Berlusconi et les entrepreneurs en politique
Différents
sondages ont récemment montré le désir de l’opinion, en France mais pas
seulement, pour des gouvernements plus autoritaires qui mobilisent des experts.
Et puisque les questions économiques sont celles qui inquiètent aujourd’hui le
plus, il n’est pas rare d’entendre dire que nous irions beaucoup mieux si nous
étions dirigés par des gens qui connaissent vraiment l’économie et les marchés,
c’est-à-dire par des chefs d’entreprise.
C’est
une position qui n’a pas beaucoup de sens : un Etat, surtout s’il est
démocratique, n’a pas grand chose à voir avec une entreprise qui reste une
structure hiérarchique toute entière tournée vers la poursuite d’un objectif
unique, que celui-ci soit la croissance, l’augmentation de ses bénéfices ou
l’amélioration de ses performances. Tout puissant qu’il soit cet argument reste
cependant théorique, et il peut être intéressant pour le vérifier de voir ce
qu’on donné les expériences de gouvernement par des chefs d’entreprise. Et nous
en avions jusqu’à tout récemment sous les yeux un excellent exemple ou,
plutôt, contre-exemple : l’Italie de Berlusconi. Est-elle aujourd’hui, après
que le magnat des médias italiens ait gouverné son pays une dizaine d’années
entre 1994 et 2011, plus moderne, plus performante, plus efficace
qu’hier ? Nul ne s’aventurerait à l’affirmer. C’est tout le contraire qui
s’est produit. En témoignent les protestations des industriels italiens dans
les derniers mois de son gouvernement, les critiques sévères de la banque
centrale européenne mais aussi les articles au vitriol de The Economist, le
magazine britannique, et les commentaires sévères des diplomates américains
parlant dans des câbles révélés par Wikileaks, de l’incompétence économique de
Berlusconi. Mais pourquoi pareil échec de la part d’un homme qui parti de
rien a fait une immense fortune ?
Un capitaliste en marge de l’économie italienne
Pour
répondre à cette question, je m’appuierai sur un papier d’un chercheur de l’IEP
de Grenoble, spécialiste de l’Italie, Christophe Bouillaud (Le cas S.B. ou la lente
destruction du capitalisme italien par un capitaliste) qui pose exactement la même
question : « le fait
que S. Berlusconi, avant,
pendant, et sans doute bientôt après, son parcours politique, ait été un
entrepreneur à succès, un grand capitaliste de l’Italie contemporaine, a-t-il
eu un effet sur le sort de l’économie italienne ? Si oui, lequel ? A-t-il été
un serviteur avisé de ce capitalisme italien dont la crise avait été annoncée
dès les années 1970 ? En a-t-il au contraire été le grand fossoyeur ? »
Un
chiffre signe l’échec de la politique économique de Berlusconi : celui de
la croissance de l’économie pendant toute la période pendant laquelle il a
gouverné : en moyenne, 0,5% sur la décennie, soit bien moins que ses
voisins européens malgré leurs difficultés. L’industriel, le milliardaire a
fait moins bien que des politiques. Et cet échec a touché aussi bien l’Italie
du Sud dont on connaît le retard que les industries exportatrices du Nord.
Mais, pourquoi ?
Pour
répondre à cette question, Christophe Bouillaud avance une première explication :
l’origine de la fortune de Berlusconi. Il a fait fortune dans deux domaines,
l’immobilier, c’est par là qu’il a commencé, et les médias, d’abord la
télévision puis la presse écrite et l’édition avant de s’intéresser à la banque
et au sport, au football. Or, il s’agit de secteurs tournés vers le marché
intérieur. « Toutes ces diverses
activités, écrit Christophe Bouillaud, possèdent
en commun un point essentiel : elles sont toutes orientées vers la satisfaction
des désirs de consommation (logement et loisirs passifs essentiellement) des
Italiens eux-mêmes. Elles émergent quand les Italiens, enrichis par le «
miracle économique » des années 1950-60, commencent à profiter de la « société
de consommation », et à partir du cœur même de ce miracle, Milan. » Et
ceci, alors même que les parties les plus vivantes de l’économie italienne
étaient, sont tournées vers l’exportation.
Quoique
capitaliste puissant, Berlusconi a fait sa fortune en marge du capitalisme
italien. Il avait, du fait de la puissance de ses médias et de sa connaissance
des attentes des consommateurs des outils pour séduire les citoyens, c’est ce
qui lui a permis de gagner les élections, mais ces activités économiques étaient
éloignées de ce qui constitue historiquement le cœur du capitalisme italien
depuis les années 50 : les industries exportatrices. Christophe Bouillaud
rappelle à juste titre que toutes ses tentatives de se développer à l’étranger,
on pense à la 5 en France, ont été des échecs.
