Les chroniques économiques de Bernard Girard

5.2.13

Berlusconi et les entrepreneurs en politique




Différents sondages ont récemment montré le désir de l’opinion, en France mais pas seulement, pour des gouvernements plus autoritaires qui mobilisent des experts. Et puisque les questions économiques sont celles qui inquiètent aujourd’hui le plus, il n’est pas rare d’entendre dire que nous irions beaucoup mieux si nous étions dirigés par des gens qui connaissent vraiment l’économie et les marchés, c’est-à-dire par des chefs d’entreprise.

C’est une position qui n’a pas beaucoup de sens : un Etat, surtout s’il est démocratique, n’a pas grand chose à voir avec une entreprise qui reste une structure hiérarchique toute entière tournée vers la poursuite d’un objectif unique, que celui-ci soit la croissance, l’augmentation de ses bénéfices ou l’amélioration de ses performances. Tout puissant qu’il soit cet argument reste cependant théorique, et il peut être intéressant pour le vérifier de voir ce qu’on donné les expériences de gouvernement par des chefs d’entreprise. Et nous en avions jusqu’à tout récemment sous les yeux un excellent  exemple ou, plutôt, contre-exemple : l’Italie de Berlusconi. Est-elle aujourd’hui, après que le magnat des médias italiens ait gouverné son pays une dizaine d’années entre 1994 et 2011, plus moderne, plus performante, plus efficace qu’hier ? Nul ne s’aventurerait à l’affirmer. C’est tout le contraire qui s’est produit. En témoignent les protestations des industriels italiens dans les derniers mois de son gouvernement, les critiques sévères de la banque centrale européenne mais aussi les articles au vitriol de The Economist, le magazine britannique, et les commentaires sévères des diplomates américains parlant dans des câbles révélés par Wikileaks, de l’incompétence économique de Berlusconi. Mais pourquoi pareil échec de la part d’un homme qui parti de rien a fait une immense fortune ?

Un capitaliste en marge de l’économie italienne
Pour répondre à cette question, je m’appuierai sur un papier d’un chercheur de l’IEP de Grenoble, spécialiste de l’Italie, Christophe Bouillaud (Le cas S.B. ou la lente destruction du capitalisme italien par un capitaliste) qui pose exactement la même question : « le  fait  que  S. Berlusconi, avant, pendant, et sans doute bientôt après, son parcours politique, ait été un entrepreneur à succès, un grand capitaliste de l’Italie contemporaine, a-t-il eu un effet sur le sort de l’économie italienne ? Si oui, lequel ? A-t-il été un serviteur avisé de ce capitalisme italien dont la crise avait été annoncée dès les années 1970 ? En a-t-il au contraire été le grand fossoyeur ? »

Un chiffre signe l’échec de la politique économique de Berlusconi : celui de la croissance de l’économie pendant toute la période pendant laquelle il a gouverné : en moyenne, 0,5% sur la décennie, soit bien moins que ses voisins européens malgré leurs difficultés. L’industriel, le milliardaire a fait moins bien que des politiques. Et cet échec a touché aussi bien l’Italie du Sud dont on connaît le retard que les industries exportatrices du Nord. Mais, pourquoi ?

Pour répondre à cette question, Christophe Bouillaud avance une première explication : l’origine de la fortune de Berlusconi. Il a fait fortune dans deux domaines, l’immobilier, c’est par là qu’il a commencé, et les médias, d’abord la télévision puis la presse écrite et l’édition avant de s’intéresser à la banque et au sport, au football. Or, il s’agit de secteurs tournés vers le marché intérieur. « Toutes ces diverses activités, écrit Christophe Bouillaud, possèdent en commun un point essentiel : elles sont toutes orientées vers la satisfaction des désirs de consommation (logement et loisirs passifs essentiellement) des Italiens eux-mêmes. Elles émergent quand les Italiens, enrichis par le « miracle économique » des années 1950-60, commencent à profiter de la « société de consommation », et à partir du cœur même de ce miracle, Milan. » Et ceci, alors même que les parties les plus vivantes de l’économie italienne étaient, sont tournées vers l’exportation.

Quoique capitaliste puissant, Berlusconi a fait sa fortune en marge du capitalisme italien. Il avait, du fait de la puissance de ses médias et de sa connaissance des attentes des consommateurs des outils pour séduire les citoyens, c’est ce qui lui a permis de gagner les élections, mais ces activités économiques étaient éloignées de ce qui constitue historiquement le cœur du capitalisme italien depuis les années 50 : les industries exportatrices. Christophe Bouillaud rappelle à juste titre que toutes ses tentatives de se développer à l’étranger, on pense à la 5 en France, ont été des échecs.

