Les chroniques économiques de Bernard Girard

25.6.13

Malade, la recherche en sciences sociales? Oui, mais…



La recherche en sciences humaines et sociales va mal. On nous le dit de partout, les pétitions se multiplient. Manque de crédits, doctorants qui ne trouvent pas d’emploi au sortir de leurs études, chercheurs qui n’arrivent pas à s’imposer au plan mondial, les motifs d’inquiétude ne manquent pas. Et pourtant… pour qui vient de passer quelques jours dans un colloque international, comme je viens de faire, au milieu de 500 chercheurs venus d’un peu partout en Europe, réunis pour parler de sujets éminemment d’actualité : l’économie écologique et la responsabilité sociale des entreprises, le paysage parait bien moins sombre. Et c’est de ce que j’ai vu pendant ces quelques journées que je voudrais vous parler ce matin.

Un nombre toujours plus grand de chercheurs
Première remarque : nous étions plus de 500 et les organisateurs avaient reçu plus de 1000 propositions de communication sur un sujet qui reste, malgré son intérêt, relativement étroit. C’est un signe de la véritable explosion des effectifs de la recherche en Europe. Explosion dont témoignent les chiffres. Il n’y avait pas au début des années 60, plus de 3000 chercheurs dans les sciences humaines et sociales, il y en avait en 2002 près de 30 000 et ces effectifs ont sans doute encore grossi depuis.

Cette expansion s’explique par des changements institutionnels. La recherche n’est plus confinée dans les établissements spécialisés, du type CNRS, INED, INA… elle concerne les enseignants devenus enseignants-chercheurs de l’Université et, depuis peu, des écoles de commerce.

Cette expansion s’explique de plusieurs manières :
  • -       par la multiplication des financeurs. Dans les années cinquante, seules quelques institutions, comme la Fondation Ford, la Communauté Européenne Charbon Acier, quelques rares grandes entreprises, comme Renault, finançaient la recherche. D’où des ressources faibles. Aujourd’hui, les financeurs se sont multipliés, organismes publics français et européens, grandes entreprises, régions… ont des programmes de recherche ;
  • -       par l’évolution du cadre administratif : les performances en matière de recherche sont devenues un des critères d’évaluation des établissements d’enseignement supérieur. Des établissements qui n’avaient jamais eu la moindre ambition en matière de recherche s’y sont mis. C’est notamment le cas des écoles de commerce qui ont mis en place des programmes d’incitation à la recherche : elles proposent à leurs professeurs qui arrivent à publier dans des revues de qualité des primes qui peuvent être importantes : il n’est pas rare qu’elles soient de plusieurs milliers d’euros ;
  • -       par le développement de véritables équipes de recherche qui associent des enseignants et des chercheurs chevronnés et des doctorants qui cherchent à se financer.
Mais cette expansion n’a pas été sans conséquences. Elle a, d’abord, conduit à une réduction des budgets. Non que ceux-ci aient globalement diminué, ils sont augmenté, et même de manière significative au fil des années, mais comme il a fallu les partager entre un plus grand nombre d’acteurs, chacun a eu moins. Ce qui s’est traduit par une modification souterraine mais bien réelle des pratiques. Dans les disciplines qui s’appuient sur des enquêtes, on a souvent réduit le nombre de personnes rencontrées, on a choisi des méthodes plus économiques en ressources. Un peu partout, on a pratiqué cette maladie scientifique que Jacques Le Goff a appelé la colloquite, l’organisation de colloques qui ne coûte somme toute pas très cher puisque chaque participant contribue financièrement, avec l’aide de l’institution dont il dépend, aux frais.

