Actifs immatériels : vers un nouveau capitalisme
Pour écouter cette chronique donnée le 29/01/2013
En
1985, le Centre Pompidou a confié au philosophe Jean-François Lyotard inventeur
du concept de postmodernité la réalisation d’une exposition sur les immatériaux
qui a, à l’époque, marqué les esprits parce qu’elle mettait en avant toute une
série de phénomènes esthétiques immatériels, presque invisibles.
Si je
parle, ce matin, de cette exposition d’il y a bientôt trente ans, c’est qu’elle
annonçait avec ses outils, l’intuition, l’analyse de l’art, une évolution de
fond du capitalisme : l’émergence d’un capitalisme de l’immatériel.
C’était d’ailleurs bien dans l’esprit de Jean-François Lyotard qui, loin de la
tradition marxiste qui l’avait nourri, il avait été un des animateurs de l’une
des revues d’extrême-gauche les plus influentes des années cinquante,
Socialisme ou Barbarie, pensait que l’économie n’était pas forcément ce qui
décidait de tout. La culture pouvait elle aussi relever de ce que les marxistes
appelaient l’infrastructure. Et, de fait, l’observation des ruptures dans le
monde de l’art, de l’idéologie qu’il mettait en évidence dans cette exposition annonçait
ce qui passe sous nos yeux depuis une quinzaine d’années : l’émergence
d’un capitalisme de l’immatériel.
La
formule « capitalisme de l’immatériel » pourrait faire penser à la
finance, à la financiarisation de l’économie, mais ce n’est pas de cela dont je
veux parler ce matin mais de la mondée en puissance dans la valeur, la
valorisation des entreprises de ce que l’on appelle leurs actifs
immatériels : portefeuille de brevets, marque, réputation…
Le
phénomène est relativement récent. Les observateurs en ont vraiment pris
conscience à la fin des années 90. Une année a été en la matière clef :
1997.
1997, l’année où les investissements immatériels ont dépassé
les investissements matériels
Pourquoi 1997 ? Parce que c’est l’année où,
semble-t-il, les investissements dans les actifs immatériels, les brevets, les
marques… ont dépassé ceux dans les actifs matériels. Ces notions sont
évidemment un peu abstraites. Ce qu’on appelle actif immatériel, c’est le
capital humain, la masse des compétences que possèdent les salariés d’une
entreprise, les brevets, les marques, la réputation, tout ce qui constitue ce
que les Américains appellent le « goodwill » et que l’on peut mesurer
assez simplement en retirant de la valorisation boursière d’une entreprise sa
valeur à la casse je veux dire la valeur de ses machines, de ses matériels, des
locaux qu’elle possède…
Ce goodwill n’est évidemment pas stable, il peut varier d’un
jour à l’autre selon les humeurs de la bourse. Il peut même s’effondrer comme
cela s’est produit l’année dernière. Le prix des actions des grandes
entreprises du CAC 40 s’est retrouvé, en moyenne et pendant quelques semaines,
proche de leur « valeur à la casse. » C’est-à-dire de leur
valeur liquidative comptable.
« Le CAC 40, écrivait alors le cabinet de conseil financier Ricol Lasteyrie, ne
vaut plus en bourse que le montant de ses fonds propres. Le ratio price-to-book
du CAC 40 (valorisation boursière sur fonds propres) est désormais de un. Cet
alignement est un phénomène rare, même si la situation est variable selon les
secteurs. En effet, la capacité d’une entreprise à réaliser de la croissance
ainsi qu’une partie de la richesse immatérielle se reflètent habituellement
dans la capitalisation boursière, ce qui n’est pas le cas actuellement. Pour
mémoire, la capitalisation boursière représentait plus de deux fois les fonds
propres du CAC 40 en 2006 et 2007 avant la crise. » Inutile de
dire que cela a suscité quelque affolement chez les responsables de ces
entreprises mais aussi des débats assez vifs chez les spécialistes puisque cela
remettait en cause la théorie même des marchés boursiers.
Quant à l’affolement des industriels, il était pleinement justifié
puisque cette chute des cours permettait à des prédateurs de faire
d’excellentes affaires, d’acheter pour presque rien des entreprises dont la
réputation, la marque, le portefeuille de brevets pouvaient être importants.
Mais laissons cela de coté pour en revenir à l’essentiel : à ce capital
immatériel et à ce que son développement signifie pour notre économie.
Capital, vous avez dit capital ?
J’ai utilisé pour décrire ces actifs immatériels le mot
capital, mais ce capital n’a évidemment pas grand chose à voir avec ce que l’on
entend d’ordinaire par ce mot. Plus que de capital, il s’agit plutôt d’une
métaphore du capital, un peu comme lorsque l’on parle de capital humain ou de
capital organisationnel. Je dis métaphore parce qu’à l’inverse du capital
matériel, il est très difficile de l’évaluer, de lui donner une valeur.
De nombreux organismes tentent régulièrement d’évaluer la
valeur d’un portefeuille de brevets, d’une marque, d’une réputation. On dit,
par exemple, que la marque Coca-Cola vaut 80 milliards de dollars, que la
réputation d’Apple vaut 216 millions de dollars, mais ce ne sont que des
estimations, il est en réalité très difficile de valoriser ces actifs
immatériels. Ce qui ne veut pas dire qu’ils sont sans valeur. Avoir une bonne
réputation ou une marque connue permet de vendre plus cher voire beaucoup plus
cher que des concurrents. C’est donc un atout important pour une entreprise.
Mais un atout que celle-ci ne contrôle que très imparfaitement.
