Les chroniques économiques de Bernard Girard

26.3.13

Chypre, ses banques, l'Europe



Chypre. Qui, sinon quelques touristes, connaît cette île que se sont longtemps disputés la Grèce et la Turquie ? Qui pensait qu’elle pourrait un jour menacer l’euro alors qu’elle ne représente même pas 1% du PIB européen ? qu’elle réveillerait les ardeurs de tous ceux qui veulent en finir avec la monnaie commune et, plus généralement, de tout ce que l’Europe compte d’anti-européens. Personne. Et c’est bien cependant ce qui s’est passé au terme d’une folle semaine qui a montré tout à la fois les faiblesses du système de gouvernance européen et la volonté des grands pays d’imposer à tous une discipline.

Les faiblesses du système de gouvernance européen
Une nouvelle fois, nous avons assisté à ce qui devenu une routine en Europe : des négociations qui s’achèvent au petit matin après des jours et des jours de tensions, de déclarations contradictoires et d’effets de manches. C’est depuis des années banal dans les négociations  sur la politique agricole commune, mais jamais on n’avait assisté à tant de rebondissements et à des pressions aussi vives des instances européennes. Reprenons le fil des événements.

Tout commence, au moins en apparence, le 16 mars. Ce jour là, l’eurogroupe, c’est-à-dire les ministres des finances des Etats membres de la zone Europe, se concertent pour sauver Chypre que menacent les difficultés de ses banques. Leur solution : apporter une aide de 10 milliards d’euros sur les 17 milliards dont a besoin l’île pour restructurer ses banques, demander à l’île de trouver les 7 milliards manquant en taxant les dépôts à 6,75% sur les montants inférieurs à 100 000€ et à 9,9% au delà.

Cette annonce suscite immédiatement l’affolement des Chypriotes qui se précipitent vers les guichets de banques, ce qu’ils ne peuvent faire puisque le gouvernement a décidé de geler la situation : la taxe s’appliquera sur les dépôts à la date du 16 mars.

Il n’y pas que l’affolement des Chypriotes, il y aussi la colère des Russes et des britanniques qui se sont installés très nombreux à Chypre pour bénéficier des avantages qu’offre son système bancaire et sa fiscalité : Chypre est une sorte de paradis fiscal qui offre une rémunération élevée sur les dépôts bancaires, de l’ordre de 4,5%, ce que l’on ne trouve nulle part ailleurs en Europe.

Pour offrir ces taux très élevés, les banques chypriotes ont investi dans des actifs risqués : elles ont notamment beaucoup prêté à la Grèce, investissement qui, parce qu’il était risqué, promettait des bénéfices substantiels. Tout se serait passé parfaitement bien si l’Europe n’avait demandé aux créanciers de la Grèce, donc aux banques chypriotes, d’abandonner une partie de leurs créances. La restructuration de la dette grecque leur a fait perdre 4,5 milliards d'euros.

Autant dire que cette crise était annoncée depuis de longs mois. Tous les observateurs savaient que les banques de l’île risquaient la faillite. La Coface, organisme qui réalise régulièrement des études sur les risques pays, écrivait il y a quelques mois : « Le secteur bancaire reste fortement exposé au risque grec et présente un risque systémique en raison de sa taille (750% du PIB) et une intermédiation élevée portant le niveau de crédit à 280% du PIB. Bank of Cyprus et Laiki Bank concentrent plus de la moitié des actifs bancaires du pays tandis qu’une centaine de sociétés coopératives se partagent le reste du marché. Les principales banques ne respectent plus les ratios prudentiels de capitalisation suite à la décote opérée sur la dette publique grecque. En juillet 2012, la Laiki Bank a ainsi dû être nationalisée, la recapitalisation de 1,8 milliards d’euros ayant étant majoritairement souscrite par l’Etat, tandis qu’une augmentation rapide des prêts non-performants fait peser un besoin de recapitalisation significatif combiné à une concentration des sociétés coopératives. »

Les ministres de l’eurogroupe étaient d’autant mieux informés de la situation de Chypre qu’en juin dernier, ce pays avait demandé à la troïka une aide de 17 milliards, aide qui lui avait été refusée et avait été ramenée à 10 milliards en échange d’un effort de 7 milliards. Tout le monde était donc au courant. Les deux banques citées dans cette note de conjoncture de la Coface sont au cœur de l’accord signé dans la nuit de dimanche à lundi.

Je parlais à l’instant des faiblesses du système de gouvernance européen. On en a là une belle illustration : comment se fait-il que l’on n’ait pas anticipé cette crise ? que l’on n’ait pas préparé des solutions pour en sortir ? que les Européens n’aient pas su imposer plus tôt des mesures de restructuration au gouvernement de Chypre et qu’il ait fallu attendre le tout dernier moment pour prendre des décisions ? Décisions qui n’ont d’ailleurs pu être appliquées du fait de la révolte des Chypriotes et de leur Parlement.

