Les chroniques économiques de Bernard Girard

2.4.13

De la difficulté de gouverner





Avant de répondre à la question de David Pujadas sur le budget de la défense, François Hollande a fait un aparté significatif : sur quelque sujet que j’envisage une réduction des dépenses, immédiatement, dit-il en substance, je vois s’élever des protestations, on me dit que l’on a bien conscience de la dureté des temps, qu’il est bien sûr nécessaire de faire des économies, mais surtout pas là… là pouvant être aussi bien la santé, l’éducation, la défense, la justice, la sécurité…

Cette phrase passée inaperçue est sans doute au cœur des difficultés que rencontre aujourd’hui François Hollande. D’un coté, il faut réduire les déficits, réduire les dépenses, ce qui suppose prendre des mesures radicales ; de l’autre, chaque action radicale que ce soit dans le domaine de la fiscalité, de l’organisation mobilise massivement l’opinion contre.

Les retraites sont une bonne illustration de ce dilemme. A peine, François Hollande avait-il indiqué qu’il faudrait allonger la durée des cotisations pour éviter la faillite des systèmes de retraite que Jean-Claude Mailly rappelait que la plupart des salariés quittant, en général contre leur volonté, le travail bien avant 60 ans, l’allongement de la durée des cotisations ne pouvait que les pénaliser un peu plus. Qui a raison ? Mais tous deux pardi. D’où ce dilemme qui llustre la difficulté de gouverner aujourd’hui. Difficulté que l’on ne rencontre pas qu’en France mais que la situation française permet, je crois, d’éclairer.

La Belgique, l'Italie, les Etats-Unis
Pendant plusieurs mois, 542 jours, la Belgique est resté en 2011 sans gouvernement. L’Italie ne réussit pas à en former un. Ce qui amène à se poser cette question toute simple : comment un pays peut-il se gouverner sans gouvernement ? sans gouvernement légitime puisque les affaires courantes sont traitées par le gouvernement en place ? on n’en parle plus mais c’est Mario Monti, pourtant désavoué par les électeurs qui continue de gérer les affaires italiennes. Situation pénible qui lui a fait dire il y a quelques jours : « Ce gouvernement a hâte d'être soulagé de sa charge. »

On peut expliquer les difficultés belge et italienne par la montée des populismes qui rendent impossible la constitution d’une majorité, mais même là où il y a un gouvernement les choses ne sont pas si simples. On a vu comment Obama a passé son premier mandat à se battre contre un congrès républicain et s’est épuisé à faire passer sa réforme de la santé, réforme sur laquelle il a du rabattre de ses ambitions et qui l’a empêché d’avancer dans d’autres domaines.

François Hollande est apparemment dans une meilleur position puisqu’il contrôle tout à la fois l’exécutif, le législatif, l’Assemblée Nationale et le Sénat, la plupart des régions et des grandes villes et cependant il est parti pour éprouver les plus grandes difficultés pour faire passer des réformes qu’il a, pourtant, dans leurs grandes lignes annoncées lors de sa campagne.  
  
Le temps long de la réforme, le temps court de l’opinion
Pour les experts les choses sont relativement simples. Si tous ne sont pas d’accord sur les solutions, chacun a une vision bien nette de ce qu’il faudrait faire. Ainsi, Elie Cohen, dans Telos nous explique-t-il ce que François Hollande devrait faire pour conclure, ses propositions sont simples, carrées, précises, mais, ajoute-t-il, le Président ne fera rien de tout cela même s’il partage ces analyses. Pourquoi ? Parce que, poursuit Elie Cohen, « Pour un homme politique, la gestion du temps et l’appréciation du rapport de forces sont les principales qualités requises pour durer. Tout l’art alors est de trouver la voie pour faire accepter ce qui est nécessaire. (…) F. Hollande estime qu’il ne peut simplement pas affronter les syndicats sur la formation, sur l’indemnisation du chômage ou sur la réforme systémique des retraites. Il ne peut défier son propre groupe parlementaire en reconfigurant l’appareil d’Etat et le système de protection sociale. Il ne peut affronter les élus locaux qui forment l’armature du Parti par une réforme réelle du millefeuille territorial. »  Ce que l’expert juge bon, le politique ne peut tout simplement pas le mettre en œuvre. Et c’est là sans doute que l’on saisit bien le rôle du politique, qui n’est pas celui de l’expert.

