Les chroniques économiques de Bernard Girard

16.4.12

Les marchés attaquent la France ?




Les marchés fourbissent leurs armes

Depuis quelques jours, la presse de gauche, Mediapart, le candidat du Front de gauche, mais aussi Nicolas Sarkozy agitent le risque d’une attaque des marchés contre la France en cas de victoire de François Hollande. Et pour conforter leur argument, ils avancent deux nouvelles passées à peu près inaperçues :

 - d’abord,la création par l’Eurex, une filiale de la bourse allemande, d’un produit financier permettant à presque tout le monde, enfin, à presque tous ceux qui ont un peu d’argent, de spéculer contre la dette française.
 - Et,ensuite, une décision de l’Autorité des Marchés Financiers qui a mis fin à l'interdiction des ventes à découvert sur les titres émis par 10 grandes banques et sociétés d'assurance côtées sur le marché parisien : AXA, BNP Paribas, Société Générale, Crédit Agricole…

Réponse du berger à la bergère ? François Hollande voulait s’attaquer à la finance, il voulait la dompter, la refaire passer sous les fourches caudines du pouvoir politique et celle-ci se rebifferait, se préparerait à l’affrontement, s’équiperait des armes nécessaires pour mener l’assaut contre un pouvoir socialiste hostile ? c’est possible, mais tous les bruits de sabre ne font pas les guerres… et avant de se prononcer mieux vaut regarder dans le détail ce nouveau produit financier.

Le 16 avril

Depuis hier, lundi 16 avril, quiconque le souhaite peut spéculer contre la dette française. C’est Marc Forentino, un chroniqueur financier de la Tribune que l’on voit de temps en temps à la télévision qui a lancé le premier cri d’alarme. Dans une de ses chroniques datée du 23 mars, il écrivait : « Le 16 Avril, soit, quelle coïncidence, une semaine avant le premier tour des élections Françaises, le marché des dérivés, L'Eurex va ouvrir un contrat à terme sur les emprunts d'Etat Français. Qu'est ce que cela veut dire? Très simplement. Jusqu'à présent, si vous vouliez spéculer contre la dette Française, vous n'aviez que deux moyens: acheter des CDS, ces fameux contrats d'assurance contre la faillite, ou vendre à découvert des emprunts d'état Français, deux moyens destinés aux grandes institutions financières et aux gros fonds spéculatifs et qui nécessitaient de gros moyens. Avec l'ouverture de ce contrat, ce sera plus facile. Tout le monde ou presque pourra acheter ou vendre à découvert des emprunts d'Etat Français. Facilement. Et en plus avec un effet de levier de 20. C'est-à-dire qu'avec 50,000 euros seulement vous pourrez vendre à découvert 1 million d'euros d'emprunts d'Etat Français. C'est l'arme idéale pour attaquer la France. (…) On va dire que c'est une simple coïncidence. Que c'est un hasard si quelques jours avant les élections présidentielles les spéculateurs du monde entier se dotent d'une arme fatale, bon marché, et à fort effet de levier pour s'attaquer à la dette Française. Il n'y a pas de complot. Rassurez-vous. Dormez tranquille. Il ne se passera rien…. »

Il a été dans les jours qui suivent repris par d’autres journalistes financiers, mais c’est un article de Martine Orange dans Mediapart qui a véritablement mis le feu aux poudres et incité les politiques à y regarder de plus près. Mais de quoi s’agit-il exactement ?

Un produit dérivé…

Comme toujours avec les produits financiers, c’est un peu compliqué. Il s’agit de contrats à terme qui permettent d'acheter ou de vendre des titres à un prix fixé à l'avance pour un règlement effectif à une date ultérieure. Dans le cas qui nous occupe, il s’agit d’obligations souveraines.

Ces contrats à terme ont été à l’origine conçus pour permettre aux entreprises, aux investisseurs de se protéger contre les variations des valeurs de leurs actifs, pour se protéger du risque de change, par exemple. Mais ils se sont très vite transformés en outil de spéculation. C’était, d’ailleurs, inscrit dans leurs gènes. Si je me lance dans un contrat à terme pour me protéger d’un risque à venir, il faut bien que je trouve quelqu’un en face qui accepte de prendre ce risque et qui va demander en échange, dans l’hypothèse où tout se passe bien pour lui, une forte rémunération.

Le produit que lance Eurex pourrait donc jouer contre la dette française. C’était déjà possible avec ce qu’on appelle les CDS, les Credit defaut swaps, un produit inventé au début des années 90, mais il était réservé aux institutions financières ayant de très gros moyens puisqu’il faut mobiliser des millions voire des dizaines de millions d’euros pour devenir un acteur sur leur marché.

Le nouveau produit que propose Eurex baisse considérablement le prix d’entrée puisqu’il permet de spéculer avec une mise limitée : 100.000 euros. Ce n’est évidemment pas à la portée de toutes les bourses, mais c’est à la portée de beaucoup dans le monde. Et cela peut être d’autant plus tentant que l’effet de levier est estimé entre 10 et 20 fois la mise. « Les dégâts peuvent être rapides » comme l’explique Martine Orange dans son article de Mediapart, « les hedge funds et autres fonds spéculatifs vont donc pouvoir parier sur la chute de la dette française, sans mobiliser beaucoup de fonds. »

Mais on peut naturellement se demander comment cela peut avoir un impact sur l’économie française.