Le Parlement chypriote rejette le plan de sauvetage
Continuons  notre déroulé des événements. Le 19 mars, soit le mardi, le Parlement chypriote rejette le plan de sauvetage.

Ce refus du Parlement de voter les textes nécessaires pour mettre en œuvre les mesures préconisées par l’eurogroupe a suscité une très forte inquiétude, presque de l’affolement chez les dirigeants européens - il fallait envisager la sortie de Chypre de la zone euro -, mais rencontré une certaine sympathie dans l’opinion internationale que la proposition de taxer les dépôts inférieurs à 100 000€ a choquée et inquiétée. Choquée parce qu’elle touchait des Chypriotes ordinaires qui n’étaient pas forcément très riches et inquiétée parce que qui dit qu’il ne se passera pas demain la même chose ailleurs en Europe ? en Espagne ? en Italie ? voire en France ? les ministres de l’économie nous disent que c’est peu envisageable, que les situations sont très différentes et sans doute ont-ils raison, reste que cela ne pouvait que créer de l’inquiétude.

Inquiétude d’autant plus légitime que le dispositif imaginé contrevenait à une directive européenne qui a fixé à 100 000€ le montant au dessous duquel tous les dépôts bancaires sont, en Europe, garantis par les autorités de chaque pays. Comment ne pas voir que l’exception chypriote pouvait servir demain de modèle à d’autres ? Jean-Luc Melenchon a eu, à ce propos, une excellente formule lorsqu’il a parlé de « l’effet cahier de brouillon ».

On peut se demander pourquoi les dirigeants européens se sont laissé aller à prendre des mesure qui contrevenaient à une directive européenne. La réponse est qu’ils font fait contre leur gré. C’est le gouvernement chypriote qui pour protéger les intérêts russes, les intérêts de tous ces russes qui sont allés mettre leur fortune à l’abri a voulu faire payer ses concitoyens. Etrange décision qui ne se comprend que si l’on retient que l’économie chypriote repose pour l’essentiel sur cette activité bancaire, ce dont témoigne son poids dans l’économie du pays. C’est le modèle économique de Chypre que le gouvernement voulait protéger aux dépens des Chypriotes eux-mêmes. Reste qu’on ne voit pas bien pourquoi les Européens se sont laissés faire sachant que cela ne pouvait que conduire à la révolte des petits épargnants.

Mais revenons aux dirigeants chypriotes. Incapables d’appliquer les mesures demandées par l’Europe, dans l’impossibilité de négocier avec des partenaires qui ont fait part de leur intransigeance, intransigeance renforcée par celle de la Banque Centrale Européenne qui a annoncé qu’elle ne fournirait plus de liquidité aux banques chypriotes à partir du lundi 24 si aucun accord n’était trouvé, ils se sont tournés vers la Russie. Comme les Russes ne se sont pas laissés pas séduire, ils ont proposé à leur parlement la mise en place d’un “Fonds de solidarité” basé sur les revenus des hydrocarbures, des obligations et quelques autres avoirs, mais c’est l’Europe qui s’y est, cette fois-ci, opposée. 

Au pied du mur, les dirigeants chypriotes ont donc du reprendre les négociations avec les Européens alliés sur une ligne dure.

On a beaucoup critiqué l’Allemagne, l’accusant d’être à l’origine de cette intransigeance. C’est oublier qu’elle n’est pas seule à décider et que les dirigeants européens semblent avoir voulu profiter de cette crise pour en finir avec un paradis fiscal et envoyer un coup de semonce à tous ceux qui seraient tentés de se comporter en passagers clandestins au sein de l’Europe, à tous ces gouvernements qui, d’un coté, cèdent aux revendications de leur population, creusent leur endettement public et attendent de l’Europe, notamment de l’Allemagne qu’elle le prenne en charge. Ce qui était le cas des gouvernements chypriotes successifs qui ont l’année dernière, alors même qu’ils étaient en difficulté, augmenté de 7% les salaires des fonctionnaires.

Qu’y a-t-il dans l’accord ?
 Le dimanche 24 mars, les négociations ont repris dans la journée  pour aboutir à l’accord signé dans la nuit du dimanche au lundi.  Qu’y a-t-il dedans ?

Pour l’essentiel trois mesures :

  •           l'Union européenne et le Fonds monétaire international vont verser 10 milliards d'euros à Chypre,
  •          la liquidation de Laïki, l’une des deux banques dont on parlait plus haut, avec la pleine contribution des actionnaires, des porteurs d'obligations et des déposants non assurés,
  •          la partie saine de cette banque sera fusionnées avec celle de la Bank of Cyprus, la plus importante de l’île, qui sera recapitalisée par, notamment, une conversion des dépôts, ce qui pourrait représenter pour ceux qui avaient des dépôts importants, supérieurs à 100 000€ des pertes conséquences pouvant aller jusqu’à 40% de leurs avoirs. 


