Les chroniques économiques de Bernard Girard

23.4.13

Crise de la culture : du disque au livre





La crise, la crise, la crise… On ne parle que de cela. En général de manière abstraite crise financière, crise économique, sans entrer dans le détail. Ce que font les économistes réunis autour de Philippe Askenazi et Daniel Cohen qui viennent de publier chez Albin Michel un gros ouvrage, plus de 700 pages, au titre éloquent : 5 crises. Nous ne vivons pas seulement une crise économique, nous en vivons plusieurs à la fois nous disent ces auteurs, tous proches du Cepremap, un groupe de recherche de l’Ecole Normale Supérieure auquel a longtemps contribué Robert Boyer, l’un des pères de l’école de la régulation, et auquel collabore aujourd’hui quelques uns des meilleurs économistes de langue française que l’on retrouve dans ce livre.

Je disais donc que ce livre analyse cinq crises : la crise des élites, ce qui les amène à s’intéresser au cumul des mandats et à la rémunération des patrons, la crise de la culture, dont je parlerai plus longuement tout à l’heure, la crise financière avec des articles sur les ménages et les banques centrales, la crise sociale et, enfin, la crise climatique.

Sans doute pourrait-on ajouter d’autres crises à celles-ci. Parler d’une crise de nos systèmes de protection sociale ou de santé, de notre modèle industriel, des institutions européennes. Sans doute pourrait-on aussi s’interroger, ce que les auteurs de ce recueil ne font pas, sur cette notion même de crise. Mais peu importe, ce livre, tel qu’il est présenté, a le mérite de nous montrer que ce que nous appelons la crise a de multiples facettes.

Le piratage n’a pas réduit les revenus des musiciens
Ce livre est si riche est qu’il est difficile de tout traiter d’un coup. J’ai donc choisi ce matin de me concentrer sur celle de ces crises qui est le moins souvent analysée : la crise de la culture. Les auteurs de ce livre l’abordent sous deux angles : celui du disque, de ses ventes qui s’effondrent sous le coup du piratage et d’internet, et celui du livre numérique ou, plutôt, de l’impact de celui-ci sur le prix unique du livre, cette réglementation imaginée par Jack Lang pour sauver la librairie au début du premier septennat de François Mitterrand.

Les auteurs de l’article sur la musique commencent par une information qui surprend et remet en cause beaucoup d’idées reçues : en s’appuyant sur une étude réalisée sur les membres de l’ADAMI, une société de gestion collective des droits de propriété intellectuelle des artistes-interprètes, ils montrent que le revenu médian des musiciens, ce revenu qui partage la population des musiciens en deux catégories égales, ceux qui ont plus et ceux qui ont moins, a légèrement augmenté de 2000 à 2008, soit en plein dans cette période de piratage. Plus étonnant peut-être, les revenus des musiciens qui gagnent le plus n’a pas non plus diminué. A l’inverse donc, de ce que l’on nous a dit et répété le piratage n’a pas fait globalement de tort à la profession.  Ce qui ne veut pas dire que certains n’en aient pas souffert. En fait, le traitement statistique fin auquel les auteurs de cet article soumettent leurs données fait apparaître plusieurs catégories. Ils en distinguent cinq que l’on peut regrouper en trois grandes :
  • -       Les artistes indifférents à la technologie, ils ne l’utilisent pas, ne s’en plaignent pas,
  • -       ceux qui en ont bénéficié et sont tolérants avec le piratage,
  • -       ceux qui en ont, à l’inverse, souffert et qui sont très en pointe dans le combat contre. Ce peut être des artistes à succès mais aussi des artistes qui gagnent très mal leur vie avec la musique et qui ont tendance à attribuer leur échec à la révolution technique.


En ont bénéficié ceux qui ont su tirer parti des atouts des nouvelles technologies numériques qui réduisent, d’un coté, les coûts de production et, de l’autre, les coûts de diffusion. Avec un home studio on peut réaliser chez soi, sans techniciens, ce qui demandait, hier, des investissements lourds. Mettre sur Youtube, Dailymotion ou Myspace des fichiers électroniques se fait sans dépenses.