Christophe Charle, un spécialiste de ces questions, analyse dans le détail ce phénomène et ses conséquences :
Faute d’obtenir des crédits de moyen et long terme pour mener à bien de véritables enquêtes, nombre de chercheurs se rabattent sur la solution plus aisée d’organiser des rencontres où chaque participant propose un morceau de recherche déjà faite ou qu’il a été incité à avancer en fonction de la rencontre (quand il ne répète pas, sous une variante, un travail déjà proposé dans un autre cadre). Dans les cas les plus favorables, les crédits, s’ils sont importants, permettent plusieurs rencontres, où les écoutes critiques successives donnent la possibilité d’ajuster les communications à une problématique plus cohérente qu’elle ne l’était au départ et d’aboutir, sinon à un véritable livre collectif comme celui qu’aurait produit une véritable enquête de longue haleine, du moins à un ouvrage à plusieurs voix sans trop de cacophonie. 
Malheureusement, dans beaucoup de cas, soit il n’y a pas de produit final, soit le produit reste un patchwork disparate où le meilleur côtoie le pire. Cette « colloquite » ne constitue nullement une bonne allocation des ressources. Il serait facile de montrer que l’ensemble des budgets cumulés alloués aux aides des multiples tables rondes (voyages, séjours, repas, frais administratifs, temps d’organisation) aurait permis de créer quelques appels d’offres pour financer des recherches collectives de plusieurs années, alors que ces rencontres ponctuelles, souvent sans lendemain, ne contribuent qu’à la prospérité du secteur des transports et à la subvention déguisée de quelques éditeurs spécialisés. (Christophe Charle, « L’organisation de la recherche en sciences sociales en France depuis 1945 : bref bilan historique et critique », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2008, n°5)
Cette expansion des effectifs a également conduit à une spécialisation accrue : les sous-disciplines se sont multipliées, chacun cherchant à trouver un terrain, une niche où se distinguer. Avec pour chacune, tous les outils nécessaires pour exister : revue savante, colloques…

Cette spécialisation peut avoir des aspects positifs : elle permet d’approfondir des sujets, mais elle a aussi tendance à cloisonner, segmenter. Les différentes sous-disciplines communiquent peu entre elles et les grandes synthèses se font rares.

Une recherche qui n'anime plus le débat public ?
Ces grandes synthèses alimentaient le débat public, amenaient leurs auteurs à intervenir dans la presse. Leur disparition a conduit à une sorte de renfermement de la recherche sur elle-même, sur ses valeurs, ses pratiques, ses méthodes. Ecrire pour un grand éditeur comme le faisaient sociologues et historiens, je pense à Le Roy Ladurie,  Furet, Bourdieu, Touraine, Boudon… forçait à une écriture plus accessible. Les auteurs gommaient les aspects les plus arides de leur travail, allégeaient leur bibliographie, limitaient les développements méthodologiques. Toutes choses que l’on retrouve dans les publications contemporaines, que l’on trouve d’autant plus que plusieurs facteurs contribuent à rendre ces textes plus difficilement accessibles :
  • -       ils sont publiés dans des revues savantes que l’on ne trouve pas facilement dans le commerce,
  • -       ils sont de plus en souvent en anglais, devenu dans nombre de disciplines la langue de la recherche,
  • -       de nombreuses disciplines, je pense à l’économie mais aussi à certains segments de la sociologie, voire de l’histoire sont tentés par la mathématisation rendant de fait les communications illisibles pour le public cultivés,
  • -       ils obéissent aux règles très strictes de ces publications qui forcent à la rigueur mais rendent la lecture pesante.
Le rôle de ces revues est d’ailleurs souvent critiqué par les chercheurs eux-mêmes. Il faut dire qu’elles jouent aujourd’hui un rôle capital dans leurs carrières puisqu’elles sont au cœur du système d’évaluation. La valeur d’un chercheur se mesure aujourd’hui au nombre de publications et à la qualité des revues dans lesquelles il publie, celles-ci étant classées en quatre catégories. Et l’on assiste à des effets pervers, à la fabrication d’une sorte de conformisme professionnel : les auteurs souhaitant publier dans une revue recherchant à citer ceux qui y ont été déjà publiés, à se mettre dans leur pas pour mieux séduire les évaluateurs. Un peu comme la candidate d’un concours de beauté qui ayant compris que les juges préféraient les blondes aux yeux bleus se ferait teindre les cheveux pour mieux les séduire.
Il serait certainement inexact de dire que les sciences humaines et sociales contemporaines fuient le débat public, elles y contribuent en apportant leur expertise mais elles ne l’animent plus comme elles pouvaient le faire dans les années soixante. Et lorsqu’elles interviennent dans le débat, c’est souvent en position d’accusé. On conteste leurs résultats, on met en doute leur probité, on s’interroge sur leur financement, les conflits d’intérêt qu’ils peuvent faire naître.

Cette attitude est d’autant plus paradoxale que ce retour de la recherche sur ses fondamentaux, sur la rigueur intellectuelle a eu des effets positifs sur la qualité moyenne de la production.

