Les chroniques économiques de Bernard Girard

23.1.13

Pourquoi tant de défiance?


Chronique du 22/01/2013
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Le CEVIPOF, centre de recherche de Sciences PO, vient de publier la dernière édition de son baromètre sur la confiance.

Le CEVIPOF est un centre surtout spécialisé dans les questions politiques et c’est là-dessus que cette enquête comme les précédentes met l’accent, mais les économistes savent depuis longtemps que la confiance est un lubrifiant indispensable aux échanges. Kenneth Arrow parlait d’institution invisible du marché et, plus près de nous, Yann Algan et Pierre Cahuc, deux économistes reconnus, ont rencontré un certain succès en publiant un petit livre dans lequel ils montraient que nos difficultés économiques chroniques sont, pour beaucoup, liées à la défiance qui nourrit nos relations sociales. « La France, écrivaient-ils alors, est engagée dans un cercle vicieux dont les coûts économiques et sociaux sont considérables. Depuis plus de vingt ans, des enquêtes menées dans tous les pays développés révèlent qu’ici plus qu’ailleurs, on se méfie de ses concitoyens, des pouvoirs publics et du marché. Cette défiance allant de pair avec un incivisme plus fréquent… » Ils avaient cherché, de manière un peu acrobatique, l’origine de cette société de méfiance dans notre modèle social. J’ai, à la sortie de ce livre assez vivement critiqué, leur méthode (La société de défiance), mais sur le fond, je partageais leur opinion qu’il y a un lien entre confiance et performances économiques. Ce qui rend d’autant plus intéressant ce sondage approfondi que vient de réaliser et publier le CEVIPOF et qui trace un portrait de la société française qui hésite encore, qui ne sait vraiment sur quel pied danser.

Une profonde méfiance
Premier enseignement de ce sondage : les Français n’ont pas le moral. Quand on leur demande quel est leur état d’esprit actuel, 32% répondent la méfiance, 31%, la morosité, 29% la lassitude. 
Morosité et lassitude peuvent être liés à la situation économique, à se sentiment de tunnel qui n’en finit, dont on ne voit pas le bout que donnent les indices économiques, les annonces de licenciement et les commentaires des observateurs. Mais cela peut changer rapidement. La méfiance paraît plus profondément enracinée. Pour 73% des Français, on n’est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres. Seuls 26% pensent que l’on peut faire confiance à la plupart des gens. Ce qui est peu, d’autant que les mêmes qui se font si méfiants reconnaissent, à hauteur de 61%, que la plupart des gens font leur possible pour se conduire correctement. Ce qui devrait plutôt inciter à la confiance, mais ce n’est pas le cas.

Les Français ne font vraiment confiance qu’aux gens qu’ils connaissent bien. On a le sentiment que plus l’on connaît les gens depuis longtemps, plus les contacts sont fréquents et plus la confiance s’installe. 95% des Français font confiance à leur famille, 44% seulement aux gens qu’ils rencontrent pour la première fois. On se méfie de l’inconnu et, bien sûr, de l’étranger.

On dira que c’est bien normal, que c’est dans la nature des choses. Ce qui serait à vérifier. Après tout, et pour parler comme les économistes, la méfiance accroit les coûts de transaction, ralentit les échanges.
Mais il n’y a pas que les relations personnelles. On observe le même phénomène pour les institutions : plus elles sont proches, plus on leur fait confiance. On fait plus confiance au conseil municipal qu’au conseil régional, à celui-ci qu’à l’Union Européenne ou au gouvernement. Plus l’institution est éloignée plus on s’en méfie.

On peut interpréter ces chiffres de plusieurs manières. On peut trouver tout cela naturel et logique. On peut également y voir un effet de ce qu’on appelle parfois la lepénisation des esprits. On pense, en effet, à la formule de Jean-Marie Le Pen : « Je préfère mes filles à mes nièces, mes nièces à mes cousines, mes cousines à mes voisines… ». Lepénisation que l’on retrouve ailleurs dans ce sondage, notamment à propos de la peine de mort.

Si l’on examine les choses d’un point de vue économique, on doit en tout cas s’inquiéter. Ce goût de la proximité, je devrais plutôt dire, cette recherche de la sécurité dans la proximité est d’un point de vue social la stratégie la plus inefficace. Des sociologues, spécialistes de l’analyse des réseaux, ont montré que l’on avait plus de chance de trouver du travail si l’on mobilisait ce que Granovetter appelait des liens faibles, des gens que l’on ne connaît pas vraiment, des amis d’amis d’amis que si l’on se contente de solliciter ceux avec lesquels on entretient des liens forts : amis, famille, proche. Ce qui est assez logique : ces amis d’amis d’amis ont accès à des réseaux, à des sources d’informations infiniment plus variées que nos amis directs ou, plutôt, ils ont accès à des réseaux et sources d’information auxquels nous n’avons pas accès alors que nous partageons en général les réseaux et sources d’information de nos proches.

