Les chroniques économiques de Bernard Girard

12.3.13

Horsegate




Les britanniques l’ont appelé « horsegate » et c’est sans doute l’appellation qui restera dans l’histoire pour décrire cette tromperie sur la marchandise qui a amené de la viande de cheval dans les lasagnes et autres plats préparés à la viande que l’on vend dans les grandes surfaces.

Les conséquences économiques à court terme de ce scandale sont d’ores et déjà importantes : on parle de chute vertigineuse, - 45%, de la consommation de ces plats préparés et de plus de 2 millions d’€ de pertes en 15 jours pour les professionnels, mais les conséquences à moyen ou long terme pourraient ne pas être moindres. Les consommateurs ont découvert un monde qu’ils ne soupçonnaient pas, avec un vocabulaire pour le moins insolite, on parle de minerai pour décrire les viandes des parties basses de l’animal que l’on utilise pour fabriquer ces plats préparés, on découvre des professions insoupçonnées, des traders et négociants en viande, des parcours en forme de gymkhana, avec de la viande produite en Roumanie dont les commandes et factures passent par les Pays-Bas, Chypre, la France, avant d’être transformées au Luxembourg. Et l’on apprend que l’on nous vend autre chose que ce que l’on achète.
La viande de cheval étant tout à fait propre à la consommation, il n’y a pas eu de scandale sanitaire, personne n’est tombé malade, personne n’en est mort. Mais tout de même… 

Tromperies, incompétence ou mauvaise organisation ?
Toute l’affaire revient à une tromperie sur la marchandise. Tromperie dont les responsables, du coté de chez Spanghero, une société spécialisée dans le négoce de viande, ont été très rapidement identifiés, ce qui indique, on l’a trop peu souligné, que les systèmes de traçabilité des viandes sont efficaces, pas suffisamment pour éviter les tromperies, mais assez pour, en quelques jours, remonter jusqu’à leur origine.

En l’espèce, on le sait, tout repose sur une double erreur :
  •          erreur d’identification administrative des lots de viande chez Spanghero, le personnel ne connaissait pas ou n’a pas vu que la nomenclature utilisée sur les factures et sur les lots de viande concernait une viande de cheval,
  •          erreur chez Comigel, l’industriel qui fabrique les plats surgelés et dont le personnel n’a pas vu qu’il s’agissait de viande de cheval et non de bœuf, alors même que tous les experts disent que l’on ne peut se tromper : l’aspect et la couleur sont différents.

Cette double erreur invite à être prudent quant à la qualification des faits : on a très vite conclu à la fraude volontaire. Mais pour que cette fraude puisse fonctionner, il fallait la complicité de deux entreprises, ce qui n’a pas été prouvé. Une autre hypothèse, plus inquiétante, peut-être, est qu’il s’agit non pas d’une fraude volontaire, mais d’une accumulation d’incompétence et de défauts d’organisation.
Les propos extravagants tenus par le dirigeant de Spanghero à la télévision, lorsque son entreprise a été mise en cause, peuvent faire penser qu’il ne connaissait pas la nomenclature internationale, qu’il ne la vérifiait pas. Quant à ce qui s’est produit chez Comigel, on n’a guère d’information, mais s’il est vrai, comme le disent tous les professionnels que l’on ne peut confondre les deux viandes, on peut imaginer que le personnel chargé de transformer la viande a bien vu qu’il s’agissait de cheval mais n’avait aucun moyen de savoir que cette viande était destinée à des plats préparés au bœuf ou, autre hypothèse, aucun moyen de le faire savoir à leur hiérarchie. Dans les deux cas, on aurait affaire à des dysfonctionnements de l’organisation classiques.

La tricherie volontaire n’est donc pas nécessaire : on peut imaginer des scénarios qui en font l’économie. Mais elle n’est certainement pas à exclure. Et pas seulement pour le minerai de viande. On atout récemment, appris que la fraude pouvait se produire ailleurs, au moment de l’abattage. Le 27 février,  Ouest France a fait état d’une tromperie de ce type : un éleveur normand envoie à un abattoir appartenant au groupe Leclerc trois vaches de réforme, des vaches laitières (voir sur cette affaire, la « mise au point » de Michel-Edouard Leclerc dans son blog). Il est amené quelques jours plus tard à vérifier les carcasses, ce qui ne se fait en général jamais. Il découvre que ses bêtes ont été revendues comme bêtes à viande. Ce qui n’est pas la même chose et ne vaut surtout pas le même prix : l’écart est de 6€ le kilo, soit de l’ordre de 1500€ pour une bête. Là encore, on peut s’interroger : tromperie volontaire ? erreur ? Reste que l’on découvre qu’il y a là matière à une fraude à peu près indétectable dés que la viande a été débitée.

Est-ce un cas exceptionnel ou découvrirait-on si l’on faisait des enquêtes plus approfondies d’autres exemples de ce type de fraude ? Sans doute. L a presse britannique faisait il y a quelques jours état d’œufs bio pondus par des poules élevées en batterie. Autant dire que les consommateurs ont de bons motifs de s’inquiéter.

