Crise de la culture : du disque au livre
La
crise, la crise, la crise… On ne parle que de cela. En général de manière
abstraite crise financière, crise économique, sans entrer dans le détail. Ce
que font les économistes réunis autour de Philippe Askenazi et Daniel Cohen qui
viennent de publier chez Albin Michel un gros ouvrage, plus de 700 pages, au
titre éloquent : 5 crises. Nous
ne vivons pas seulement une crise économique, nous en vivons plusieurs à la
fois nous disent ces auteurs, tous proches du Cepremap, un groupe de recherche
de l’Ecole Normale Supérieure auquel a longtemps contribué Robert Boyer, l’un
des pères de l’école de la régulation, et auquel collabore aujourd’hui quelques
uns des meilleurs économistes de langue française que l’on retrouve dans ce
livre.
Je
disais donc que ce livre analyse cinq crises : la crise des élites, ce qui
les amène à s’intéresser au cumul des mandats et à la rémunération des patrons,
la crise de la culture, dont je parlerai plus longuement tout à l’heure, la
crise financière avec des articles sur les ménages et les banques centrales, la
crise sociale et, enfin, la crise climatique.
Sans
doute pourrait-on ajouter d’autres crises à celles-ci. Parler d’une crise de
nos systèmes de protection sociale ou de santé, de notre modèle industriel, des
institutions européennes. Sans doute pourrait-on aussi s’interroger, ce que les
auteurs de ce recueil ne font pas, sur cette notion même de crise. Mais peu
importe, ce livre, tel qu’il est présenté, a le mérite de nous montrer que ce
que nous appelons la crise a de multiples facettes.
Le piratage n’a pas réduit les revenus des musiciens
Ce livre est si riche est qu’il est difficile de tout
traiter d’un coup. J’ai donc choisi ce matin de me concentrer sur celle de ces
crises qui est le moins souvent analysée : la crise de la culture. Les
auteurs de ce livre l’abordent sous deux angles : celui du disque, de ses
ventes qui s’effondrent sous le coup du piratage et d’internet, et celui du
livre numérique ou, plutôt, de l’impact de celui-ci sur le prix unique du
livre, cette réglementation imaginée par Jack Lang pour sauver la librairie au
début du premier septennat de François Mitterrand.
Les auteurs de l’article sur la musique commencent par une
information qui surprend et remet en cause beaucoup d’idées reçues : en
s’appuyant sur une étude réalisée sur les membres de l’ADAMI, une société de
gestion collective des droits de propriété intellectuelle des
artistes-interprètes, ils montrent que le revenu médian des musiciens, ce revenu
qui partage la population des musiciens en deux catégories égales, ceux qui ont
plus et ceux qui ont moins, a légèrement augmenté de 2000 à 2008, soit en plein
dans cette période de piratage. Plus étonnant peut-être, les revenus des
musiciens qui gagnent le plus n’a pas non plus diminué. A l’inverse donc, de ce
que l’on nous a dit et répété le piratage n’a pas fait globalement de tort à la
profession. Ce qui ne veut pas dire que
certains n’en aient pas souffert. En fait, le traitement statistique fin auquel
les auteurs de cet article soumettent leurs données fait apparaître plusieurs
catégories. Ils en distinguent cinq que l’on peut regrouper en trois grandes :
- - Les artistes indifférents à la technologie, ils ne l’utilisent pas, ne s’en plaignent pas,
- - ceux qui en ont bénéficié et sont tolérants avec le piratage,
- - ceux qui en ont, à l’inverse, souffert et qui sont très en pointe dans le combat contre. Ce peut être des artistes à succès mais aussi des artistes qui gagnent très mal leur vie avec la musique et qui ont tendance à attribuer leur échec à la révolution technique.
En ont bénéficié ceux qui ont su tirer parti des atouts des
nouvelles technologies numériques qui réduisent, d’un coté, les coûts de
production et, de l’autre, les coûts de diffusion. Avec un home studio on peut
réaliser chez soi, sans techniciens, ce qui demandait, hier, des
investissements lourds. Mettre sur Youtube, Dailymotion ou Myspace des fichiers
électroniques se fait sans dépenses.