Des doctorants de qualité
Je disais que nous étions plus de 500 à participer à ce colloque sur l’économie écologique. Difficile dans ces conditions de tout entendre. Il faut faire des choix au risque d’être déçu mais aussi d’être agréablement surpris. En fait, il y avait dans ce colloque, comme souvent, le meilleur et le pire. Le meilleur ce fut, souvent, les travaux en cours qui font découvrir des sujets que l’on ne connaît pas ou qui proposent un angle nouveau. Plusieurs étaient passionnants. D’autant plus passionnants qu’ils reposent en général sur une  méthodologie solide.

La multiplication des enseignants chercheurs a eu pour effet positif d’améliorer l’encadrement des doctorants, la piétaille de la recherche, tous ces étudiants qui passent quelques années sur le terrain. D’où, dans de nombreuses disciplines, l’amélioration de la qualité des thèses, plus longues, mieux construites, plus rigoureuses. Le jeune doctorant qui veut terminer sa thèse dans des délais raisonnables doit aujourd’hui participer à des colloques, publier dans des revues, se frotter au jugement de ses pairs, ce qui ne peut qu’améliorer la qualité de son travail.

Cette plus grande rigueur intellectuelle aurait du faciliter l’intégration des docteurs dans le tissu économique. Ce n’est malheureusement pas le cas. Les entreprises françaises continuent de s’en méfier. Et l’administration ne fait pas mieux :
La France, écrivait tout récemment le Monde, se distingue des autres pays de l'OCDE par son très faible nombre de docteurs dans la fonction publique : à peine 300 titulaires de doctorats l'intègrent chaque année sur 13 000 diplômés. Moins de 2 % des cadres du public sont titulaires d'un doctorat, contre 35 % aux Etats-Unis ou en Allemagne. (Les grands corps de l'Etat apprécient peu les docteurs, Le Monde| 25.05.2013)
Alors même que les docteurs ont développé des compétences dont on besoin les entreprises :
  • -       capacité d’initiative et autonomie : un jeune doctorant qui veut réaliser sa thèse doit apprendre à se débrouiller, à aller sur le terrain, à rencontrer des gens, à mener des interview. A l’inverse de ce que l’on a tendance à croire, ils ne sont pas la tête dans les nuages mais bien plutôt dans le concret ;
  • -       rigueur intellectuelle : les jurys de thèse sont impitoyables pour qui ne respecte pas une méthodologie, qui ne cite pas ses sources, qui ne respecte pas les règles très strictes des publications universitaires ;
  • -       connaissance de l’anglais et capacité à s’exprimer en public dans cette langue.
Administrations et entreprises ne mesurent pas combien ces colloques, dont je disais à l’instant les limites, sont formateurs pour qui y participe. Celui de l’ESEE dont je parle était, comme beaucoup d’autres colloques internationaux, tout en anglais. Ce qui ne va de soi pour personne. A part les britanniques, les Américains et quelques norvégiens, la plupart des participants ne maîtrisaient qu’imparfaitement la langue de Shakespeare. Ce qui peut, d’ailleurs, poser problème lorsque l’on ne saisit que la moitié de ce que veut dire celui qui s’exprime. Mais où fait-on pareil effort ? où voit on des jeunes gens qui maîtrisent mal le globish, cet anglais international, travailler des heures durant pour réaliser des transparents à peu près compréhensibles et les commenter dans une langue qui n’est pas la leur ? et si, lorsque l’on participe à l’un de ces colloques, on est un peu effrayé de la qualité de l’anglais de beaucoup, on ne peut que se dire que ce doit être bien pire ailleurs, là où la maîtrise de cette langue n’est pas nécessaire pour développer des idées un peu complexes.

Pour conclure
Je disais au tout début de cette chronique que la recherche en sciences humaines et sociales allait mal en France. C’est un diagnostic qu’à peu près tous ceux qui s’intéressent à ces questions font. Ces difficultés doivent être relativisées. Jamais cette recherche n’a occupé autant de monde. Les budgets pour chacun se sont réduits et la course au financement détourne beaucoup de chercheurs de leur travail, mais le plus significatif est sans doute la profonde transformation du rôle de la recherche dans nos sociétés. Hier des intellectuels peu nombreux mais de renom pouvaient animer, orienter le débat public, forcer les politiques, la société civile à ouvrir les yeux. Aujourd’hui, les mêmes sont engoncés dans un travail, plus discret mais sans doute plus rigoureux, laissant à d’autres, intellectuels médiatiques, le soin d’occuper la scène. Le public y perd, la science y gagne peut-être.