Les capitalistes sont aussi des passagers clandestins
Il y aura
bientôt cinquante ans, en 1966, un sociologue et économiste américain, Mancur
Olson a écrit un livre, La logique de
l’action collective, qui s’est
rapidement imposé comme l’une des sources majeures de la réflexion économique contemporaine.
Dans ce livre, son auteur qui a toute sa vie enseigné l’économie mais dont
l’œuvre a rapidement franchi les frontières de sa discipline, s’interroge sur
la capacité d’individus qui ont des intérêts communs à s’unir pour mieux les
défendre. Il se demande, au fond, s’il est vrai que des gens qui ont des
intérêts communs ont bien intérêt à s’associer pour les défendre. Cela paraît,
à première vue évident : pourquoi y aurait-il des syndicats, des lobbies,
des associations de toutes sortes si ces institutions ne servaient justement à
mobiliser des acteurs sociaux ayant les mêmes intérêts pour les défendre ?
Mais ce qui paraît évident à première vue ne l’est pas forcément lorsque l’on
regarde plus dans le détail : « Il
n’est pas vrai, explique Mancur Olson, que
l’idée que les groupes agissent dans leur intérêt découle logiquement des
prémisses d’un comportement rationnel et intéressé. Que les membres d’un groupe
aient avantage à atteindre leur objectif commun ne veut pas dire qu’il agiront
de manière à y parvenir (…) En réalité, ajoute-t-il, des individus raisonnables et intéressés ne s’emploieront pas
volontairement à défendre les intérêts du groupe. » Au cœur de cette
thèse, il y a l’image du passager clandestin ou du cavalier solitaire, de celui
qui, alors même qu’il bénéficie de l’action collective, n’y participe
pas : à quoi bon puisque de toutes manières les autres vont se battre pour
lui.
Ce
livre a surtout servi dans les années 70 à attaquer les fondements du marxisme,
de sa théorie des classes et du syndicalisme. Il a permis de comprendre les
dérives bureaucratiques de toutes les organisations collectives qui avaient
pour ambition de défendre les intérêts
du plus grand nombre. Dès lors que chacun se comporte en passager clandestin,
ceux qui investissent dans ces organisations collectives, qui leur consacrent
leur vie le font moins pour améliorer le sort du plus grand nombre que pour
satisfaire des ambitions personnelles.
Quand
on le relit aujourd’hui, on y trouve des éléments qui permettent de mieux
comprendre le comportement et les évolutions du capitalisme contemporain.
Les capitalistes en passagers clandestins
Que sont aujourd’hui, en effet, les capitalistes sinon des
passagers clandestins, des agents économiques qui profitent des investissements
collectifs, qu’il s’agisse de ceux de la collectivité dans les infrastructures,
les routes, les ponts, les réseaux de transport, d’énergie, que de ceux dans
l’éducation, la sécurité, tout en faisant tout pour échapper à leur
financement ?
On l’a compris, je fais allusion à ce qu’il est convenu
d’appeler depuis quelques mois en France le ras-le-bol fiscal, ras-le-bol que
les entreprises et leurs représentants sont les premiers à dénoncer. Je pense à
Pierre Gattaz, le Président du MEDEF disant il y a quelques jours :
« Nous sommes dans une situation où
il y a un ras-le-bol fiscal, il y a une souffrance énorme qui peut se
transformer en exacerbation ou en colère des patrons », colère qu’il
attisait lui-même en déclarant quelques instants plus tôt : « Nous avons une pression fiscale qui dure
depuis des années et qui n'a pas arrêté de s'aggraver depuis 30 ans »,
faisant ainsi fi des efforts réalisés depuis des décennies par tous les
gouvernements un peu partout dans le monde industrialisé pour réduire les
impôts des entreprises. Le taux d’imposition des sociétés en France, a la
réputation d’être particulièrement élevé, d’être l’un des plus élevés en
Europe, il est de 33, 3% des bénéfices réalisés depuis 1993. Il était de 50% au
début des années 80. Il a donc diminué de manière significative depuis et a
continué de le faire avec, notamment, le Crédit d’Impôt pour la Compétitivité
et l’Emploi, le CICE, qu’a mis en place le gouvernement Ayrault. Cela peut,
malgré cette baisse, paraître beaucoup, mais son importance doit être
relativisée :
- L’impôt sur les entreprises ne concerne qu’une entreprise sur trois : Le tiers seulement des entreprises françaises soit approximativement 1,4 million d'entreprises en relève, les autres relèvent d’autres régimes ;
- ce taux de 33% ne concerne qu’une toute petite minorité d’entreprises : celles qui réinvestissent leurs bénéfices, celles qui font un chiffre d’affaires inférieur à 7 millions d’€ y échapper puisqu’elles n’ont à payer que 15% de leurs bénéfices sous forme d’impôts. Pour peu qu’elles fassent des bénéfices, naturellement…
- les entreprises ne paient d’impôts que sur les bénéfices réalisés en France, ce qui permet à toutes celles qui travaillent à l’étranger d’y échapper voire même si elles ont des établissements à l’étranger de mettre en place des procédures pour réduire leur imposition.