Ses activités étaient, sont toujours, indépendantes de la conjoncture internationale et de la compétitivité de l’économie italienne. Dit autrement, quoiqu’entrepreneur puissant, il ne représentait pas, ne comprenait pas, ne défendait pas les attentes des industriels qui tiraient l’économie italienne, les Ferrari, Benetton, spécialistes du mobilier ou du textile qui vivent de leurs ventes à l’étranger. D’où son échec. 

Une réussite obtenue sur le terrain politique
On peut y ajouter un autre élément : le contournement systématique du droit et la corruption dont témoignent ses multiples conflits avec la justice.

Berlusconi a construit son empire télévisuel en ne respectant les règles qui imposaient aux télévisions locales de rester locales. Il n’a pu le faire qu’avec la complicité des politiques et de l’administration. Ses succès doivent beaucoup à sa capacité à obtenir du pouvoir des passe-droits. Son intérêt pour la presse écrite doit d’ailleurs être vu dans ce contexte : elle est, tout comme les télévisions, un moyen de pression sur les politiques. Son soutien lors des élections se monnaie, s’échange contre des facilités administratives. Dit autrement, il doit sa fortune à sa capacité à nouer des liens avec les politiques et, éventuellement, à corrompre tel ou tel élu ou tel ou tel fonctionnaire. Berlusconi a été condamné pour avoir corrompu des magistrats qui l’ont aidé à prendre le contrôle du groupe d’édition Mondadori.
Or, ce qui est utile dans les industries dans lesquelles il a fait fortune ne sert à rien dans les activités exportatrices qui ont fait le succès de l’industrie italienne. Comme l’explique toujours Christophe Bouillaud : « Les activités économiques de S. Berlusconi se situent en rupture avec les pratiques économiques de la partie la plus dynamique de l’industrie italienne. En effet, ces entreprises opèrent elles sur des marchés européens et/ou mondiaux, souvent destinés à des clients nombreux, particuliers ou entreprises, où il n’est pas possible d’obtenir par corruption une position de monopole. Un producteur de voitures, de meubles, de cuisines intégrées, de machines à outils, de céramiques, de vêtements, de chaussures, etc. peut sans doute être amené à enfreindre toute une série de législations, italiennes et étrangères (sur le travail, sur la protection  de  l’environnement,  sur  la  sécurité  des  produits,  etc.),  mais   sa  position concurrentielle dépend essentiellement du prix et de la qualité de son produit et du jugement de nombreux acheteurs. »

Un populisme incapable de satisfaire les attentes des industriels
Berlusconi aurait pu se rattraper, je veux dire satisfaire une partie au moins des attentes des milieux des affaires, s’il s’était attaqué aux maux de l’économie italienne :
-       au sous-développement du sud qui vit de transfert d’argent public, ce qui contribue à augmenter la dette publique,
-       à l’évasion fiscale de masse qui a les mêmes effets,
-       au système social qui est, aux yeux des milieux d’affaires l’un des handicaps de l’industrie italienne.
Or, bien loin de mener ces réformes de structure, il a approfondi les mécanismes qui sont à l’origine de ces dérives et, d’abord, le clientélisme de masse. Bien loin de mener une politique autoritaire, il a pratiqué une sorte de marketing populiste, segmentant la population en groupes auxquels il a accordés des avantages, amnisties fiscales pour les uns, indulgence pour les autres, prudence dans ses relations avec les organisations syndicales, conservant les avantages des salariés en place au dépens des chômeurs et des nouveaux entrants.

Ce clientélisme de masse n’étais pas nouveau en Italie, il est pratiqué depuis longtemps mais fort de son expérience d’industriel des médias habitué à segmenter une audience pour apporter à chacun ce qu’il attend, Berlusconi l’a en quelque sorte professionnalisé. Et bien loin de régler les problèmes de l’Italie, il les a aggravés.

Son exemple le montre : il ne suffit pas d’être un industriel puissant, il ne suffit pas d’avoir réussi dans les affaires pour mettre en place un programme politique et économique qui réponde aux attentes des milieux économiques. On a, bien au contraire, le sentiment, que tout dans la carrière de Berlusconi le portait à faire autre chose que ce qui aurait pu être utile aux industriels italiens les plus dynamiques, ceux qui exportaient.