Les petits épargnants chypriotes ne verront donc pas leur épargne fondre, mais les Russes qui on déposé leurs fonds dans ces banques, qui en sont souvent devenus actionnaires, risquent de perdre gros. Quant à l’économie chypriote, elle risque d’en subir longtemps le contrecoup.

Son statut de paradis fiscal est gravement compromis. On ne voit pas bien qui irait, après cette affaire, mettre son argent à l’abri dans ses banques. Les banques elles-mêmes vont subir une sévère cure d’amaigrissement. On peut parier que les effectifs du secteur vont fortement diminuer, ce qui n’est pas une bonne nouvelle dans un pays qui a déjà un taux de chômage élevé.

Ce pays va, enfin, devoir, et ce n’est sans doute pas le plus facile, réinventer son modèle économique. Mais comment ? sa seule richesse était, avec les banques, le tourisme. Ce ne sera pas suffisant. On a parlé de réserves de gaz off-shore dont on a commencé l’exploration en 2011 et qui permettraient au pays d’en devenir exportateur, cela faisait partie du deal que les dirigeants chypriotes voulaient proposer aux Russes. Ce sera sans doute une piste… mais à moyen terme. Chypre ne pourra pas tirer parti de cette ressource avant, au plus tôt, 2018, tout simplement parce qu’il lui faudra construire un pipe-line pour transporter ce gaz, ce qui représente un investissement de l’ordre de 10 milliards d’€, et régler les problèmes de souveraineté territoriale avec son puissant voisin, la Turquie qui peut aussi prétendre à ces réserves.

Quelles conclusions tirer de cet accord ?
Cet accord et la crise qui l’a précédé ont fait couler beaucoup d’encre. Je l’ai dit, les adversaires de l’euro et de la construction européenne y ont vu une excellente occasion de tirer à boulets rouges sur leurs cibles préférées. Jean-Luc Mélenchon a sans doute été l’un des plus radicaux puisqu’il a imaginé, je l’ai dit, que l’affaire chypriote n’était qu’une répétition générale de ce qui pourrait se produire ailleurs demain en Europe.

Quand il dit « ailleurs » il pense ou veut nous faire penser à l’Espagne, à l’Italie, voire à la France. Mais c’est aux pays qui ressemblent le plus à Chypre qu’il faudrait plutôt penser, à ceux dont l’économie est largement dépendante de leur secteur bancaire et de dispositifs qui en font des paradis fiscaux. Le Luxembourg, par exemple. Ce pays n’est pas aujourd’hui menacé, ses banques ayant été plus prudentes que celles de Chypre, mais ce qui s’est passé dans cette île de la Méditerranée pourrait bien donner des sueurs froides à ses dirigeants comme à ceux de tous les pays dont le secteur bancaire est surdimensionné. Souvenons-nous que l’Irlande a vu sa dette exploser après qu’elle ait du nationaliser un secteur bancaire ultra-développé.  

Reste une dernière question : cet accord va-t-il permettre à Chypre de se sortir d’affaire ? On a vu qu’il va demander aux Chypriotes beaucoup d’efforts, qu’il va les forcer à réinventer leur modèle économique. Et ceci dans un contexte particulièrement difficile car, ces argent qu’avance l’Europe n’est pas un don, c’est un prêt qu’il faudra bien un jour rembourser. Le prêt de 10 milliards d’euros consenti au nom de la solidarité européenne augmente la dette du gouvernement chypriote du même montant et devra donc être remboursé aux frais des contribuables. « On ne sait pas, indique Charles Wyplosz, un économiste qui travaille à Genève et a donné à Telos une excellente chronique sur toute cette affaire, ce qui est le plus choquant. Faire payer les honnêtes contribuables pour sauver la mise aux Russes malhonnêtes ? (…) détruire la crédibilité du système européen de garantie des dépôts bancaires, puisque un Conseil des ministres peut ainsi le vider de sa substance à n’importe quel moment ? (augmenter) la dette publique du gouvernement chypriote, qui passe de 90% à 145% du PIB, (et la rendre) insoutenable et annonce donc de nouveaux soubresauts dramatiques ? » Excellentes questions. Les ministres de l’économie et des finances de l’eurogroupe se les sont-ils posées ? Ce n’est pas certain. Pris par l’urgence, ils ont imaginé une solution qui règle provisoirement le problème mais ne fait que le repousser. D’autant que ce prêt est consenti, comme l’indique toujours Charles Wyplosz,sous la condition des mêmes politiques d’austérité que celles qui consument à petit feu tant d’autres pays de la zone euro. »