Les chroniques économiques de Bernard Girard

18.6.13

John Locke ou une société du travail



Les Presses Universitaires de France viennent de publier la traduction en français d’un tout petit opuscule de John Locke, le philosophe britannique du 17ème siècle qui a, on le sait, inspiré Jean-Jacques Rousseau : Que faire des pauvres ? Le texte est court, une trentaine de pages, et à première lecture, il suscite un certain émoi. On y retrouve, en effet, présentés de manière très brutale tous les thèmes réactionnaires sur l’oisiveté des pauvres, sur la nécessité de les sanctionner, Locke parle de les fouetter, pour les inciter à travailler et à se rendre utile à la société.

Comme il s’agit d’un des philosophes les plus importants de la fin du 17ème  siècle et que les PUF ne sont pas un repère de fieffés réactionnaires, on relit le texte et la préface qu’en donne Serge Milano, universitaire et haut fonctionnaire spécialiste des questions de pauvreté. Et l’on comprend mieux pourquoi, en ces temps de réflexion sur l’âge de départ à la retraite, de chômage massif des jeunes et d’effritement de l’Etat providence, un éditeur sérieux ait choisi de nous faire connaître ce texte.

Une société du tout travail
Ce texte commence par souligner le poids des pauvres dans le royaume d’Angleterre. Poids considérable qui augmente les impôts. « On ne saurait, dit Locke, mettre en doute la multiplication des pauvres et la hausse de l’impôt nécessaire pour les secourir. » Tous les contemporains concordent : les pauvres avaient envahi l’Angleterre. Ils venaient de partout et créaient une véritable insécurité. Insécurité d’autant plus vive qu’étant très sévèrement punis, on pouvait être condamné à mort pour un vol, ils n’avaient guère de raison de faire preuve de retenue.

Il faudra attendre la deuxième moitié du 18ème siècle pour que Beccaria recommande de proportionner la peine au délit. A la fin du 17ème siècle, on n’en est pas là. On cherche des solutions pratique sans vraiment s’attacher à comprendre le phénomène. Pour Locke, tout vient du « relâchement de la discipline et (de) la corruption des mœurs, la vertu et l’industrie allant de pair tout comme le vice et l’oisiveté. » Il faudra attendre Malthus pour qu’un siècle plus tard soit proposée une explication démographique de cette explosion de la pauvreté.

Ce n’est donc pas du coté de l’analyse du phénomène que ce livre est intéressant, mais du coté de la solution qu’il propose : la mise au travail des pauvres. Locke, traitant de la pauvreté, invente une société du tout travail, cette société dans laquelle nous vivons et dont nous sentons bien qu’elle touche à ses limites tant il paraît aujourd’hui difficile de donner du travail à tous.

Locke fait une typologie des pauvres : il y a ceux qui ne peuvent pas travailler et ceux qui sont volontairement oisifs, qui pourraient travailler et ne le veulent pas. S’il faut aider les premiers, il faut forcer les seconds à travailler. Et quand je dis forcer, il s’agit bien de cela : il parle, pour ceux qui vivent dans les régions maritimes, et il y en a beaucoup en Angleterre, de travaux forcés dans les galères. Pour les autres, il propose la création de manufactures textiles qui les occupent et les rémunèrent. Il s’agit de mettre les pauvres, tous les pauvres au travail. Les hommes, mais aussi les femmes et les enfants. Il veut créer des écoles d’industrie pour les enfants pour les « rendre sobres et industrieux pour le restant de leurs jours », mais aussi pour libérer leurs mères et leur permettre de travailler. Il procède même à un calcul : « Le remède le plus efficace que nous puissions concevoir (…) est (…) que des écoles d’industrie soient établies dans chaque paroisse, où seront obligés d’aller les enfants de tous ceux qui demandent des secours, âgés de 3 à 14 ans, tant qu’ils habitent avec leurs parents et que les inspecteurs des pauvres ne leur attribuent pas d’autre emploi pour gagner leur vie. Par ce moyen la mère sera soulagée d’une grande partie des difficultés qu’elle rencontre pour élever ses enfants à la maison et elle sera donc libre de travailler. »  Il s’agit donc, on l’a compris, de mettre les enfants au travail pour donner aux mères la possibilité de travailler elles aussi.

Plus de deux siècles de théorie économique nous font deviner qu’il y a là un loup. Locke nous dit que le commerce n’a jamais été aussi prospère en cette fin de 17ème siècle. Soit, mais si l’on avait effectivement créé toutes ces manufactures textiles, si l’on avait employé tous ces pauvres, les manufactures existantes auraient certainement souffert de cette concurrence et créé du chômage. Mais, là n’est pas l’important. L’essentiel est ailleurs : dans l’invention d’une société du tout travail où celui-ci est conçu tout à la fois comme un moyen de lutter contre la pauvreté, de subvenir à ses besoins, de domestiquer, discipliner la société. Locke l’explique sans fard. Les manufactures qu’il appelle de ses vœux ressemblent comme deux gouttes d’eau à des maisons de correction, voire à des prisons.
En publiant ce texte, les PUF nous renvoient à un des fondements de notre société : le rôle ambigu du travail et notre attitude tout aussi ambiguë à son égard : quand nous n’en avons pas nous faisons tout pour en avoir un, mais dés qu’on en a un, on ne rêve que de s’en dégager, d’échapper à ses contraintes et de retrouver la liberté.