Cette méfiance que révèle ce sondage suggère que les Français se referment sur eux-mêmes et ratent, donc, des occasions de trouver un travail, de monter des affaires qui sont à leur portée mais qui exigeraient qu’ils s’ouvrent un peu plus aux autres.

Cette méfiance présente d’autres inconvénients :
  •         elle fait rater des opportunités : plutôt que d’aller de l’avant, on multiplie les précautions même lorsque les risques sont faibles, voire inexistants. On critique souvent la rigidité des règles administratives en matière de création d’entreprise, d’emploi, mais on devrait regarder du coté des règles que chacun crée pour se protéger, pour protéger l’accès à son ordinateur, éviter que l’on vienne voler des informations qui n’ont en réalité rien de confidentiel. La rigidité, la complexité se nourrissent de cette méfiance de tous les jours ;
  •         elle conduit à l’homogénéité, on se réunit entre proches sans voir que cela limite le champ de nos expériences collectives et que cela réduit nos expériences et donc la connaissance de notre environnement.

 Méfiance et mauvaise image de soi
Cette méfiance à l’égard des autres contribue, si l’on en croit les résultats de ce sondage, à une dégradation de l’image de soi. A peu près la moitié des Français sont satisfaits de leur vie, elle correspond, grosso-modo, à leurs attentes, mais seule une minorité (de l’ordre de 45%) a une image positive de soi-même et 18%, ce qui n’est pas rien, a parfois le sentiment d’être un raté. Cela va naturellement avec un pessimisme ambiant : seuls 35% des Français sont optimistes lorsqu’ils pensent à leur avenir.

Là encore, ces résultats peuvent inquiéter. Une mauvaise image de soi n’invite évidemment pas à prendre des initatives, à faire preuve d’audace. S’il faut être convaincu de sa bonne étoile pour se lancer dans des opérations un peu risquées, le pessimisme et le doute n’incitent pas à se lancer dans l’innovation et la création d’entreprise.

On peut naturellement se demander pourquoi tant de Français ont une image aussi négative d’eux-mêmes. Le regard sur la carrière professionnelle est probablement pour beaucoup mais tout le monde n’a pas de carrière brisée, remplie de trous, de périodes de chômage, de CDD à répétition.  
Pour certains, c’est sans doute lié au sentiment de déclassement : on n’a pas le statut auquel on pensait pouvoir prétendre. C’est sans doute le cas de beaucoup de fonctionnaires, d’enseignants, de cadres moyens qui se retrouvent, alors qu’ils ont fait des études longues et complexes, noyés dans la masse.
Pour d’autres, ce peut être lié à un sentiment d’être encalminé, de faire du sur place, d’être comme ces voiliers perdus au milieu de l’océan lorsque le vent est tombé. 

Ce dernier sentiment paraît largement partagé si l’on en juge par les réponses aux questions de ce sondage qui portent sur le monde professionnel. D’un coté, les Français semblent satisfaits de l’autonomie qui leur est donnée dans le travail, des responsabilités qui leur sont confiées et du sens qu’ils lui trouvent, ils ne travaillent pas pour rien, de l’autre, ils doutent de recevoir une promotion dans le futur proche. Leur parcours social semble figé.

Ce n’est pas la première enquête qui révèle ce sentiment qui peut prendre plusieurs formes : crainte de ne pas faire aussi bien que ses parents, inquiétude quant à ses revenus futurs, mais la répétition de ces résultats intrigue. D’autant que ce sentiment paraît relativement nouveau puisque depuis la révolution française, la société était animée par une espèce de mouvement de promotion sociale que l’on trouve aussi bien dans la litétrature, on pense aux jeunes ambitieux des romans de Balzac, à Rastignac, que dans l’expérience, moins flamboyante mais plus largement partagée, des générations qui ont quitté le temps long, immobile de la vie rurale pour celui plus agité de la vie urbaine.

S’agit-il d’un phénomène passager ou d’une modification de notre perception du temps ? on a le sentiment de vivre dans une société de l’accélération comme l’écrit le sociologue allemand Hartmut Rosa, mais on peut se demander si cette accélération permanente ne cache pas, en réalité, une société qui se fige lentement.