De fait, les entreprises et, d’abord, les plus importantes,
n’ont de cesse de tout faire pour échapper à cet impôt. Ce qu’elles réussissent
très bien comme on peut en juger en regardant la part de cet impôt sur les sociétés
dans le PIB de la nation : moins de 3% en France.
Quand les entreprises font tout pour échapper à l’impôt…
Cette volonté d’échapper à l’impôt n’est pas propre aux
entreprises françaises. On la retrouve identique dans les entreprises
installées dans des pays qui pratiquent des taux d’imposition sur les sociétés
plus faibles. Elle prend les formes les plus variées.
On sait comment les entreprises internet, les Facebook,
Google, les entreprises informatiques, Apple et bien d’autres, profitent des
différents taux d’imposition pour échapper à l’impôt sur les sociétés. Facturer
ses prestations en Irlande permet à Google d’échapper aux impôts ailleurs en
Europe, mais il y a bien d’autres méthodes. L’une des plus classiques consiste
à jouer sur ce qu’on appelle les prix de transfert. Le procédé intéresse les
entreprises qui ont des établissements à l’étranger, ce qui leur permet de
choisir les pays dans lesquels verser des impôts. Si une entreprise a, par
exemple, des activités dans un pays à taux d’imposition élevé et d’autres dans
un pays à taux d’imposition faible, il lui suffit d’ajuster ses prix de
transfert interner, les prix auxquels ses filiales des pays à impôts élevés
vont racheter les produits fabriqués dans les pays à taux faible pour ne faire
de bénéfices que là où les impôts sont le plus faibles.
Mais il n’y a pas que ces techniques comptables qui ont fait
leurs preuves et que l’on connaît bien. Il y a aussi le choix de structures
juridiques adaptées qui ont ces quinze ou vingt dernières années profondément
transformé le capitalisme international, notamment le capitalisme américain, et
contribué à enrichir un peu plus encore les plus riches.
Quand les actionnaires veulent échapper à la double taxation…
A la fin des années vingt, les théoriciens de l’entreprise
ont mis en évidence les transformations que vivaient les sociétés cotées en
bourse. La multiplication des grandes entreprises, la dispersion, la dilution
de leur capital avait eu pour effet de réduire le contrôle des actionnaires sur
l’entreprise. Deux économistes, Berle et Means, sont restés célèbres pour avoir
dénoncé ces dérives. Ils les ont si bien dénoncées que dans les années qui ont
suivi la publication de leur livre, les autorités boursières ont mis en place,
aux Etats-Unis, toute une série de mesures pour protéger les actionnaires des
pratiques du management. Ces mesures n’ont pas empêché celui-ci de continuer de
profiter de sa position centrale : fort de ses compétences et de sa
connaissance de l’activité de l’entreprise, celui-ci peut détourner une partie
des richesses que produit l’entreprise à son bénéfice. C’est ce qui a notamment
donné lieu dans les années soixante au développement de ces conglomérats et de
cette technostructure qu’a décrite John Kenneth Galbraith dans plusieurs ouvrages
devenus célèbres, notamment dans Le Nouvel Etat Industriel, livre publié en
1967, soit tout juste un an après la Logique de l’action collective de Mancur
Olson dont je parlais un peu plus haut.
La distribution de dividendes est l’un des instruments que
le management a utilisés pour détourner à son profit les richesses produites
par les entreprises. En toute bonne logique, une entreprise qui a de bons
résultats devrait distribuer des dividendes importants à ses actionnaires. Or,
on le sait, ce n’est en général pas le cas. Il est arrivé que les actionnaires
protestent, mais ils sont en général le plus souvent silencieux. A cela
plusieurs motifs :
- ils ne maîtrisent pas les comptes de l’entreprise et il leur est très difficile de contester les décisions comptables de l’entreprise,
- ils disposent en général de trop peu d’actions de l’entreprise pour que les dividendes soient une source de revenus importante,
- ils choisissent, s’ils sont très actifs, des stratégies qui leur permettent d’acheter à bas prix des actions pour les revendre quand le cours a monté ; s’ils sont passifs, ils espèrent une croissance régulière de leur capital. Dans un cas comme dans l’autre, ils se moquent un peu des dividendes.