Le programme libéral
 Ce texte de Locke n’est que l’un des multiples pamphlets et essais publiés en cette fin de 17ème siècle sur cette question. S’il nous intéresse plus que d’autres, on le doit à la personnalité de Locke, à sa place au Panthéon philosophique mais aussi à son rôle dans le développement des théories de l’éducation moderne : il est l’un des pères de la pédagogie, Jean-Jacques Rousseau s’en est largement inspiré. Or, on retrouve dans ce texte des traces de cette préoccupation. Dans ces écoles, on nourrira les enfants mieux que chez eux, on leur remplira, c’est son expression, le ventre de pain, et on les habituera à travailler dés le plus jeune âge. Le travail est formateur mais pas seulement.

Sorti du milieu des philosophes, on connaît aujourd’hui surtout Locke pour sa théorie des droits de propriété qui a fondé le libéralisme moderne. En étant très schématique, sa thèse revient à dire : je suis propriétaire de mon corps et des actions qui en découlent, de ce que je fais avec lui. Dans un passage célèbre de son deuxième Traité du gouvernement, il se demande quand l’indien devient propriétaire des fruits qu’il cueille ou des animaux qu’il chasse : quand il y applique son travail, quand il les cueille ou quand il les attrape. C’est à ce moment là que ces biens de la nature qui appartenaient à tous deviennent les siens. Cela paraît peu de choses, mais c’est capital : la propriété individuelle n’est ni le produit d’une convention ni le fruit d’un vol, d’une rapine, d’une appropriation violente : elle devient légitime ou, plutôt, il devient illégitime de vouloir s’approprier la propriété d’autrui dés lors qu’elle est le fruit de son travail. Les droits de propriété sont fondés. On ne peut prétendre, comme Proudhon, qu’ils sont du vol.
La question des pauvres comme celle de la propriété sont étroitement liées. C’est ce même travail que Locke veut imposer aux pauvres, pour les discipliner, comme je le disais à l’instant, pour soulager ceux qui ont un travail et paient un impôt de la charge de les soutenir mais aussi pour leur donner la possibilité d’accéder à la propriété. C’est tout le programme libéral qui se met ainsi en place dans ces textes de la fin du 17ème siècle, programme dont nous ne sommes pas sortis. C’est tout cela que nous rappelle ce texte.

Si l’on essayait le cannibalisme ?
Je le disais à l’instant, ce texte de Locke n’est que l’un des multiples essais et pamphlets qui auront été publiés à cette époque sur la question des pauvres. Une question qui a de tous temps intéressé tous ceux qui se préoccupent de questions sociales et a donné lieu bien plus tard, au 19ème siècle, à des travaux qui ont été pour beaucoup à l’origine de nos sciences sociales. On dit que l’ethnologie a été inventée par la baron de Gerando, un philanthrope qui a, sous l’Empire, développé une technique d’observation directe des pauvres. Plus tard, des industriels et des sociologues ont inventé la technique des budgets ouvriers tandis que des médecins s’inquiétaient de l’impact de la pauvreté sur la santé des adultes et des enfants. Mais il faut bien le dire, tout cela est un peu tristounet. Les pauvres font rarement sourire. Et moins encore les solutions pour les sortir de leur misère.

Dieu merci, il y a eu Jonathan Swift pour nous sortir de cette mélancolie. Quelques années après que Locke ait publié son petit texte et sans doute exaspéré par la prolifération des pamphlets de toutes sortes sur le sujet, l’auteur de Gulliver a proposé sa solution au problème de la pauvreté « pour, je le cite, empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à charge à leurs parents et à leur pays et pour les rendre utiles au public. » Ce texte est connu, mais comment résister de le citer une nouvelle fois ?
En voici donc le début :

