De la difficulté de gouverner
Avant de répondre à la question de David Pujadas sur le
budget de la défense, François Hollande a fait un aparté significatif :
sur quelque sujet que j’envisage une réduction des dépenses, immédiatement,
dit-il en substance, je vois s’élever des protestations, on me dit que l’on a
bien conscience de la dureté des temps, qu’il est bien sûr nécessaire de faire
des économies, mais surtout pas là… là pouvant être aussi bien la santé,
l’éducation, la défense, la justice, la sécurité…
Cette phrase passée inaperçue est sans doute au cœur des
difficultés que rencontre aujourd’hui François Hollande. D’un coté, il faut
réduire les déficits, réduire les dépenses, ce qui suppose prendre des mesures
radicales ; de l’autre, chaque action radicale que ce soit dans le domaine
de la fiscalité, de l’organisation mobilise massivement l’opinion contre.
Les retraites sont une bonne illustration de ce dilemme. A
peine, François Hollande avait-il indiqué qu’il faudrait allonger la durée des
cotisations pour éviter la faillite des systèmes de retraite que Jean-Claude
Mailly rappelait que la plupart des salariés quittant, en général contre leur
volonté, le travail bien avant 60 ans, l’allongement de la durée des
cotisations ne pouvait que les pénaliser un peu plus. Qui a raison ? Mais
tous deux pardi. D’où ce dilemme qui llustre la difficulté de gouverner
aujourd’hui. Difficulté que l’on ne rencontre pas qu’en France mais que la
situation française permet, je crois, d’éclairer.
Pendant plusieurs mois, 542 jours, la Belgique est resté en
2011 sans gouvernement. L’Italie ne réussit pas à en former un. Ce qui amène à
se poser cette question toute simple : comment un pays peut-il se gouverner
sans gouvernement ? sans gouvernement légitime puisque les affaires
courantes sont traitées par le gouvernement en place ? on n’en parle plus
mais c’est Mario Monti, pourtant désavoué par les électeurs qui continue de
gérer les affaires italiennes. Situation pénible qui lui a fait dire il y a
quelques jours : « Ce gouvernement a hâte d'être soulagé de sa
charge. »
On peut expliquer les difficultés belge et italienne par la
montée des populismes qui rendent impossible la constitution d’une majorité, mais
même là où il y a un gouvernement les choses ne sont pas si simples. On a vu
comment Obama a passé son premier mandat à se battre contre un congrès
républicain et s’est épuisé à faire passer sa réforme de la santé, réforme sur
laquelle il a du rabattre de ses ambitions et qui l’a empêché d’avancer dans
d’autres domaines.
François Hollande est apparemment dans une meilleur position
puisqu’il contrôle tout à la fois l’exécutif, le législatif, l’Assemblée
Nationale et le Sénat, la plupart des régions et des grandes villes et
cependant il est parti pour éprouver les plus grandes difficultés pour faire
passer des réformes qu’il a, pourtant, dans leurs grandes lignes annoncées lors
de sa campagne.
Le temps long de la réforme, le temps court de l’opinion
Pour les experts les choses sont relativement simples. Si
tous ne sont pas d’accord sur les solutions, chacun a une vision bien nette de
ce qu’il faudrait faire. Ainsi, Elie Cohen, dans Telos nous explique-t-il ce
que François Hollande devrait faire pour conclure, ses propositions sont
simples, carrées, précises, mais, ajoute-t-il, le Président ne fera rien de
tout cela même s’il partage ces analyses. Pourquoi ? Parce que, poursuit
Elie Cohen, « Pour un homme
politique, la gestion du temps et l’appréciation du rapport de forces sont les
principales qualités requises pour durer. Tout l’art alors est de trouver la
voie pour faire accepter ce qui est nécessaire. (…) F. Hollande estime qu’il ne
peut simplement pas affronter les syndicats sur la formation, sur l’indemnisation
du chômage ou sur la réforme systémique des retraites. Il ne peut défier son
propre groupe parlementaire en reconfigurant l’appareil d’Etat et le système de
protection sociale. Il ne peut affronter les élus locaux qui forment l’armature
du Parti par une réforme réelle du millefeuille territorial. » Ce que l’expert juge bon, le politique ne
peut tout simplement pas le mettre en œuvre. Et c’est là sans doute que l’on
saisit bien le rôle du politique, qui n’est pas celui de l’expert.