En ont également et surtout bénéficié ceux qui ont su
construire des modèles économiques, les auteurs parlent de modèle d’affaires,
qui exploitent ces possibilités techniques. Ce sont, notamment, tous ceux qui
font beaucoup de scène, que le piratage ou, disons plutôt, la libre circulation
sur le net de leurs musiques, fait connaître d’un plus large public qui a envie
de les entendre en vrai, sur scène.
Les principales victimes de la révolution numérique semblent
être, à la lecture de cet article, les maisons de disque. Non seulement elles
en vendent beaucoup moins, mais les artistes les plus engagés dans le
numérique, ceux qui tolèrent le piratage et mettent en ligne quelques unes de
leurs production, refusent ce que l’on appelle les contrats 360°, contrats qui
consistent à confier à un même acteur, la maison de disque, la gestion de
l’ensemble des activités de l’artiste, disques, concert, internet.
L’association internet/festivals/radios
C’est le modèle économique de toutes les professions
musicales qui est en train de changer. Les disquaires ont à peu près disparu,
les maisons de disques souffrent beaucoup et ont du mal à trouver un nouveau
souffle. Mais la musique elle-même n’a pas souffert. Les ventes de disques se
sont effondrées, -30% sur 5 ans, d’après les chiffres les plus récents de la
SACEM, et continuent de dégringoler, mais le spectacle vivant, notamment les
festivals, progresse avec, semble-t-il, une évolution au sein même du spectacle
vivant. D’après la SACEM, on observe une progression rapide des festivals (+13%
en 2012) et une érosion des tournées. Si elle se confirmait cette évolution
pourrait signaler l’émergence d’une autre façon de choisir et faire connaître
la musique.
Hier, c’étaient les maisons de disques qui sélectionnaient
les artistes, qui les faisaient connaître, en organisaient la promotion dans
les radios et sur les télévisions avant de les faire tourner en France. On a vu
qu’elles ont des difficultés, qu’elles vendent moins de disques, la télévision,
qui ne présente plus que des artistes commerciaux est de moins en moins un
support pour la musique. Tout se passe comme si les festivals prenaient
lentement, mais sûrement, ce rôle d’organisateur de la vie musicale. Ce sont
leurs organisateurs qui, de plus en plus, sélectionnent les artistes qui
montent. Ce qu’ils font sur d’autres critères que les maisons de disques :
leurs animateurs s’adressent non plus à un public indifférencié, mais à un
public éclairé, amateur de jazz, de musique improvisée, de musique
contemporaine, de rock alternatif… Ce public est demandeur de nouveautés, les
organisateurs des festivals peuvent donc faire preuve de plus de curiosité, ils
peuvent présenter, inviter des artistes peu connus qui ont su attirer
l’attention sur le net. Ils ne sont pas condamnés à courir derrière le succès,
à rechercher à tous prix les vedettes qui font la une de la presse people et
que produisent les émissions musicales de la télévision. A tous ces artistes, ils
offrent la possibilité de se présenter sur scène mais aussi de se faire
connaître grâce à la diffusion de leurs concerts à la radio. Concerts qui
élargissent le public et l’orientent vers les nouveaux modes de diffusion de la
musique enregistrée.
L’économie de la musique change donc profondément. Au
système maison de disque/télévision/tournées dominant dans les années 80 et
90 semble appelé à succéder un système basé sur internet, les festivals et la
reprise des concerts par les radios qui restent le moyen préféré des
Français pour écouter de la musique (pour plus d’un Français sur trois : 36%),
loin devant les chaines hi-fi.