« C’est une triste chose pour ceux qui se promènent dans cette grande ville ou voyagent dans la campagne, que de voir les rues, les routes et les portes des cabanes encombrées de mendiantes que suivent trois, quatre ou six enfants tous en haillons et importunant chaque passant pour avoir l’aumône. Ces mères, au lieu d’être en état de travailler pour gagner honnêtement leur vie, sont forcées de passer tout leur temps à mendier de quoi nourrir leurs malheureux enfants, qui, lorsqu’ils grandissent, deviennent voleurs faute d’ouvrage, ou quittent leur cher pays natal pour s’enrôler au service du prétendant en Espagne, ou se vendent aux Barbades.
Tous les partis tombent d’accord, je pense, que ce nombre prodigieux d’enfants sur les bras, sur le dos ou sur les talons de leurs mères, et souvent de leurs pères, est, dans le déplorable état de ce royaume, un très-grand fardeau de plus ; c’est pourquoi quiconque trouverait un moyen honnête, économique et facile de faire de ces enfants des membres sains et utiles de la communauté, aurait assez bien mérité du public pour qu’on lui érigeât une statue comme sauveur de la nation.
Mais ma sollicitude est loin de se borner aux enfants des mendiants de profession ; elle s’étend beaucoup plus loin, et jusque sur tous les enfants d’un certain âge, qui sont nés de parents aussi peu en état réellement de pourvoir à leurs besoins que ceux qui demandent la charité dans les rues.Pour ma part, ayant tourné mes pensées depuis bien des années sur cet important sujet, et mûrement pesé les propositions de nos faiseurs de projets, je les ai toujours vus tomber dans des erreurs grossières de calcul. Il est vrai qu’un enfant dont la mère vient d’accoucher peut vivre de son lait pendant une année solaire, avec peu d’autre nourriture, la valeur de deux shillings au plus que la mère peut certainement se procurer, ou l’équivalent en rogatons, dans son légitime métier de mendiante ; et c’est précisément lorsque les enfants sont âgés d’un an que je propose de prendre à leur égard des mesures telles qu’au lieu d’être une charge pour leurs parents ou pour la paroisse, ou de manquer d’aliments et de vêtements le reste de leur vie, ils contribuent, au contraire, à nourrir et en partie à vêtir des milliers de personnes.
Un autre grand avantage de mon projet, c’est qu’il préviendra ces avortements volontaires et cette horrible habitude qu’ont les femmes de tuer leurs bâtards, habitude trop commune, hélas ! parmi nous ; ces sacrifices de pauvres petits innocents (pour éviter la dépense plutôt que la honte, je soupçonne), qui arracheraient des larmes de compassion au cœur le plus inhumain, le plus barbare. »

Et quelle est donc cette solution ? Swift calcule qu’il y a bon an mal 120 000 naissances en Irlande puis il propose son remède : « J’expose donc humblement à la considération du public que des cent vingt mille enfants dont le calcul a été fait, vingt mille peuvent être réservés pour la reproduction de l’espèce, dont seulement un quart de mâles, ce qui est plus qu’on ne réserve pour les moutons, le gros bétail et les porcs ; et ma raison est que ces enfants sont rarement le fruit du mariage, circonstance à laquelle nos sauvages font peu d’attention, c’est pourquoi un mâle suffira au service de quatre femelles ; que les cent mille restant peuvent, à l’âge d’un an, être offerts en vente aux personnes de qualité et de fortune dans tout le royaume, en avertissant toujours la mère de les allaiter copieusement dans le dernier mois, de façon à les rendre dodus et gras pour une bonne table. Un enfant fera deux plats dans un repas d’amis ; et quand la famille dîne seule, le train de devant ou de derrière fera un plat raisonnable, et assaisonné avec un peu de poivre et de sel, sera très-bon bouilli le quatrième jour, spécialement en hiver. »
Il poursuit son texte qui est sans doute ce qui a jamais été écrit de plus amusant, de plus incisif et de plus percutant pour se moquer des raisonnements économiques, avec des considérations sur le prix, la qualité de la chair de ces petits êtres dodus… Mais redevenons un instant sérieux.

Que faire aujourd’hui de ce texte ?
Serge Milano qui présente ce livre en retire quelques conclusions sur nos politiques contemporaines. « L’assistance, écrit-il visant le RMI et le RSA, n’est qu’une alternative (mauvaise) au travail pour tous ceux qui veulent travailler. » « Le message lockéen, poursuit-il, est très simple : le travail précède l’assistance. Rares sont aujourd’hui les personnes qui refusent ce message. Mais peu nombreuses sont celles qui en acceptent les conséquences : inscription obligatoire comme demandeur d’emploi, acceptation de toute offre d’emploi raisonnable, y compris avec réduction importante de salaire, obligation de formation et de reconversion, voire mobilité géographique raisonnable, écart au salaire minimum en vertu du principe de less eligibility… » La réédition de ce petit livre s’inscrit donc dans le cadre des réflexions sur les évolutions de l’Etat providence. Faut-il être plus exigeant avec ceux qui bénéficient de l’assistance ? Qu’ils coûtent cher, les déficits de nos systèmes sociaux nous le rappellent régulièrement. Qu’il y ait ici ou là des abus et des dérives, c’est l’évidence, mais est-ce en les combattant qu’on réglera les problèmes de la pauvreté ? J’en doute.

Plutôt qu’une source d’inspiration, comme semble le faire Serge Milano, je verrai dans ce petit livre un rappel utile de la difficulté de penser la pauvreté et la crise et un rappel utile du rôle du travail dans nos sociétés qui nous aide à subvenir à nos besoins, qui nous discipline et fonde le droit de propriété. Cela fait beaucoup et explique qu’il soit aussi difficile d’en traiter.


1 Comments:

  • Merci pour cette information bien intéressante et votre conclusion, toujours nuancée!AUBE

    By Anonymous Anonyme, at 23/06/2013 18:34  

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