Le politique doit tenir compte de la faisabilité des
réformes, des rapports de force mais aussi de l’impatience de l’opinion, toutes
choses que l’expert tout entier tourné vers les solutions peut ignorer. La
dernière intervention télévisée de François Hollande a merveilleusement
illustré l’une des difficultés que rencontre le politique et qu’ignore
l’expert : la contradiction entre le temps long de la réforme et le temps court
du jugement de l’opinion.
François Hollande nous a une nouvelle fois, une fois de
trop ? expliqué les réformes mises en œuvre pour lutter contre le chômage,
emplois d’avenir, contrats de génération… ces mesures seront peut-être
efficaces à moyen terme, mais pour l’heure personne ne voit rien venir. Et pour
cause ! elles entrent tout juste en application et il faudra sans doute
des mois avant que l’administration se mette en branle, que les acteurs s’en
emparent et que les premiers résultats apparaissent. Il ne peut pas en être
autrement, mais l’opinion n’en a cure. Elle juge sur ce qu’elle voit et elle
voit que bien loin de s’améliorer, la situation s’est, ces derniers mois,
dégradée.
La puissance de mobilisation des groupes de pression
Une autre difficulté que rencontrent nos gouvernements est
la puissance des forces d’opposition à toute réforme. L’un des traits
caractéristiques de notre époque est la capacité des groupes de pression à
faire partager leurs opinions par d’autres.
Qu’une réforme suscite l’opposition de ceux qui en seront
les victimes est légitime. Que ces victimes s’organisent en groupes de
pression, qu’ils interviennent auprès des pouvoirs publics est normal et
certainement pas nouveau. Plus surprenante est la facilité avec laquelle, ils
réussissent à mobiliser bien au delà de ceux directement intéressés. On en a
dans l’actualité de multiples exemples. Les catholiques, opposants au mariage
pour tous, ont réussi à mobiliser bien au delà de leurs rangs clairsemés
jusqu’à réunir toute la droite dans leur combat. Ils n’ont pas fait reculer le
gouvernement, le mariage pour tous sera bien voté, mais ils l’ont amené à
revoir à la baisse ses ambitions sur l’adoption et la PMA, la procréation
médicalement assistée renvoyée à une loi sur la famille dont on discerne mal
les contours.
On peut penser que, de la même manière, les associations
familiales vont réussir à mobiliser bien au delà de leurs troupes contre le
projet d’indexer les allocations familiales sur les revenus.
Cette capacité de mobilisation bien au delà de ceux
directement concernés repose pour beaucoup sur la collusion entre ces
groupes de pression et des organisations politiques qui s’emparent de leurs
thématiques pour s’opposer au pouvoir en place. Mais les partis politiques ne
s’emparent de ces thèmes que parce que les groupes de pression ont appris à
développer des argumentaires qui en appellent aux grands principes et masquent
les intérêts particuliers derrière l’intérêt général. Les protestations contre
l’aménagement des horaires des écoles en a donné une parfaite illustration. Les
organisations syndicales qui s’opposent, après l’avoir demandée, à cette
réforme des rythmes scolaires n’ont pas avancé la raison principale de
l’opposition des enseignants, que l’on suppose être leur confort personnel,
mais le bien-être de l’enfant.
La multiplication des controverses
La capacité des groupes de défense des intérêts particuliers
à mobiliser bien au delà de ceux directement concernés n’est que l’un des
obstacles que rencontrent les gouvernements des démocraties modernes. Une autre
difficulté tient à la multiplication des controverses. Les sujets sur lesquels
le gouvernement peut décider en s’appuyant exclusivement sur des experts se
réduit singulièrement. Il y a trente ans, le nucléaire était la seule
technologie qui suscitait une opposition forte. On ne compte plus aujourd’hui
celles sur lesquelles un gouvernement ne peut prendre de décision sans se
heurter à une opposition plus ou moins farouche. OGM, pesticides, cellules
souches sont, pour ne prendre que quelques exemples, des cas où la puissance
publique ne peut plus légiférer sans rencontrer de vives résistances.
Résistances d’autant plus vives que les opposants se situent
sur le même registre que celui du pouvoir : la compétence, l’expertise.
Aux raisons des experts convoqués par les pouvoirs publics s’opposent celles
des experts missionnés par les opposants. Un temps on a pu opposer aux
protestations des seconds leur ignorance, mais ce n’est plus aujourd’hui
possible tant la qualité de la contre-expertise s’est améliorée.