La perception ambiguë de l’entreprise
Autres résultats intéressants de cette enquête : ceux qui concernent le monde de l’entreprise qui n’est pas la mal aimée de la société française que décrit parfois le Medef, mais qui n’échappe pas, non plus, à la critique.

On l’a deviné, les entreprises n’échappent pas à a défiance généralisée : seuls 42% des Français ont confiance dans les grandes entreprises privées, moins que dans la justice, la police, les grandes entreprises publiques, l’armée, l’école et les hôpitaux. Mieux cependant que les syndicats (35%), les banques (25%), les médias (23%) et les partis politiques (12%). Et, cependant, malgré cette défiance, 53% des Français pensent qu’il faudrait leur donner plus de liberté.

Contradiction ? Sans doute, mais peut-être faut-il faire la part du paysage politique. En octobre 2011, 58% des Français pensaient que l’Etat devrait contrôler et réglementer plus étroitement les entreprises. Tout se passe comme si les Français n’avaient pas sur le sujet d’opinion bien tranchée : ils réagissent à l’actualité, veulent plus de contrôle lorsque les entreprises font la une à l’occasion de scandales, et plus de liberté lorsqu’à l’inverse, les politiques montent au créneau.

Reste cette défiance qu’un autre élément du sondage, assez étonnant, révèle. Les auteurs de l’enquête ont demandé aux Français ou, plutôt, aux 1509 personnes représentatives de la population française de plus de 18 ans, qu’ils ont interrogées sur internet, quels étaient à leurs yeux les moyens d’expression des citoyens les plus efficaces.

Le vote arrive largement en tête avec 65% des citations, ce qui n’est pas très étonnant, mais il est immédiatement suivi du boycott des entreprises et des produits (38%) loin devant les manifestations dans la rue (32%), la grève (21%) ou le militantisme dans un parti politique (9%).

Le boycott plus fort que les manifestations de rue ou que les grèves ! Pourquoi ? sinon parce que l’on veut pouvoir contrôler soi-même ce que l’on achète, ce que l’on mange : on ne fait plus confiance aux entreprises, alors même que jamais nous n’avons eu des produits aussi contrôlés. Mais il n’y a pas que cela.

L’acte d’achat, l’un de ceux que nous pratiquons le plus fréquemment, est dorénavant perçu comme un moyen d’afficher une opinion, ce que la publicité ne manque pas de nous rappeler chaque fois qu’elle nous parle des valeurs que l’on ne partage pas autour d’un pot de rillette. C’est exprimer une opinion, c’est agir, agir individuellement et de manière très ciblée, mais c’est aussi le faire sans gêner ses voisins : boycotter un produit ne bloque pas toute une société comme peut faire une grève ou toute une ville comme peut faire une manifestation. Cela ne gêne personne sinon celui que l’on vise directement.
Cette préférence pour le boycott est d’autant plus surprenante que rares sont les organisations qui y font appel en France. Il entre sans doute beaucoup d’illusion dans cette préférence, il est rare que des boycotts modifient les comportements des entreprises, mais elle illustre bien cette synthèse que la société française semble faire entre la volonté de contrôler sa vie, le sentiment qu’a la majorité d’avoir un contrôle sur sa vie (63%) et la défiance à l’égard des institutions de toutes sortes. Le boycott est la réponse de celui qui se méfie des institutions mais a cependant le sentiment de contrôler sa vie, d’être libre.

Une France déprimée ou une France dont les valeurs changent ?
On peut, à la lecture de cette enquête, s’interroger. Dessine-t-elle le portrait d’une France qui déprime et se replie sur elle-même, qui cherche refuge dans la proximité, dans la chaleur du foyer familial, comme on pourrait être tenté de le voir à première lecture ? ou, nous propose-t-elle, une France en mutation, dont les valeurs sont en pleine évolution ? qui ne croit plus aux grands récits collectifs, qui a pris acte de la fin du progrès, ce que d’autres ont appelé la fin de l’histoire ? qui n’est pas mécontente de son sort, de son travail mais qui n’y voit plus un instrument de promotion dans une société qui se fige lentement ? Une France qui aime donner son opinion, qui se sent libre et ne veut pas manquer une occasion d’exercer cette liberté, mais dans des espaces privés, le vote, la consommation ?

Une France complexe, contradictoire, qui hésite, à cheval sur le monde d’hier et sur celui de demain…