Ceci dans le cadre d’un intérêt toujours plus grand pour la
musique. On n’en a jamais tant écouté, ce qui ressort d’une enquête qu’Opinion
Way a réalisée pour la SACEM. 80% des Français considèrent la musique comme une
passion ou un plaisir, ils n’étaient que 74% en 2006. 84% disent écouter de la
musique tous les jours et, phénomène qui conforte ce que je disais à l’instant,
un nombre croissant rejette la musique commerciale, celle que l’on entend à la
télévision. Mouvement qui s’accompagne, d’ailleurs, d’une montée en puissance
de la musique classique qui fait aujourd’hui dans les habitudes d’écoute des
Français part égale avec les variétés internationales. Plus on écoute de la
musique, plus on écoute des musiques exigeantes, ce qui n’est pas
surprenant : les festivals dont je parlais à l’instant forment leur
public.
Le livre, une révolution de la production déjà ancienne…
Ce qui est vrai de la musique l’est-il d’autres activités
culturelles ? Je pense, notamment, au livre. Observe-t-on là aussi les mêmes
phénomènes ? La situation est différente. La révolution technologique a
touché plus tôt le monde du livre, du moins dans sa production. Cela fait des
années maintenant que les auteurs adressent à leurs éditeurs des fichiers
numériques, ce qui a réduit les coûts de production du livre et s’est traduit
tout à la fois par une explosion du nombre d’éditeurs, du nombre de livres
publiés, par une plus grande diversité de l’offre éditoriale, on n’a jamais
tant publié de poésie, d’essais de toutes sortes, de romans de tous styles,
mais aussi par une dégradation de la qualité moyenne du livre.
Dégradation que l’on observe dans la qualité des
textes : les fautes sont beaucoup plus nombreuses aujourd’hui qu’hier.
Pour une raison toute simple : les contrôles sur le texte sont moins
nombreux et moins rigoureux. Lorsqu’un texte devait ; il y a 15 ou 20 ans,
être saisi par un typographe ou un claviste, il y avait au moins trois
contrôles : celui du claviste qui resaisissait le texte, celui de l’auteur
qui le relisait avec attention, celui, enfin, de l’éditeur. Le premier de ces
contrôles a disparu, l’auteur relit avec moins de rigueur : ce n’est plus
la saisie qu’il contrôle mais son écriture, ce qui est différent. Quant à
l’éditeur, il a souvent supprimé le poste correction de ses effectifs.
Il est plus difficile de parler de la dégradation du
contenu, de la qualité littéraire des textes. A dire que tout allait mieux hier
on risque de passer pour un « vieux con », mais la multiplication des
maisons d’édition et des publications invite à aller dans ce sens. Le cycle
remise du manuscrit – mise en vente dans les librairies s’est rétréci. Même
dans les plus grandes maisons, les éditeurs, les directeurs de collection
consacrent moins de temps aux livres qu’ils publient. Les échanges entre ces
éditeurs et les auteurs sont moins fréquents, moins denses qu’hier, d’où un
moindre travail sur le texte. Beaucoup de maisons d’éditions semblent avoir
oublié qu’un livre, qu’il s’agisse d’un roman ou d’un essai, est toujours un
travail collectif. S’il n’y a qu’un auteur indiqué sur la page de couverture,
plusieurs personnes ont contribué à la réalisation du livre, à la mise au point
de son contenu.
Un symptôme de cette dégradation est la multiplication des
affaires de plagiat, comme celle qui a amené Gilles Bernheim, le grand rabbin
de France, à démissionner il y a quelques semaines. Si les éditeurs étaient
plus attentifs, ils ne laisseraient pas passer des ouvrages dans lesquels on
retrouve des pages entières tirées de Wikipedia. Mais en ont-ils seulement le
temps ?
Le livre : la révolution de la diffusion à venir
Si la révolution technologique dans la production du livre
est depuis longtemps actée, celle de sa diffusion se met tout juste en place.
Et c’est celle qui intéresse les auteurs de l’article consacré au livre dans
l’ouvrage collectif du CEPREMAP dont je parlais au début de cette chronique. Ils
consacrent leur article à la question du prix unique du livre dont on apprend,
à les lire, qu’il n’est pas une spécificité française. On le retrouve dans un
très grand nombre de pays. Ce prix unique avait été décidé pour faciliter
l’accès au livre, éviter la disparition des librairies au profit de la grande
distribution et, cela allait avec, la diversité de la production. On pouvait,
en effet, craindre qu’une fois disparues les librairies, la grande distribution
se concentre sur les best-sellers et abandonne les livres plus difficiles.