En ont également et surtout bénéficié ceux qui ont su construire des modèles économiques, les auteurs parlent de modèle d’affaires, qui exploitent ces possibilités techniques. Ce sont, notamment, tous ceux qui font beaucoup de scène, que le piratage ou, disons plutôt, la libre circulation sur le net de leurs musiques, fait connaître d’un plus large public qui a envie de les entendre en vrai, sur scène.

Les principales victimes de la révolution numérique semblent être, à la lecture de cet article, les maisons de disque. Non seulement elles en vendent beaucoup moins, mais les artistes les plus engagés dans le numérique, ceux qui tolèrent le piratage et mettent en ligne quelques unes de leurs production, refusent ce que l’on appelle les contrats 360°, contrats qui consistent à confier à un même acteur, la maison de disque, la gestion de l’ensemble des activités de l’artiste, disques, concert, internet.

L’association internet/festivals/radios
C’est le modèle économique de toutes les professions musicales qui est en train de changer. Les disquaires ont à peu près disparu, les maisons de disques souffrent beaucoup et ont du mal à trouver un nouveau souffle. Mais la musique elle-même n’a pas souffert. Les ventes de disques se sont effondrées, -30% sur 5 ans, d’après les chiffres les plus récents de la SACEM, et continuent de dégringoler, mais le spectacle vivant, notamment les festivals, progresse avec, semble-t-il, une évolution au sein même du spectacle vivant. D’après la SACEM, on observe une progression rapide des festivals (+13% en 2012) et une érosion des tournées. Si elle se confirmait cette évolution pourrait signaler l’émergence d’une autre façon de choisir et faire connaître la musique.

Hier, c’étaient les maisons de disques qui sélectionnaient les artistes, qui les faisaient connaître, en organisaient la promotion dans les radios et sur les télévisions avant de les faire tourner en France. On a vu qu’elles ont des difficultés, qu’elles vendent moins de disques, la télévision, qui ne présente plus que des artistes commerciaux est de moins en moins un support pour la musique. Tout se passe comme si les festivals prenaient lentement, mais sûrement, ce rôle d’organisateur de la vie musicale. Ce sont leurs organisateurs qui, de plus en plus, sélectionnent les artistes qui montent. Ce qu’ils font sur d’autres critères que les maisons de disques : leurs animateurs s’adressent non plus à un public indifférencié, mais à un public éclairé, amateur de jazz, de musique improvisée, de musique contemporaine, de rock alternatif… Ce public est demandeur de nouveautés, les organisateurs des festivals peuvent donc faire preuve de plus de curiosité, ils peuvent présenter, inviter des artistes peu connus qui ont su attirer l’attention sur le net. Ils ne sont pas condamnés à courir derrière le succès, à rechercher à tous prix les vedettes qui font la une de la presse people et que produisent les émissions musicales de la télévision. A tous ces artistes, ils offrent la possibilité de se présenter sur scène mais aussi de se faire connaître grâce à la diffusion de leurs concerts à la radio. Concerts qui élargissent le public et l’orientent vers les nouveaux modes de diffusion de la musique enregistrée.

L’économie de la musique change donc profondément. Au système maison de disque/télévision/tournées dominant dans les années 80 et 90 semble appelé à succéder un système basé sur internet, les festivals et la reprise des concerts par les radios qui restent le moyen préféré des Français pour écouter de la musique (pour plus d’un Français sur trois : 36%), loin devant les chaines hi-fi.

