Malade, la recherche en sciences sociales? Oui, mais…
La
recherche en sciences humaines et sociales va mal. On nous le dit de partout,
les pétitions se multiplient. Manque de crédits, doctorants qui ne trouvent pas
d’emploi au sortir de leurs études, chercheurs qui n’arrivent pas à s’imposer
au plan mondial, les motifs d’inquiétude ne manquent pas. Et pourtant… pour qui vient de passer quelques jours dans un colloque
international, comme je viens de faire, au milieu de 500 chercheurs venus d’un
peu partout en Europe, réunis pour parler de sujets éminemment
d’actualité : l’économie écologique et la responsabilité sociale des
entreprises, le paysage parait bien moins sombre. Et c’est de ce que j’ai vu pendant ces quelques journées que je
voudrais vous parler ce matin.
Un nombre toujours plus grand de chercheurs
Première remarque : nous étions plus de 500 et les
organisateurs avaient reçu plus de 1000 propositions de communication sur un
sujet qui reste, malgré son intérêt, relativement étroit. C’est un signe de la
véritable explosion des effectifs de la recherche en Europe. Explosion dont
témoignent les chiffres. Il n’y avait pas au début des années 60, plus de 3000
chercheurs dans les sciences humaines et sociales, il y en avait en 2002 près
de 30 000 et ces effectifs ont sans doute encore grossi depuis.
Cette expansion s’explique par des changements
institutionnels. La recherche n’est plus confinée dans les établissements
spécialisés, du type CNRS, INED, INA… elle concerne les enseignants devenus
enseignants-chercheurs de l’Université et, depuis peu, des écoles de commerce.
Cette expansion s’explique de plusieurs manières :
- - par la multiplication des financeurs. Dans les années cinquante, seules quelques institutions, comme la Fondation Ford, la Communauté Européenne Charbon Acier, quelques rares grandes entreprises, comme Renault, finançaient la recherche. D’où des ressources faibles. Aujourd’hui, les financeurs se sont multipliés, organismes publics français et européens, grandes entreprises, régions… ont des programmes de recherche ;
- - par l’évolution du cadre administratif : les performances en matière de recherche sont devenues un des critères d’évaluation des établissements d’enseignement supérieur. Des établissements qui n’avaient jamais eu la moindre ambition en matière de recherche s’y sont mis. C’est notamment le cas des écoles de commerce qui ont mis en place des programmes d’incitation à la recherche : elles proposent à leurs professeurs qui arrivent à publier dans des revues de qualité des primes qui peuvent être importantes : il n’est pas rare qu’elles soient de plusieurs milliers d’euros ;
- - par le développement de véritables équipes de recherche qui associent des enseignants et des chercheurs chevronnés et des doctorants qui cherchent à se financer.
Christophe Charle, un spécialiste de ces questions, analyse
dans le détail ce phénomène et ses conséquences :
Faute d’obtenir des crédits de moyen et long terme pour mener à bien de véritables enquêtes, nombre de chercheurs se rabattent sur la solution plus aisée d’organiser des rencontres où chaque participant propose un morceau de recherche déjà faite ou qu’il a été incité à avancer en fonction de la rencontre (quand il ne répète pas, sous une variante, un travail déjà proposé dans un autre cadre). Dans les cas les plus favorables, les crédits, s’ils sont importants, permettent plusieurs rencontres, où les écoutes critiques successives donnent la possibilité d’ajuster les communications à une problématique plus cohérente qu’elle ne l’était au départ et d’aboutir, sinon à un véritable livre collectif comme celui qu’aurait produit une véritable enquête de longue haleine, du moins à un ouvrage à plusieurs voix sans trop de cacophonie.
Malheureusement, dans beaucoup de cas, soit il n’y a pas de produit final, soit le produit reste un patchwork disparate où le meilleur côtoie le pire. Cette « colloquite » ne constitue nullement une bonne allocation des ressources. Il serait facile de montrer que l’ensemble des budgets cumulés alloués aux aides des multiples tables rondes (voyages, séjours, repas, frais administratifs, temps d’organisation) aurait permis de créer quelques appels d’offres pour financer des recherches collectives de plusieurs années, alors que ces rencontres ponctuelles, souvent sans lendemain, ne contribuent qu’à la prospérité du secteur des transports et à la subvention déguisée de quelques éditeurs spécialisés. (Christophe Charle, « L’organisation de la recherche en sciences sociales en France depuis 1945 : bref bilan historique et critique », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2008, n°5)
Cette expansion des effectifs a également conduit à une spécialisation
accrue : les sous-disciplines se sont multipliées, chacun cherchant à
trouver un terrain, une niche où se distinguer. Avec pour chacune, tous les
outils nécessaires pour exister : revue savante, colloques…
Cette spécialisation peut avoir des aspects positifs :
elle permet d’approfondir des sujets, mais elle a aussi tendance à cloisonner,
segmenter. Les différentes sous-disciplines communiquent peu entre elles et les
grandes synthèses se font rares.
Une recherche qui n'anime plus le débat public ?