Le politique doit tenir compte de la faisabilité des réformes, des rapports de force mais aussi de l’impatience de l’opinion, toutes choses que l’expert tout entier tourné vers les solutions peut ignorer. La dernière intervention télévisée de François Hollande a merveilleusement illustré l’une des difficultés que rencontre le politique et qu’ignore l’expert : la contradiction entre le temps long de la réforme et le temps court du jugement de l’opinion.

François Hollande nous a une nouvelle fois, une fois de trop ? expliqué les réformes mises en œuvre pour lutter contre le chômage, emplois d’avenir, contrats de génération… ces mesures seront peut-être efficaces à moyen terme, mais pour l’heure personne ne voit rien venir. Et pour cause ! elles entrent tout juste en application et il faudra sans doute des mois avant que l’administration se mette en branle, que les acteurs s’en emparent et que les premiers résultats apparaissent. Il ne peut pas en être autrement, mais l’opinion n’en a cure. Elle juge sur ce qu’elle voit et elle voit que bien loin de s’améliorer, la situation s’est, ces derniers mois, dégradée. 

La puissance de mobilisation des groupes de pression
Une autre difficulté que rencontrent nos gouvernements est la puissance des forces d’opposition à toute réforme. L’un des traits caractéristiques de notre époque est la capacité des groupes de pression à faire partager leurs opinions par d’autres.

Qu’une réforme suscite l’opposition de ceux qui en seront les victimes est légitime. Que ces victimes s’organisent en groupes de pression, qu’ils interviennent auprès des pouvoirs publics est normal et certainement pas nouveau. Plus surprenante est la facilité avec laquelle, ils réussissent à mobiliser bien au delà de ceux directement intéressés. On en a dans l’actualité de multiples exemples. Les catholiques, opposants au mariage pour tous, ont réussi à mobiliser bien au delà de leurs rangs clairsemés jusqu’à réunir toute la droite dans leur combat. Ils n’ont pas fait reculer le gouvernement, le mariage pour tous sera bien voté, mais ils l’ont amené à revoir à la baisse ses ambitions sur l’adoption et la PMA, la procréation médicalement assistée renvoyée à une loi sur la famille dont on discerne mal les contours.
On peut penser que, de la même manière, les associations familiales vont réussir à mobiliser bien au delà de leurs troupes contre le projet d’indexer les allocations familiales sur les revenus.

Cette capacité de mobilisation bien au delà de ceux directement concernés repose pour beaucoup sur la collusion entre ces groupes de pression et des organisations politiques qui s’emparent de leurs thématiques pour s’opposer au pouvoir en place. Mais les partis politiques ne s’emparent de ces thèmes que parce que les groupes de pression ont appris à développer des argumentaires qui en appellent aux grands principes et masquent les intérêts particuliers derrière l’intérêt général. Les protestations contre l’aménagement des horaires des écoles en a donné une parfaite illustration. Les organisations syndicales qui s’opposent, après l’avoir demandée, à cette réforme des rythmes scolaires n’ont pas avancé la raison principale de l’opposition des enseignants, que l’on suppose être leur confort personnel, mais le bien-être de l’enfant.

La multiplication des controverses
La capacité des groupes de défense des intérêts particuliers à mobiliser bien au delà de ceux directement concernés n’est que l’un des obstacles que rencontrent les gouvernements des démocraties modernes. Une autre difficulté tient à la multiplication des controverses. Les sujets sur lesquels le gouvernement peut décider en s’appuyant exclusivement sur des experts se réduit singulièrement. Il y a trente ans, le nucléaire était la seule technologie qui suscitait une opposition forte. On ne compte plus aujourd’hui celles sur lesquelles un gouvernement ne peut prendre de décision sans se heurter à une opposition plus ou moins farouche. OGM, pesticides, cellules souches sont, pour ne prendre que quelques exemples, des cas où la puissance publique ne peut plus légiférer sans rencontrer de vives résistances.

Résistances d’autant plus vives que les opposants se situent sur le même registre que celui du pouvoir : la compétence, l’expertise. Aux raisons des experts convoqués par les pouvoirs publics s’opposent celles des experts missionnés par les opposants. Un temps on a pu opposer aux protestations des seconds leur ignorance, mais ce n’est plus aujourd’hui possible tant la qualité de la contre-expertise s’est améliorée.