Ceci dans le cadre d’un intérêt toujours plus grand pour la musique. On n’en a jamais tant écouté, ce qui ressort d’une enquête qu’Opinion Way a réalisée pour la SACEM. 80% des Français considèrent la musique comme une passion ou un plaisir, ils n’étaient que 74% en 2006. 84% disent écouter de la musique tous les jours et, phénomène qui conforte ce que je disais à l’instant, un nombre croissant rejette la musique commerciale, celle que l’on entend à la télévision. Mouvement qui s’accompagne, d’ailleurs, d’une montée en puissance de la musique classique qui fait aujourd’hui dans les habitudes d’écoute des Français part égale avec les variétés internationales. Plus on écoute de la musique, plus on écoute des musiques exigeantes, ce qui n’est pas surprenant : les festivals dont je parlais à l’instant forment leur public.

Le livre, une révolution de la production déjà ancienne…
Ce qui est vrai de la musique l’est-il d’autres activités culturelles ? Je pense, notamment, au livre. Observe-t-on là aussi les mêmes phénomènes ? La situation est différente. La révolution technologique a touché plus tôt le monde du livre, du moins dans sa production. Cela fait des années maintenant que les auteurs adressent à leurs éditeurs des fichiers numériques, ce qui a réduit les coûts de production du livre et s’est traduit tout à la fois par une explosion du nombre d’éditeurs, du nombre de livres publiés, par une plus grande diversité de l’offre éditoriale, on n’a jamais tant publié de poésie, d’essais de toutes sortes, de romans de tous styles, mais aussi par une dégradation de la qualité moyenne du livre.

Dégradation que l’on observe dans la qualité des textes : les fautes sont beaucoup plus nombreuses aujourd’hui qu’hier. Pour une raison toute simple : les contrôles sur le texte sont moins nombreux et moins rigoureux. Lorsqu’un texte devait ; il y a 15 ou 20 ans, être saisi par un typographe ou un claviste, il y avait au moins trois contrôles : celui du claviste qui resaisissait le texte, celui de l’auteur qui le relisait avec attention, celui, enfin, de l’éditeur. Le premier de ces contrôles a disparu, l’auteur relit avec moins de rigueur : ce n’est plus la saisie qu’il contrôle mais son écriture, ce qui est différent. Quant à l’éditeur, il a souvent supprimé le poste correction de ses effectifs.

Il est plus difficile de parler de la dégradation du contenu, de la qualité littéraire des textes. A dire que tout allait mieux hier on risque de passer pour un « vieux con », mais la multiplication des maisons d’édition et des publications invite à aller dans ce sens. Le cycle remise du manuscrit – mise en vente dans les librairies s’est rétréci. Même dans les plus grandes maisons, les éditeurs, les directeurs de collection consacrent moins de temps aux livres qu’ils publient. Les échanges entre ces éditeurs et les auteurs sont moins fréquents, moins denses qu’hier, d’où un moindre travail sur le texte. Beaucoup de maisons d’éditions semblent avoir oublié qu’un livre, qu’il s’agisse d’un roman ou d’un essai, est toujours un travail collectif. S’il n’y a qu’un auteur indiqué sur la page de couverture, plusieurs personnes ont contribué à la réalisation du livre, à la mise au point de son contenu.

Un symptôme de cette dégradation est la multiplication des affaires de plagiat, comme celle qui a amené Gilles Bernheim, le grand rabbin de France, à démissionner il y a quelques semaines. Si les éditeurs étaient plus attentifs, ils ne laisseraient pas passer des ouvrages dans lesquels on retrouve des pages entières tirées de Wikipedia. Mais en ont-ils seulement le temps ?

Le livre : la révolution de la diffusion à venir
Si la révolution technologique dans la production du livre est depuis longtemps actée, celle de sa diffusion se met tout juste en place. Et c’est celle qui intéresse les auteurs de l’article consacré au livre dans l’ouvrage collectif du CEPREMAP dont je parlais au début de cette chronique. Ils consacrent leur article à la question du prix unique du livre dont on apprend, à les lire, qu’il n’est pas une spécificité française. On le retrouve dans un très grand nombre de pays. Ce prix unique avait été décidé pour faciliter l’accès au livre, éviter la disparition des librairies au profit de la grande distribution et, cela allait avec, la diversité de la production. On pouvait, en effet, craindre qu’une fois disparues les librairies, la grande distribution se concentre sur les best-sellers et abandonne les livres plus difficiles.