Cette indifférence de l’actionnaire s’est longtemps nourrie
de ce que ses critiques appellent la double taxation des revenus de
l’entreprise : impôt que les sociétés doivent payer sur leurs bénéfices
auquel s’ajoute l’impôt sur le revenu que doivent payer les actionnaires
lorsqu’ils reçoivent des dividendes.
Cette double taxation a des justifications. La principale
étant que l’entreprise et ses actionnaires sont des personnes différentes. Pour
les petits actionnaires qui ne peuvent au mieux espérer que de faibles
dividendes, elle n’est en réalité pas très gênante mais pour les gros actionnaires
il en va tout autrement. Lorsque les sommes deviennent importantes, il paraît tout
à la fois habile et avantageux :
- d’insister pour recevoir de gros dividendes, d’inciter le management à verser aux actionnaires l’essentiel des bénéfices réalisés par l’entreprise,
- et de tout faire pour échapper à cette double taxation.
Habile et avantageux pour ceux qui en bénéficient pour les
actionnaires les plus riches parce que pour le reste de la collectivité, il
peut en aller autrement : la distribution de dividendes importants a de
bonnes chances de se faire au dépens des investissements nécessaires pour la
croissance de l’entreprise et la création d’emplois. D’où la préférence marquée
de ces entreprises pour le financement par la dette que l’on cherche à
rembourser par des gains de productivité, gains qui se font au dépens des
salarié et des sous-traitants.
Encore faut-il échapper à la double taxation. C’est possible
avec des structures juridiques adaptées, avec notamment ce que l’on appelle en
France les sociétés par commandite et, aux Etats-Unis, les Master Limited
Partnership, ce que les spécialistes appellent outre-Atlantique des MLP . Pour
des motifs liés aux réglementations fiscales et qu’il serait trop long et trop
technique de développer, ces MLP se sont
multipliés ces dernières années. Ils représentent aujourd’hui 9% des
entreprises cotées, ils ont représente 10% des dividendes distribués par ces
entreprises en bourse et, surtout, ce qui montre l’intérêt des capitalistes,
ils ont recueilli 28% des capitaux investis en bourse. Plus des 2/3 des
nouvelles entreprises cotées sont construites sur ce modèle. Il s’agit
évidemment pour les plus riches tout à la fois d’augmenter leurs revenus et de
réduire un taux d’imposition qui a déjà beaucoup diminué ces dernières années.
Cette évolution du capitalisme américain est peu connue,
elle a été relativement peu documentée, mais elle explique la montée des
inégalités que l’on observe outre-Atlantique depuis une vingtaine d’années. Ces
mécanismes renforcent le pouvoir des actionnaires sur le management, incite
celui-ci à générer le maximum de bénéfices, à se préoccuper du court terme
plutôt que du moyen ou du long terme. Ils contribuent également à réduire, je
l’ai déjà dit, les revenus de l’Etat.
L’entreprise en passager clandestin et la théorie de Kapp
Ces analyses invitent à revisiter la vulgate contemporaine
qui fait des entreprises les institutions créatrices de richesses, les seules,
entend-on souvent dire. Revisiter et réviser. Que les entreprises créent des
richesses, cela va de soi. Mais elles ne font pas que cela. Elles font aussi
tout pour échapper à l’impôt, pour échapper au financement des services, des
infrastructures qu’elles utilisent et sans lesquelles elles ne sauraient se
développer. Elles font cela au bénéfice des plus gros de leurs actionnaires, de
ceux qui les contrôlent forçant ainsi les gouvernements à s’endetter et à
augmenter la pression fiscale sur les salariés et les ménages. Dettes et
pressions fiscales augmentent d’autant plus qu’il revient à la collectivité de
corriger les nuisances que ces mêmes entreprises produisent massivement.
J’ai cité tout au long de cette chronique quelques textes
anciens mais célèbres chez les économistes : le livre de Berle et Means,
publié en 1932, les livres de Mancur Olson et Galbraith publiés respectivement
en 1966 et 1967, je voudrais conclure en rappelant la thèse méconnue d’un
économiste hétérodoxe, un des pères de l’écologie économique : Karl-William
Kapp. Pour cet économiste, les bénéfices des entreprises sont pour une part le
fruit des coûts qu’elles réussissent à faire financer par la collectivité :
la lutte contre la pollution industrielle est l’exemple qu’il développe.
Passagers clandestins occupés à échapper à l’impôt, d’un
coté, habile à transférer à la collectivité une partie de leurs coûts, de l’autre,
les entreprises ne sont pas seulement ces créateurs de richesses que l’on nous
présente habituellement. Ce qui devrait inciter à prendre avec une pointe d’ironie
les plaintes de ses représentants.