Ses
activités étaient, sont toujours, indépendantes de la conjoncture
internationale et de la compétitivité de l’économie italienne. Dit autrement,
quoiqu’entrepreneur puissant, il ne représentait pas, ne comprenait pas, ne
défendait pas les attentes des industriels qui tiraient l’économie italienne,
les Ferrari, Benetton, spécialistes du mobilier ou du textile qui vivent de
leurs ventes à l’étranger. D’où son échec.
Une réussite obtenue sur le terrain politique
On peut y ajouter un autre élément : le contournement
systématique du droit et la corruption dont témoignent ses multiples conflits
avec la justice.
Berlusconi a construit son empire télévisuel en ne
respectant les règles qui imposaient aux télévisions locales de rester locales.
Il n’a pu le faire qu’avec la complicité des politiques et de l’administration.
Ses succès doivent beaucoup à sa capacité à obtenir du pouvoir des
passe-droits. Son intérêt pour la presse écrite doit d’ailleurs être vu dans ce
contexte : elle est, tout comme les télévisions, un moyen de pression sur
les politiques. Son soutien lors des élections se monnaie, s’échange contre des
facilités administratives. Dit autrement, il doit sa fortune à sa capacité à
nouer des liens avec les politiques et, éventuellement, à corrompre tel ou tel
élu ou tel ou tel fonctionnaire. Berlusconi a été condamné pour avoir corrompu
des magistrats qui l’ont aidé à prendre le contrôle du groupe d’édition
Mondadori.
Or, ce qui est utile dans les industries dans lesquelles il
a fait fortune ne sert à rien dans les activités exportatrices qui ont fait le
succès de l’industrie italienne. Comme l’explique toujours Christophe
Bouillaud : « Les activités
économiques de S. Berlusconi se situent en rupture avec les pratiques
économiques de la partie la plus dynamique de l’industrie italienne. En effet,
ces entreprises opèrent elles sur des marchés européens et/ou mondiaux, souvent
destinés à des clients nombreux, particuliers ou entreprises, où il n’est pas
possible d’obtenir par corruption une position de monopole. Un producteur de
voitures, de meubles, de cuisines intégrées, de machines à outils, de
céramiques, de vêtements, de chaussures, etc. peut sans doute être amené à
enfreindre toute une série de législations, italiennes et étrangères (sur le
travail, sur la protection de l’environnement, sur
la sécurité des
produits, etc.), mais
sa position concurrentielle
dépend essentiellement du prix et de la qualité de son produit et du jugement
de nombreux acheteurs. »
Un populisme incapable de satisfaire les attentes des
industriels
Berlusconi aurait pu se rattraper, je veux dire satisfaire
une partie au moins des attentes des milieux des affaires, s’il s’était attaqué
aux maux de l’économie italienne :
- au sous-développement du sud qui vit de transfert d’argent public, ce qui contribue à augmenter la dette publique,
- à l’évasion fiscale de masse qui a les mêmes effets,
- au système social qui est, aux yeux des milieux d’affaires l’un des handicaps de l’industrie italienne.
Or, bien loin de mener ces réformes de structure, il a
approfondi les mécanismes qui sont à l’origine de ces dérives et, d’abord, le
clientélisme de masse. Bien loin de mener une politique autoritaire, il a
pratiqué une sorte de marketing populiste, segmentant la population en groupes
auxquels il a accordés des avantages, amnisties fiscales pour les uns,
indulgence pour les autres, prudence dans ses relations avec les organisations
syndicales, conservant les avantages des salariés en place au dépens des chômeurs
et des nouveaux entrants.
Ce clientélisme de masse n’étais pas nouveau en Italie, il
est pratiqué depuis longtemps mais fort de son expérience d’industriel des
médias habitué à segmenter une audience pour apporter à chacun ce qu’il attend,
Berlusconi l’a en quelque sorte professionnalisé. Et bien loin de régler les
problèmes de l’Italie, il les a aggravés.
Son exemple le montre : il ne suffit pas d’être un
industriel puissant, il ne suffit pas d’avoir réussi dans les affaires pour
mettre en place un programme politique et économique qui réponde aux attentes
des milieux économiques. On a, bien au contraire, le sentiment, que tout dans
la carrière de Berlusconi le portait à faire autre chose que ce qui aurait pu
être utile aux industriels italiens les plus dynamiques, ceux qui exportaient.