Le numérique modifie naturellement tout cela. La question de l’accès au livre ne se pose plus de la même manière dés lors que chacun peut, depuis son ordinateur et où qu’il se trouve, commander des livres sur Amazon, Decitre, Gibert Jeune… qui plus est, en réduisant les coûts de diffusion et de fabrication, il peut diminuer le prix du livre. C’est déjà chose faite pour beaucoup d’ouvrages aujourd’hui mis gratuitement à notre disposition sur le net.

Même chose pour la diversité. Le numérique devrait même au contraire la favoriser, les bibliothèques numériques n’ayant pas les contraintes physiques des librairies. On trouve, d’ailleurs, dans ce livre quelques chiffres étonnants. Près de 600 000 titres étaient disponibles en 2008 alors que les plus grandes librairies ont rarement plus de 100 000 références, ce qui veut tout simplement dire que l’on ne trouve pas tout partout. Ce que savent les amateurs de livres qui, s’ils en ont la possibilité, fréquentent souvent plusieurs librairies sachant que l’on ne trouve pas les mêmes livres dans toutes. Le numérique devrait encore améliorer cette diversité de plusieurs manières :
  • -       en allongeant l’espérance de vie des livres qui est très courte en librairie, guère plus de trois mois en moyenne,
  • -       en mettant à disposition l’ensemble des ouvrages déjà publiés. Le numérique supprime le « épuisé chez l’éditeur », « pas disponible » que l’on rencontre si souvent,
  • -       en donnant la possibilité d’accéder à des livres que les libraires n’ont pas dans leurs rayons, je pense notamment aux livres étrangers.


A première vue, donc, la révolution technologique satisfait les deux objectifs de la loi sur le prix unique, elle favorise l’accès du plus grand nombre au livre et assure la diversité, mais à première vue seulement. Elle ne résout pas, en effet, complètement le problème. Il y a tant de titres disponibles, près de 600 000 références aujourd’hui, infiniment plus demain, qu’il est difficile, non pas tant de choisir, que d’être simplement informé de l’existence de tel ou tel livre. Et c’est là que les libraires jouent un rôle original : ils font un tri dans la production, présentent des ouvrages sur leurs grandes tables. Les amateurs savent que s’ils cherchent un roman, un livre de science-fiction, de psychanalyse, de sciences-humaines… ils ont plus de chance de le trouver ici que là… ils savent que tel libraire suit bien l’actualité philosophique et tel autre l’histoire ou la géographie. C’est souvent affaire de goût des libraires, de la rencontre de libraires et de quelques clients qui par le jeu du bouche à oreille amènent leurs amis, leurs connaissances…

C’est cela qu’il va falloir réinventer. Comment ? certains libraires ont commencé de multiplier les signatures, d’autres reçoivent des auteurs pour des lectures ou des échanges avec les auteurs. Ce sont des pistes dont on ne sait pas encore ce qu’elles donneront et dont on ne sait pas si elles suffiront. Les auteurs de l’article que je citais s’intéressent eux, plutôt, à des mécanismes qui permettraient de beaucoup mieux rémunérer les libraires sur les premières ventes, surtout celles de libres réputés difficiles, ce qui les inciterait à lancer ces livres, à les aider à trouver leurs lecteurs et leur permettrait de se faire une place dans la nouvelle économie de l’édition qui se met en place.

C’est une idée intéressante qui a le mérite de tenir compte de la révolution technologique en cours. C’est sans doute la meilleure manière de s’y adapter. Une bien meilleure manière que ces poursuites en justice que l’industrie du disque a multipliées pour se protéger d’une vague déferlante qui ne pouvait que la bousculer.