Au mieux ces controverses retardent la décision, au pire elles la rendent impossible. L’aéroport de Nantes nous donne une belle illustration de ce dernier cas de figure. Il y a quelques années, cet équipement voulu par tous les élus de la région, tous ou presque, serait passé sans difficultés. L’Etat aurait indemnisé les quelques propriétaires lésés. On voit bien aujourd’hui que le projet est encalminé malgré le désir du Premier Ministre de le voir aboutir. Les intérêts des propriétaires installés sur les terres menacées par la construction de ce nouvel aéroport sont passées derrière d’autres considérations, écologiques, notamment, qui permettent de mobiliser bien au delà des personnes directement intéressées. La contre-expertise développée par les opposants a mis en évidence les faiblesses du projet. La controverse régionale est devenue conflit national. Une décision politique qui aurait pu être simple est devenue un vrai casse-tête qui risque de créer un conflit au sein même de la majorité entre le PS et les Verts. Autant dire qu’il est urgent pour le gouvernement d’attendre.

Le temps de l’intransigeance citoyenne
A ainsi prendre la mesure des oppositions et des difficultés à faire passer ses réformes, les gouvernements des pays démocratiques donnent le sentiment de tergiverser, d’oublier leurs promesses. La déconsidération des politiques est au bout de cette logique. Non seulement les réformes qu’ils lancent ne changent rien à notre quotidien, mais en plus ils ne tiennent pas les promesses qu’ils nous ont faites. Qu’ils soient empêchés de les tenir du fait même de la résistance de la société importe peu.

Cette intransigeance des citoyens à l’égard des politiques est pour partie injuste :
  •        on leur reproche de ne pas tenir leurs promesses alors que chacun sait bien que ces promesses ne sont que cela, des promesses appelées à être oubliées,
  •        on leur reproche de ne pas imposer des réformes mais on est les premiers à protester lorsqu’une réforme menace notre quotidien ou des principes auxquels nous tenons.

Cette intransigeance peut être dite injuste, reste qu’elle est bien réelle et que les politiques doivent faire avec. Nicolas Sarkozy pensait s’en tirer en épousant les exaspération de l’opinion et en multipliant les projets de loi censés répondre aux attentes du moment. Cette stratégie lui permettait de se mettre au centre de la scène et de donner le sentiment du mouvement, l’illusion de l’action. Je dis illusion parce que l’on voit bien, après coup, que les réformes annoncées à grand coup de trompe n’ont pas abouti ou n’ont pas donné les résultats promis.

Une autre stratégie consisterait à déléguer la décision à d’autres instances. C’est ce qu’a réussi François Hollande avec la négociation pour l’emploi qui a amené organisations syndicales et patronales à se mettre d’accord sur un projet que le pouvoir n’a plus qu’à valider. On peut penser qu’il utilisera chaque fois que possible la même méthode. Encore faudra-t-il qu’il y ait des partenaires qui aient la légitimité pour négocier, ce qui est le cas dans le domaine social mais pas ailleurs, et que ceux-ci soient disposés à entrer en négociation, ce qui ne va pas forcément de soi. Certains peuvent être tentés par une politique de la chaise vide ou par une opposition frontale au gouvernement.

Autant dire que cette stratégie qui revient à faire du pouvoir politique l’ordonnateur des négociations et leur fidèle greffier n’est pas la panacée.

Certains ont cru trouver une solution dans ce qu’on a appelé la démocratie participative. Les quelques exemples de mise en œuvre que l’on connaît ne sont malheureusement pas très convaincants. Bien loin de favoriser l’émergence d’un consensus, ces processus tendent souvent à construire les oppositions, amènent les citoyens à se prononcer pour ou contre, à s’opposer sur ses sujets qui les auraient autrement laissés indifférents.

Un problème sans solution ?
Gouverner n’a, sans doute, jamais été facile, mais cela paraît aujourd’hui plus difficile encore. Parce que la complexité de nos sociétés rend toute réforme coûteuse pour une partie au moins de l’opinion, parce que le temps long de la réforme ne va pas avec celui, infiniment plus court, du jugement de l’opinion, parce qu’enfin nous n’acceptons plus la parole d’un expert qui n’ait été confrontée à celle d’un autre expert.

Ce défi est celui de nos gouvernants qui ne semblent pas avoir encore trouvé le moyen de le résoudre.