En ce sens, cette expérience confirme ce que je disais au
tout début de cette chronique : c’est une illusion de croire qu’il
suffirait de porter au pouvoir des gens qui ont réussi dans le monde des
affaires pour résoudre les problèmes économiques de nos pays. Leur expertise,
que ce soit en matière de gouvernance ou de gestion est à des lieues de ce dont
ont besoin nos économies.
Des industriels en général plus discrets
Le cas Berlusconi est évidemment très particulier. Il y a
peu d’exemples d’industriels qui aient joué un rôle politique d’une telle
importance dans un grand pays, sinon peut-être aux Etats-Unis où l’on se
souvient de Rockefeller, héritier d’une longue lignée d’industriels, de Georges
Bush qui a créé une société pétrolière avant de devenir représentant du Congrès
puis Sénateur et enfin, après un passage à la direction de la CIA, président
des Etats-Unis.
Ce qui ne veut pas dire que les industriels ne s’intéressent
pas à la politique. Bien au contraire, ils s’y intéressent beaucoup, surtout
lorsque leurs intérêts sont en jeu. S’il arrive que cet intérêt se manifeste au
grand jour, comme lorsque les « pigeons » se sont élevés, il y a
quelques mois, contre les mesures que voulait prendre le gouvernement, les industriels
interviennent en général de manière discrète, dans les coulisses. Et pour
cause : rares sont ceux qui peuvent, à l’instar de Berlusconi, d’un même
geste s’enrichir et agir sur l’opinion avec assez de force pour s’imposer dans
le champ politique.
On peut distinguer différents types d’intervention
politiques des industriels. J’en ai identifié quatre, les voici :
- il y a le pouvoir d’intimidation qu’exercent des industriels qui dépendent de l’Etat pour leurs commandes et qui investissent dans des médias, ce qui leur permet d’exercer une pression explicite ou implicite sur le pouvoir. On peut imaginer que les investissements d’industriels de l’armement, comme Lagardère ou Dassault, dans la presse obéissent à ce type de logique. Ce pouvoir d’intimidation peut s’exercer de manière plus violente lorsqu’une entreprise menace de licencier des centaines voire des milliers de salariés si l’Etat ne satisfait pas ses demandes ;
- il y a le pouvoir d’expertise lorsque les entreprises imposent leurs experts dans les instances qui prennent des décisions qui ont un impact sur leurs marchés. On pense aux laboratoires pharmaceutiques et à tous ces experts auxquels on reproche aujourd’hui des conflits d’intérêt, mais on trouverait le même phénomène dans de nombreux domaines chaque fois qu’il s’agit de prendre des décisions techniques ;
- il y a le pouvoir de connivence lorsque dirigeants et décideurs politiques se connaissent depuis assez longtemps pour pouvoir partager en permanence et en toute confiance informations et services ;
- il y a encore, le pouvoir de proposition lorsque des industriels ou des organisations qu’ils financent préparent, proposent des projets aux hommes politiques, des amendements aux députés, des sujets à des journalistes voire comme aux Etats-Unis dans le années trente de véritables programmes de gouvernement. Cela se sait peu, mais le premier programme économique de Franklin Roosevelt s’est beaucoup inspiré du plan qu’avaient développé des industriels réunis autour du Président de la General Electric : Gerard Swope. Spécialiste de l’industrie de masse, tous ces industriels souhaitaient que la politique économique leur permettent de vendre leurs produits, ce qui signifiait augmentation des salaires, améliorations des conditions de vie des travailleurs… ce qui a donné lieu à ce qu’on a appelé le fordisme et est à l’origine de la société de consommation.
Il y en a certainement d’autres. On pourrait, naturellement,
y ajouter la corruption et les méthodes qui s’en approchent. Mais peu importe,
ces différentes formes se mêlent en pratique dans ce qu’on appelle le lobbying
qui est un peu à la politique ce que la publicité est à la consommation :
tout à la fois un moyen d’informer les décideurs et un moyen de les influencer
voire de les amener à prendre des décisions qui vont à l’encontre de l’intérêt
général. Reste au politique à trouver le point d’équilibre entre les
revendications plus ou moins légitimes des industriels et celles de la société
civile. On sait qu’ils n’y arrivent pas toujours, mais l’exemple de Berlusconi
qu’ils n’y arriveraient guère plus en se substituant aux politiques. Dieu
merci, la tentation est, chez nous, faible.
0 Comments:
Enregistrer un commentaire
<< Home