Comment est-ce que cela fonctionne ?

Pour comprendre le mécanisme, il faut regarder ce qui se passe avec les CDS conçus pour protéger les porteurs de dettes souveraines contre un défaut d’un pays.

Comme tous les contrats à terme, ces produits peuvent être comparés à un système d’assurances. Tout comme on prend une assurance lorsque l’on craint un sinistre, on se couvre en achetant ces produits financiers lorsque l’on s’inquiète.

Le prix des CDS est fonction de l’inquiétude des investisseurs, des marchés. Leurs prix montent lorsque les marchés, les porteurs de dettes souveraines veulent se protéger d’un risque. En ce sens, ces CDS sont un indicateur de la perception que les marchés ont du risque.

Et, assez naturellement, les financiers évaluent le risque pris sur les dettes souveraines en regardant les prix des CDS. Risque dont ils peuvent se couvrir de deux manières, en achetant ces CDS, s’ils ont dans leur portefeuille de la dette souveraine, et en demandant des taux d’intérêt plus élevés s’ils veulent en acheter. Et ainsi, la boucle est bouclée, les taux d’intérêt montent en même temps que les CDS. Les pays ont plus de mal à se financer, leurs difficultés se creusent. On est dans le cadre d’une prédiction auto-réalisatrice dont les premiers bénéficiaires sont les spéculateurs qui peuvent avoir intérêt à manipuler les marchés…

Un moteur pour la spéculation

On l’a compris, il suffirait que les spéculateurs, les fameux hedge funds, fassent monter le prix de ces CDS pour que les porteurs de dettes souveraines s’inquiètent, se mettent à en acheter, déclenchant ainsi le mécanisme que je décrivais il y a deux secondes. Est-ce ce qui s’est produit ? Beaucoup d’observateurs en ont la conviction. Encore a-t-il fallu, pour ce que cela marche que les investisseurs aient bien le sentiment d’un risque, risque politique, par exemple. La montée du cours des CDS est alors simplement venu confirmer ce qu’ils craignaient par ailleurs.

Ce mécanisme de spéculation aura été, dans le cas des CDS, favorisé parce qu’on appelle les ventes à nu, la possibilité d’acheter ces produits, ces assurances, sans avoir de dette souveraine dans son portefeuille. C’est un peu comme si l’on pouvait acheter une assurance automobile sans posséder de véhicule. Cela permettait à des opérateurs de se lancer sur ce marché avec des fonds relativement limités.

Le nouveau produit d’Eurex pourrait aggraver la situation dans la mesure où il devrait favoriser cette spéculation. Il va être vendu sur d’autres réseaux de distribution comme un produit rapportant rapidement beaucoup, il va s’adresser à des gens qui n’investiront dedans que dans l’espoir de gagner beaucoup d’argent. Le nombre de ceux susceptibles de spéculer va augmenter, et ils seront d’autant plus nombreux qu’ils seront convaincus de faire une bonne affaire. On peut penser qu’ils regarderont le cours des CDS. L’augmentation de 135% en un an de ceux sur la dette française devrait les inciter à investir dans ce nouveau produit.

Ce risque de spéculation devrait donc contribuer à l’offensive des marchés financiers contre la France, offensive qui pourrait être aggravée par la mesure prise par l’AMF, l’Autorité des Marchés Financiers, qui vient de mettre fin à l'interdiction des ventes à découvert sur les titres émis par 10 grandes banques et sociétés d'assurance côtées sur le marché parisien.  En clair, cela veut dire que l’on pourra plus facilement spéculer à la baisse sur les titres de ces entreprises.

Et l’on pourrait donc se retrouver dans quelques semaines avec, d’un coté, une augmentation des taux d’intérêt sur la dette française et, de l’autre, un effondrement de la Bourse à Paris, une bourse qui dévisse déjà puisqu’elle a perdu depuis la mi-mars, 11%. La France est, dit Marc Fiorentino, clairement attaquée. Et ceci avant même que les Français aient voté.

Pourquoi l’Eurex se lance-t-il dans cette bataille ?

On peut naturellement se demander pourquoi Eurex, une filiale de la bourse allemande, s’est lancée dans cette aventure. Lorsqu’on les interroge, les dirigeants de cette entreprise répondent : « Parce que les clients le demandent. » Et s’ils le demandent, c’est qu’ils ont le sentiment de pouvoir gagner beaucoup d’argent avec ce nouveau produit. Des hedge funds confiaient récemment au Financial Times que les dettes européennes leur avaient rapporté en 2011 entre 11 et 13 % par an quand leurs autres investissements dépassaient rarement les 4-5 %. Cela avait été leur meilleure source de profits et l’on comprend bien que cela ait pu attirer l’attention d’autres acteurs. Pourquoi les hedge funds seraient-ils le seuls à profiter de cette manne ?