Au mieux ces controverses retardent la décision, au pire
elles la rendent impossible. L’aéroport de Nantes nous donne une belle
illustration de ce dernier cas de figure. Il y a quelques années, cet
équipement voulu par tous les élus de la région, tous ou presque, serait passé
sans difficultés. L’Etat aurait indemnisé les quelques propriétaires lésés. On
voit bien aujourd’hui que le projet est encalminé malgré le désir du Premier
Ministre de le voir aboutir. Les intérêts des propriétaires installés sur les
terres menacées par la construction de ce nouvel aéroport sont passées derrière
d’autres considérations, écologiques, notamment, qui permettent de mobiliser
bien au delà des personnes directement intéressées. La contre-expertise
développée par les opposants a mis en évidence les faiblesses du projet. La
controverse régionale est devenue conflit national. Une décision politique qui
aurait pu être simple est devenue un vrai casse-tête qui risque de créer un
conflit au sein même de la majorité entre le PS et les Verts. Autant dire qu’il
est urgent pour le gouvernement d’attendre.
Le temps de l’intransigeance citoyenne
A ainsi prendre la mesure des oppositions et des difficultés
à faire passer ses réformes, les gouvernements des pays démocratiques donnent
le sentiment de tergiverser, d’oublier leurs promesses. La déconsidération des
politiques est au bout de cette logique. Non seulement les réformes qu’ils
lancent ne changent rien à notre quotidien, mais en plus ils ne tiennent pas
les promesses qu’ils nous ont faites. Qu’ils soient empêchés de les tenir du
fait même de la résistance de la société importe peu.
Cette intransigeance des citoyens à l’égard des politiques
est pour partie injuste :
- on leur reproche de ne pas tenir leurs promesses alors que chacun sait bien que ces promesses ne sont que cela, des promesses appelées à être oubliées,
- on leur reproche de ne pas imposer des réformes mais on est les premiers à protester lorsqu’une réforme menace notre quotidien ou des principes auxquels nous tenons.
Cette intransigeance peut être dite injuste, reste qu’elle
est bien réelle et que les politiques doivent faire avec. Nicolas Sarkozy
pensait s’en tirer en épousant les exaspération de l’opinion et en multipliant
les projets de loi censés répondre aux attentes du moment. Cette stratégie lui
permettait de se mettre au centre de la scène et de donner le sentiment du
mouvement, l’illusion de l’action. Je dis illusion parce que l’on voit bien,
après coup, que les réformes annoncées à grand coup de trompe n’ont pas abouti
ou n’ont pas donné les résultats promis.
Une autre stratégie consisterait à déléguer la décision à
d’autres instances. C’est ce qu’a réussi François Hollande avec la négociation
pour l’emploi qui a amené organisations syndicales et patronales à se mettre
d’accord sur un projet que le pouvoir n’a plus qu’à valider. On peut penser
qu’il utilisera chaque fois que possible la même méthode. Encore faudra-t-il qu’il
y ait des partenaires qui aient la légitimité pour négocier, ce qui est le cas
dans le domaine social mais pas ailleurs, et que ceux-ci soient disposés à
entrer en négociation, ce qui ne va pas forcément de soi. Certains peuvent être
tentés par une politique de la chaise vide ou par une opposition frontale au
gouvernement.
Autant dire que cette stratégie qui revient à faire du
pouvoir politique l’ordonnateur des négociations et leur fidèle greffier n’est
pas la panacée.
Certains ont cru trouver une solution dans ce qu’on a appelé
la démocratie participative. Les quelques exemples de mise en œuvre que l’on
connaît ne sont malheureusement pas très convaincants. Bien loin de favoriser
l’émergence d’un consensus, ces processus tendent souvent à construire les
oppositions, amènent les citoyens à se prononcer pour ou contre, à s’opposer
sur ses sujets qui les auraient autrement laissés indifférents.
Un problème sans solution ?
Gouverner n’a, sans doute, jamais été facile, mais cela
paraît aujourd’hui plus difficile encore. Parce que la complexité de nos
sociétés rend toute réforme coûteuse pour une partie au moins de l’opinion, parce
que le temps long de la réforme ne va pas avec celui, infiniment plus court, du
jugement de l’opinion, parce qu’enfin nous n’acceptons plus la parole d’un
expert qui n’ait été confrontée à celle d’un autre expert.
Ce défi est celui de nos gouvernants qui ne semblent pas
avoir encore trouvé le moyen de le résoudre.
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