Le numérique modifie naturellement tout cela. La question de
l’accès au livre ne se pose plus de la même manière dés lors que chacun peut,
depuis son ordinateur et où qu’il se trouve, commander des livres sur Amazon,
Decitre, Gibert Jeune… qui plus est, en réduisant les coûts de diffusion et de
fabrication, il peut diminuer le prix du livre. C’est déjà chose faite pour
beaucoup d’ouvrages aujourd’hui mis gratuitement à notre disposition sur le
net.
Même chose pour la diversité. Le numérique devrait même au
contraire la favoriser, les bibliothèques numériques n’ayant pas les
contraintes physiques des librairies. On trouve, d’ailleurs, dans ce livre
quelques chiffres étonnants. Près de 600 000 titres étaient disponibles en 2008
alors que les plus grandes librairies ont rarement plus de 100 000 références,
ce qui veut tout simplement dire que l’on ne trouve pas tout partout. Ce que
savent les amateurs de livres qui, s’ils en ont la possibilité, fréquentent
souvent plusieurs librairies sachant que l’on ne trouve pas les mêmes livres
dans toutes. Le numérique devrait encore améliorer cette diversité de plusieurs
manières :
- - en allongeant l’espérance de vie des livres qui est très courte en librairie, guère plus de trois mois en moyenne,
- - en mettant à disposition l’ensemble des ouvrages déjà publiés. Le numérique supprime le « épuisé chez l’éditeur », « pas disponible » que l’on rencontre si souvent,
- - en donnant la possibilité d’accéder à des livres que les libraires n’ont pas dans leurs rayons, je pense notamment aux livres étrangers.
A première vue, donc, la révolution technologique satisfait
les deux objectifs de la loi sur le prix unique, elle favorise l’accès du plus
grand nombre au livre et assure la diversité, mais à première vue seulement. Elle
ne résout pas, en effet, complètement le problème. Il y a tant de titres
disponibles, près de 600 000 références aujourd’hui, infiniment plus demain,
qu’il est difficile, non pas tant de choisir, que d’être simplement informé de
l’existence de tel ou tel livre. Et c’est là que les libraires jouent un rôle
original : ils font un tri dans la production, présentent des ouvrages sur
leurs grandes tables. Les amateurs savent que s’ils cherchent un roman, un
livre de science-fiction, de psychanalyse, de sciences-humaines… ils ont plus
de chance de le trouver ici que là… ils savent que tel libraire suit bien
l’actualité philosophique et tel autre l’histoire ou la géographie. C’est
souvent affaire de goût des libraires, de la rencontre de libraires et de
quelques clients qui par le jeu du bouche à oreille amènent leurs amis, leurs
connaissances…
C’est cela qu’il va falloir réinventer. Comment ?
certains libraires ont commencé de multiplier les signatures, d’autres reçoivent
des auteurs pour des lectures ou des échanges avec les auteurs. Ce sont des
pistes dont on ne sait pas encore ce qu’elles donneront et dont on ne sait pas
si elles suffiront. Les auteurs de l’article que je citais s’intéressent eux,
plutôt, à des mécanismes qui permettraient de beaucoup mieux rémunérer les libraires
sur les premières ventes, surtout celles de libres réputés difficiles, ce qui les
inciterait à lancer ces livres, à les aider à trouver leurs lecteurs et leur
permettrait de se faire une place dans la nouvelle économie de l’édition qui se
met en place.
C’est une idée intéressante qui a le mérite de tenir compte
de la révolution technologique en cours. C’est sans doute la meilleure manière
de s’y adapter. Une bien meilleure manière que ces poursuites en justice que l’industrie
du disque a multipliées pour se protéger d’une vague déferlante qui ne pouvait
que la bousculer.
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