Négociants et traders
Le horsegate a mis en évidence le rôle d’acteurs dont on ne soupçonnait même pas l’existence : les négociants en viande et traders qui servent d’intermédiaires entre les abattoirs et les industriels qui transforment la viande en plats préparés. Il y en a eu trois dans l’affaire Findus, dont un néerlandais installé à Chypre à la réputation sulfureuse, déjà accusé de vendre de la viande de cheval pour de la viande de bœuf.

Ces intermédiaires ont été rapidement vilipendés. Et il est vrai que l’on ne comprend pas très bien un circuit des factures et commandes qui fait intervenir deux traders, l’un aux Pays-Bas, l’autre à Chypre, et une société spécialisée dans le négoce Spanghero. Tout cela paraît absurde et la réaction naturelle, spontanée a été de demander la fin de ces circuits longs. D’où la volonté des pouvoirs publics de favoriser les circuits courts et celle des industriels de se fournir exclusivement en viande bovine française, ce qui réduit les détours. Tout cela paraît de bon sens, mais on s’est peu interrogé sur le rôle de ces négociants et traders. Pourquoi existent-ils ? qu’apportent-ils ? sont-ils vraiment inutiles, comme on a pu en avoir le sentiment ?

C’est, évidemment, un peu plus complexe. Ces négociants mettent en contact abattoirs qui produisent de la viande et industriels qui la transforment. Leur rôle est d’autant plus utile que le marché s’est mondialisé et que les abattoirs ne peuvent pas plus entretenir des relations avec tous leurs clients potentiels que les industriels ne peuvent le faire avec leurs éventuels fournisseurs. Un intermédiaire spécialisé dans ces transactions qui travaille avec des dizaines d’abattoirs et des centaines de clients potentiels est nécessaire. Il l’est pour accélérer les transactions mais aussi pour trouver des débouchés à des produits qui n’en auraient pas sur leur marché national.

Pour ne prendre que quelques exemples, ces traders trouvent des clients pour les pattes des poulets que nous abattons. Nous ne les consommons pas, mais les Chinois le font. Ils savent à qui s’adresser pour les vendre. Même chose avec les pieds et les oreilles de porc dont les Chinois sont friands. Ce faisant, ils valorisent des produits que nous détruirions autrement. Lorsqu’un de ces traders vend 2,50€ le kilo d’oreille de porc, il augmente la valeur du porc abattu, ce qui profite à tout le monde, tant en amont qu’en aval.

Cela fonctionne naturellement dans les deux sens. Ces mêmes négociants et traders donnent aux industriels et distributeurs français accès à des produits étrangers auxquels ils n’auraient pas accès autrement. L’une de leurs missions est de chercher, pour le compte de ces clients, les produits le meilleur marché. Et en ce sens, ils contribuent tout à la fois à la baisse prix des produits industrialisés, ce qui est bon pour le consommateur, et à la baisse des cours de la viande, ce qui est mauvais pour les producteurs.

Le plus souvent ces traders ne touchent pas la marchandise, ne la voient pas, ils travaillent avec des téléphones, des faxes et des courriels. Cela choque mais cela contribue également à réduire les coûts : travailler ainsi évite le transport et le stockage chez des intermédiaires, la viande part directement de l’abattoir pour aller chez l’industriel sans passer par les magasins d’un grossiste.

Ces négociants et traders jouent donc un rôle bien plus subtil qu’on ne le dit dans un processus dont ils sont devenus une pièce maitresse, avec tout ce que cela comporte de conséquences, de baisses des prix pour le consommateur mais aussi d’incertitude et de risques de tromperie sur la marchandise. 

Circuits courts, transformation de l’industrie agro-alimentaire
Depuis que la crise de la viande chevaline a explosé, on voit la plupart des grandes marques annoncer qu’elles n’utiliseront plus dorénavant que de la viande bovine d’origine française. Leur objectif est de rassurer les consommateurs qui ont massivement réduit leurs achats de plats préparés avec des chutes passant les 40%, mais est-ce que cela suffira ? On le saura dans quelques semaines mais on peut d’ores et déjà anticiper que cette crise va modifier profondément l’industrie agro-alimentaire.
On s’est interrogé sur cette promesse de n’utiliser que de la viande produite en France : y en aura-t-il assez pour satisfaire la demande ? On a entendu là-dessus tout et son contraire. Certains affirment que le cheptel français ne permettra pas de répondre immédiatement à la demande, d’où une augmentation des prix. D’autres, ce sont en général des professionnels bien informés de l’état des marchés, sont beaucoup moins inquiets. Ils font valoir que les industriels utilisent déjà beaucoup de viande d’origine française dans leur production, de l’ordre de 70 à 80% pour les grands distributeurs (Carrefour, Intermarché), et que la demande supplémentaire sera relativement faible : ils l’estiment à 40 000 tonnes de viande bovine, alors que la France en produit chaque année 1 million (chiffres cités par un professionnel dans un article de LSA). L’impact devrait donc être limité, ce qui veut dire que cela ne relancera pas autant qu’on pouvait l’espérer l’élevage en France mais aussi que les prix des produits finis, lasagnes, pizzas… n’augmenteront que faiblement.