En ce sens, cette expérience confirme ce que je disais au tout début de cette chronique : c’est une illusion de croire qu’il suffirait de porter au pouvoir des gens qui ont réussi dans le monde des affaires pour résoudre les problèmes économiques de nos pays. Leur expertise, que ce soit en matière de gouvernance ou de gestion est à des lieues de ce dont ont besoin nos économies.

Des industriels en général plus discrets
Le cas Berlusconi est évidemment très particulier. Il y a peu d’exemples d’industriels qui aient joué un rôle politique d’une telle importance dans un grand pays, sinon peut-être aux Etats-Unis où l’on se souvient de Rockefeller, héritier d’une longue lignée d’industriels, de Georges Bush qui a créé une société pétrolière avant de devenir représentant du Congrès puis Sénateur et enfin, après un passage à la direction de la CIA, président des Etats-Unis.

Ce qui ne veut pas dire que les industriels ne s’intéressent pas à la politique. Bien au contraire, ils s’y intéressent beaucoup, surtout lorsque leurs intérêts sont en jeu. S’il arrive que cet intérêt se manifeste au grand jour, comme lorsque les « pigeons » se sont élevés, il y a quelques mois, contre les mesures que voulait prendre le gouvernement, les industriels interviennent en général de manière discrète, dans les coulisses. Et pour cause : rares sont ceux qui peuvent, à l’instar de Berlusconi, d’un même geste s’enrichir et agir sur l’opinion avec assez de force pour s’imposer dans le champ politique.

On peut distinguer différents types d’intervention politiques des industriels. J’en ai identifié quatre, les voici :
-       il y a le pouvoir d’intimidation qu’exercent des industriels qui dépendent de l’Etat pour leurs commandes et qui investissent dans des médias, ce qui leur permet d’exercer une pression explicite ou implicite sur le pouvoir. On peut imaginer que les investissements d’industriels de l’armement, comme Lagardère ou Dassault, dans la presse obéissent à ce type de logique. Ce pouvoir d’intimidation peut s’exercer de manière plus violente lorsqu’une entreprise menace de licencier des centaines voire des milliers de salariés si l’Etat ne satisfait pas ses demandes ;
-       il y a le pouvoir d’expertise lorsque les entreprises imposent leurs experts dans les instances qui prennent des décisions qui ont un impact sur leurs marchés. On pense aux laboratoires pharmaceutiques et à tous ces experts auxquels on reproche aujourd’hui des conflits d’intérêt, mais on trouverait le même phénomène dans de nombreux domaines chaque fois qu’il s’agit de prendre des décisions techniques ;
-       il y a le pouvoir de connivence lorsque dirigeants et décideurs politiques se connaissent depuis assez longtemps pour pouvoir partager en permanence et en toute confiance informations et services ;
-       il y a encore, le pouvoir de proposition lorsque des industriels ou des organisations qu’ils financent préparent, proposent des projets aux hommes politiques, des amendements aux députés, des sujets à des journalistes voire comme aux Etats-Unis dans le années trente de véritables programmes de gouvernement. Cela se sait peu, mais le premier programme économique de Franklin Roosevelt s’est beaucoup inspiré du plan qu’avaient développé des industriels réunis autour du Président de la General Electric : Gerard Swope. Spécialiste de l’industrie de masse, tous ces industriels souhaitaient que la politique économique leur permettent de vendre leurs produits, ce qui signifiait augmentation des salaires, améliorations des conditions de vie des travailleurs… ce qui a donné lieu à ce qu’on a appelé le fordisme et est à l’origine de la société de consommation.
Il y en a certainement d’autres. On pourrait, naturellement, y ajouter la corruption et les méthodes qui s’en approchent. Mais peu importe, ces différentes formes se mêlent en pratique dans ce qu’on appelle le lobbying qui est un peu à la politique ce que la publicité est à la consommation : tout à la fois un moyen d’informer les décideurs et un moyen de les influencer voire de les amener à prendre des décisions qui vont à l’encontre de l’intérêt général. Reste au politique à trouver le point d’équilibre entre les revendications plus ou moins légitimes des industriels et celles de la société civile. On sait qu’ils n’y arrivent pas toujours, mais l’exemple de Berlusconi qu’ils n’y arriveraient guère plus en se substituant aux politiques. Dieu merci, la tentation est, chez nous, faible.