Ces grandes synthèses alimentaient le débat public,
amenaient leurs auteurs à intervenir dans la presse. Leur disparition a conduit
à une sorte de renfermement de la recherche sur elle-même, sur ses valeurs, ses
pratiques, ses méthodes. Ecrire pour un grand éditeur comme le faisaient
sociologues et historiens, je pense à Le Roy Ladurie, Furet, Bourdieu, Touraine, Boudon… forçait à
une écriture plus accessible. Les auteurs gommaient les aspects les plus arides
de leur travail, allégeaient leur bibliographie, limitaient les développements
méthodologiques. Toutes choses que l’on retrouve dans les publications
contemporaines, que l’on trouve d’autant plus que plusieurs facteurs
contribuent à rendre ces textes plus difficilement accessibles :
- - ils sont publiés dans des revues savantes que l’on ne trouve pas facilement dans le commerce,
- - ils sont de plus en souvent en anglais, devenu dans nombre de disciplines la langue de la recherche,
- - de nombreuses disciplines, je pense à l’économie mais aussi à certains segments de la sociologie, voire de l’histoire sont tentés par la mathématisation rendant de fait les communications illisibles pour le public cultivés,
- - ils obéissent aux règles très strictes de ces publications qui forcent à la rigueur mais rendent la lecture pesante.
Il serait certainement inexact de dire que les sciences
humaines et sociales contemporaines fuient le débat public, elles y contribuent
en apportant leur expertise mais elles ne l’animent plus comme elles pouvaient
le faire dans les années soixante. Et lorsqu’elles interviennent dans le débat,
c’est souvent en position d’accusé. On conteste leurs résultats, on met en
doute leur probité, on s’interroge sur leur financement, les conflits d’intérêt
qu’ils peuvent faire naître.
Cette attitude est d’autant plus paradoxale que ce retour de
la recherche sur ses fondamentaux, sur la rigueur intellectuelle a eu des
effets positifs sur la qualité moyenne de la production.
Des doctorants de qualité
Je disais que nous étions plus de 500 à participer à ce
colloque sur l’économie écologique. Difficile dans ces conditions de tout
entendre. Il faut faire des choix au risque d’être déçu mais aussi d’être
agréablement surpris. En fait, il y avait dans ce colloque, comme souvent, le
meilleur et le pire. Le meilleur ce fut, souvent, les travaux en cours qui font
découvrir des sujets que l’on ne connaît pas ou qui proposent un angle nouveau.
Plusieurs étaient passionnants. D’autant plus passionnants qu’ils reposent en
général sur une méthodologie solide.
La multiplication des enseignants chercheurs a eu pour effet
positif d’améliorer l’encadrement des doctorants, la piétaille de la recherche,
tous ces étudiants qui passent quelques années sur le terrain. D’où, dans de
nombreuses disciplines, l’amélioration de la qualité des thèses, plus longues,
mieux construites, plus rigoureuses. Le jeune doctorant qui veut terminer sa
thèse dans des délais raisonnables doit aujourd’hui participer à des colloques,
publier dans des revues, se frotter au jugement de ses pairs, ce qui ne peut
qu’améliorer la qualité de son travail.
Cette plus grande rigueur intellectuelle aurait du faciliter
l’intégration des docteurs dans le tissu économique. Ce n’est malheureusement
pas le cas. Les entreprises françaises continuent de s’en méfier. Et
l’administration ne fait pas mieux :
La France, écrivait tout récemment le Monde, se distingue des autres pays de l'OCDE par son très faible nombre de docteurs dans la fonction publique : à peine 300 titulaires de doctorats l'intègrent chaque année sur 13 000 diplômés. Moins de 2 % des cadres du public sont titulaires d'un doctorat, contre 35 % aux Etats-Unis ou en Allemagne. (Les grands corps de l'Etat apprécient peu les docteurs, Le Monde| 25.05.2013)
Alors même que les docteurs ont développé des compétences
dont on besoin les entreprises :
- - capacité d’initiative et autonomie : un jeune doctorant qui veut réaliser sa thèse doit apprendre à se débrouiller, à aller sur le terrain, à rencontrer des gens, à mener des interview. A l’inverse de ce que l’on a tendance à croire, ils ne sont pas la tête dans les nuages mais bien plutôt dans le concret ;
- - rigueur intellectuelle : les jurys de thèse sont impitoyables pour qui ne respecte pas une méthodologie, qui ne cite pas ses sources, qui ne respecte pas les règles très strictes des publications universitaires ;
- - connaissance de l’anglais et capacité à s’exprimer en public dans cette langue.
Pour conclure
Je disais au tout début de cette chronique que la recherche
en sciences humaines et sociales allait mal en France. C’est un diagnostic qu’à
peu près tous ceux qui s’intéressent à ces questions font. Ces difficultés
doivent être relativisées. Jamais cette recherche n’a occupé autant de monde.
Les budgets pour chacun se sont réduits et la course au financement détourne
beaucoup de chercheurs de leur travail, mais le plus significatif est sans
doute la profonde transformation du rôle de la recherche dans nos sociétés.
Hier des intellectuels peu nombreux mais de renom pouvaient animer, orienter le
débat public, forcer les politiques, la société civile à ouvrir les yeux.
Aujourd’hui, les mêmes sont engoncés dans un travail, plus discret mais sans
doute plus rigoureux, laissant à d’autres, intellectuels médiatiques, le soin
d’occuper la scène. Le public y perd, la science y gagne peut-être.
0 Comments:
Enregistrer un commentaire
<< Home