Eurex est une société privée qui se comporte comme n’importe quelle société commerciale, elle développe les produits dont elle pense qu’ils rencontreront du succès. Que cela puisse se faire au dépens d’un pays, d’une économie ne concerne pas vraiment ses dirigeants dont la seule ambition est d’augmenter leur part de marché et leur chiffre d’affaires. Ce qui nous amène à cette autre question : que peut faire la France pour lutter contre ?

François Hollande a dit qu’il interviendrait auprès des autorité allemandes pour leur demander d’interdire ce produit. Sans doute le fera-t-il s’il est élu, mais on peut imaginer que le gouvernement allemand lui répondra qu’Eurex est une société privée sur laquelle il n’a pas prise. Est-ce à dire que la France est sans ressources ? Pas forcément.

Les armes de la France

Les outils, les armes pour engager une bataille contre la France existent, mais les belligérants, je veux dire les marchés financiers les utiliseront-ils ? Il y aura sans doute des escarmouches, mais les hostilités ne prendront vilaine tournure que si les marchés s’inquiètent, s’ils pensent que le nouveau gouvernement va prendre des mesures qui aggravent la dette et augmentent l’incertitude. Et de ce point de vue, il n’est pas certain que François Hollande, s’il est élu, soit plus mal placé que Nicolas Sarkozy.

On l’a peu remarqué, mais la presse économique et financière internationale n’a pas pris parti dans la campagne présidentielle. Elle a été également sévère avec tous les candidats, The Economist nous a reprochés de ne pas prendre la mesure des difficultés à venir, il n’a pas appelé à voter pour un candidat plutôt que pour un autre, ce qui veut probablement dire que les marchés, que représente bien cet hebdomadaire, seront demain plus dans l’expectative que dans l’offensive.

Cela tient à la manière dont les deux principaux candidats ont mené leur affaire, de façon un peu paradoxale. Du candidat de gauche, on attendait des promesses, des dépenses à tout va. François Hollande a fait tout le contraire, il a mené une campagne modérée, a évité de faire des promesses inconsidérées, ce qui lui vaut aujourd’hui d’être critiqué tant sur sa gauche que par les médias qui lui reprochent de ne pas avoir assez insisté sur les marqueurs de gauche. Il a bien déclaré que la finance était son adversaire, mais son programme ne devrait pas affoler les marchés financiers. Il pourrait même plutôt les rassurer. Il a, en effet, mis en avant la croissance. Il veut en négocier l’introduction dans le Traité européen, or les marchés se méfient de l’austérité, ils veulent eux aussi de la croissance et ne devraient en ce sens pas être inquiétés par les propositions de François Hollande.

A l’inverse, Nicolas Sarkozy a mené une campagne anxiogène. On attendait du Président sortant qu’il calme le jeu, qu’il parie sur la durée, il a fait tout le contraire, il a proposé de revenir sur plusieurs des fondements de l’Europe, ce qui, s’il était élu et s’il s’engageait effectivement dans cette voie, créerait beaucoup d’incertitude en Europe. Et cela inquiète. Cela a inquiété Angela Merkel, mais aussi ceux qui dans les salles de marché suivent l’actualité française. Ils ne sont pas naïfs, ils savent bien que les campagnes électorales autorisent beaucoup de débordement, ils savent aussi que s’il est élu Nicolas Sarkozy oubliera vite ses promesses, mais, justement, ils ne savent pas ce qu’il fera…  ce qui n’est pas moins inquiétant.

On ne peut donc pas parier sur une dégradation plus forte de la situation en cas d’élection de François Hollande. Mais, évidemment, cela pourrait ne pas suffire et le prochain gouvernement, qu’il soit de droite ou de gauche, pourrait être amené à se battre. Il pourra demander aux autorités européennes de contrôler de manière plus étroite les marchés de tous ces produits dérivés, et c’est sans doute ce qu’il fera, mais il pourrait aussi leur demander d’intervenir sur ce marché qui menacent les dettes souveraines comme les banques centrales interviennent sur celui des changes.

Le Fonds Européen de Stabilité Financière pourrait être le bras armé de cette bataille. S’il vendait à son tour des CDS sur les dettes souveraines, s’il en inondait le marché, il en ferait baisser les prix, il pincerait très fortement les spéculateurs, leur faisant perdre beaucoup d’argent, ce qui les calmerait pendant un temps. C’est la solution que proposait en novembre dernier dans un article publié dans les Echos, un ancien directeur de la banque de France, Michel Castel qui enseigne aujourd’hui l’économie à Nanterre.
Les pouvoirs publics ne seront donc pas sans ressources, mais il va falloir aux nouveaux gouvernants quels qu’ils soient de l’énergie et de la compétence pour nous éviter les effets de cette offensive financière qui se dessine, une guerre d’autant plus pernicieuse que les marchés, s’ils ont des moyens considérables, n’ont pas un général à leur tête, dont on peut deviner la stratégie, mais une multitude d’acteurs dont il n’est pas toujours facile d’anticiper les réactions et les comportements.