La viande française coûte en moyenne 15% de plus que d’autres que l’on peut trouver en Europe, mais le surcoût dans le magasin ne devrait pas être de plus de 5%, il n’y a pas que de la viande dans ces plats préparés, soit quelques centimes pour le consommateur. Picard surgelés, pour ne prendre que cet exemple, vend ses lasagnes à la bolognaise, 3,50€ la barquette de 1kg, une augmentation de 5% représente 17 centimes que les industriels et distributeurs réduiront, ne serait-ce que pour relancer des ventes en perdition et qu’ils ne répercuteront sur l’acheteur final que lorsque la consommation aura repris. Et s’il apparaît que celle-ci reprend plus facilement sur les produits à base de viande française, ils tiendront leurs promesses de ne se fournir qu’en viandes produites sur le territoire national.

Ils le feront d’autant plus que ces fraudes, tromperies, incidents de toutes sortes devraient inciter les distributeurs à investir en amont, dans la chaine de production. Dans l’affaire du horsegate, il n’y a pas de catastrophe sanitaire et les distributeurs n’ont eu pour seule punition, si j’ose dire, que de retirer de leurs rayons les produits incriminés, mais s’il y avait eu un désastre sanitaire, des malades ou des morts, ils auraient été en première ligne. Le distributeur est, en effet, responsable de ce qu’il vend. Le risque est trop important pour qu’ils n’en prennent pas la mesure et qu’ils ne cherchent pas à s’en protéger. Et l’une des meilleures manières de faire est de contrôler tout le processus. C’est ce qu’un certain nombre d’enseignes font d’ores et déjà : Les Mousquetaires possèdent 60 unités de production agro-alimentaires qui emploient 9500 personnes et une flotte de pêche de 17 navires. Les lasagnes vendues dans ses magasins, dans ceux d’Intermarché, une de ses marques, comprennent à 90% de la viande d’origine française. Même chose pour le groupe Leclerc qui possède plusieurs abattoirs. Ce mouvement d’intégration verticale devrait prendre de l’ampleur. Tout simplement, parce que, selon une règle ancienne qu’avait identifiée au 19ème siècle l’un des premiers théoriciens du management, Charles Babbage que l’on connaît mieux comme inventeur de l’ordinateur, l’intégration verticale favorise le contrôle. Une usine de production de lasagne dépendant d’un distributeur sera plus attentive au risque encouru par sa maison mère qu’une entreprise indépendante. Surtout si elle est étroitement surveillée et dirigée par des gens dont la carrière dépend du groupe. 

Si j’insiste sur ce dernier point, c’est que le horsegate a également mis en évidence l’importance de ce type de contrôle capitalistique. L’entreprise la plus impliquée dans cette affaire, celle dont on a, en tout cas, le plus parlé, Spanghero, est la filiale d’une coopérative agricole, c’est-à-dire d’une entreprise conçue, à l’origine pour protéger les intérêts de ses membres, les cultivateurs du Sud-ouest et dont l’organisation donne, au moins en théorie, à ses membres de grands pouvoirs, un peu comme dans ces mutuelles bancaires dont les publicités nous disent, aujourd’hui en permanence, qu’elles sont plus fiables que les banques traditionnelles, parce qu’elles sont, justement, des coopératives. Encore faut-il que le lien entre la maison mère et ses filiales de droit privé de ne distende pas trop. C’est ce qui s’est manifestement produit dans le cas de Spanghero dont les dirigeants semblent avoir oublié qu’ils étaient là pour servir leurs actionnaires, c’est-à-dire les adhérents de la coopérative. A moins que le management de celle-ci n’ait oublié sa mission, ce qui est l’hypothèse la plus probable. A force de ne jurer que par la « valeur pour l’actionnaire » on en finit par oublier les intérêts réels de ces mêmes actionnaires.

Pour conclure
Tromperie sans conséquences sanitaires graves, ce horsegate européen a mis en lumière les pratiques de l’industrie agro-alimentaire et ses faiblesses. Elle annonce probablement une transformation profonde de son organisation. Il y aura, malgré les réserves de la Commission Européenne, des réglementations plus strictes en matière d’étiquetage ; il y aura, surtout, une réorganisation de cette industrie avec une intégration plus poussée des distributeurs vers l’amont et une recherche de plus de proximité de la part des consommateurs. Cela se fera sans doute discrètement, le seul changement visible n’étant pour les consommateurs qu’une évolution dans les messages et slogans publicitaires, les enseignes mettant plus demain qu’aujourd’hui l’accent sur l’origine de leurs produits : cultivés en Charente, pêchés par nos bateaux, fabriqués dans nos usines avec de la viande française… ce qui ne devrait pas changer grand chose quant à la qualité : des lasagnes bolognaises surgelées seront toujours, j’ai envie de dire malheureusement… des lasagnes bolognaises surgelées.