus les plus élevés promis par François Hollande auraient été une bonne manière de ramener ces rémunérations à des niveaux plus acceptables. Mais dans sa dernière mouture, ce sont les entreprises qui paieront cette taxe. Est-ce que cela peut les inciter à réduire les rémunérations de leurs dirigeants ? on peut parier que tant que les comités chargés de fixer les rémunérations n’auront pas été transformés, elles feront tout pour déplaire aux PDG, DG et autres bénéficiaires de ces salaires extravagants.

Pour conclure
En choisissant de confier aux dirigeants des grandes entreprises le soin de s’autoréguler, Pierre Moscovici a peut-être voulu calmer le jeu alors que les patrons sont en campagne électorale pour remplacer à la tête du MEDEF Laurence Parisot. Ce n’est certainement pas la meilleure solution pour agir sur ces rémunérations qui contribuent plus que tout autre phénomène à creuser les inégalités dans nos sociétés.