Les actifs traditionnels, machines, bâtiments, ne se
déprécient que lentement et ont des prix de marché stables : acheter un
camion d’occasion à une entreprise en bonne santé ou à une entreprise en
faillite ne change pas grand chose quant au prix. Il suffit, à l’inverse, de
très peu de choses pour que la valeur d’une marque ou d’une réputation
s’effondre : une erreur industrielle, un accident, les erreurs d’un
sous-traitant…
Autant le dire, les entreprises ont, avec la montée en
puissance de ces actifs immatériels, de nouveaux points de fragilité. Leur
réussite ne dépend plus seulement de la qualité de leurs produits, de la
puissance de leur réseau commercial mais aussi de la perception qu’en ont la
société civile, les consommateurs mais aussi les ONG, les médias… toutes
puissances que les entreprises ne contrôlent pas directement, ce qui les a
amenées à modifier leurs pratiques.
Je ne prendrai qu’un exemple. Tout récemment, il n’y a pas
plus de quelques jours, Apple a annoncé qu’il avait rompu tous contacts avec
deux de ses fournisseurs asiatiques. Pourquoi ? Parce qu’ils avaient
employé dans la fabrication de ses produits une main d’œuvre trop jeune. Ils
n’avaient pas violé les lois de leur pays d’origine qui tolère ce type de
travail mais, pour se protéger des critiques des ONG, Apple a introduit dans
ses contrats des clauses interdisant l’emploi d’une main d’œuvre trop jeune. Il
ne suffit plus pour travailler avec Apple, Wallmart, mais aussi beaucoup
d’autres entreprises internationales, de fournir des produits de qualité
correspondant à un cahier des charges très stricts, mais aussi de respecter un
certain nombre de normes sociales. Normes encore trop légères à nos yeux, mais
que les ONG ont commencé d’imposer à ces grandes entreprises.
Une nouvelle distribution des contrôles
On dira : ce n’est que peu de choses. Les entreprises
peuvent tricher et elles le font d’ailleurs régulièrement. Et on aura raison.
Et en même temps, cela change beaucoup de choses. Cela met, d’abord, comme je
viens de l’indiquer les entreprises sous le contrôle de la société civile, un
contrôle qui n’a pas grand chose à voir avec celui de l’administration ou de
l’Etat. A la fois plus diffus, moins rigoureux mais aussi plus bruyant et au
spectre plus large.
Cela modifie, ensuite, le rapport de force au sein même des
grandes organisations. Et c’est sans doute à terme le plus important.
Depuis une quarantaine d’années, il est entendu dans les
milieux économiques et chez les managers que le rôle de l’entreprise est de
créer ce que l’on appelle de « la valeur pour l’actionnaire ». C’est
une formule qui peut sembler étrange et qui l’est mais elle est devenue
familière dans les entreprises cotées. Elle repose sur l’idée, fausse,
d’ailleurs, que les actionnaires sont les propriétaires de l’entreprise et qu’à
ce titre les directions, les managers n’ont d’autre mission que de satisfaire
les attentes des actionnaires. L’argument est simple : ce sont eux qui ont
apporté le capital avec lequel l’entreprise fonctionne, ce sont eux qui
prennent le plus de risques puisque si l’entreprise fait faillite, ils ne
retrouveront que ce qui restera une fois que tous les autres créanciers,
l’Etat, la sécurité sociale, les salariés, les fournisseurs, les clients auront
été remboursés de leur avances.
Or, avec les actifs immatériels, tout change : ce ne
sont pas les actionnaires qui apportent ce capital mais les salariés, le
management. Ce sont eux qui développent, produisent les compétences, les
services, les innovations qui créent ce goodwill dont nous parlions tout à
l’heure. Ce n’est pas grâce à ses actionnaires qu’une entreprise a une bonne
réputation, une marque internationalement connue mais grâce au travail, à
l’imagination de ses collaborateurs. Leur rôle ne peut donc plus être de créer
seulement de la valeur pour l’actionnaire mais aussi et surtout de créer ces
actifs immatériels. Leur rôle que la théorie de l’actionnaire propriétaire
avait un peu relégué au second plan redevient central : ce sont eux, leur
qualité, leur capacité à innover, à définir les bonnes stratégies qui font la
différence.
Cela ne veut pas dire que les actionnaires deviennent inutiles :
l’entreprise a toujours besoin des capitaux qu’ils apportent, mais leur rôle ne
se limite plus à cela. Je parlais tout à l’heure d’Apple et je vais revenir à
cette entreprise phare.
Ceux qui suivent l’actualité boursière ont entendu dire que
le cours de son action avait ces derniers jours reculé malgré d’excellents
résultats. Paradoxe ? non, les actionnaires ont manifesté leurs
inquiétudes quant à l’avenir, ils ont marqué leur défiance. S’ils ont vendu
assez de leurs actions pour que son cours recule, c’est qu’ils ne croient pas que
l’actuelle direction de l’entreprise saura trouver les relais de croissance,
saura, pour dire les choses de façon plus simple, faire ce que Steve Jobs
faisait si bien : réinventer tous les trois ou quatre ans un nouveau produit
dont le succès assure à l’entreprise une croissance forte.
Dans ce jeu nouveau, les actionnaires deviennent en quelque
sorte des vigies qui exercent un contrôle sur la direction d’entreprise, un
contrôle parallèle à celui de la société civile.
Un nouveau rôle pour l’Etat
Je n’ai jusqu’à présent parlé que des actionnaires, de la
société civile et du management mais il est un autre acteur dont le rôle a
commencé de changer dans ce nouveau modèle de capitalisme : l’Etat.
Je disais plus haut que les entreprises se trouvaient dans
ce nouveau contexte fragilisées. Et assez naturellement, elles se tournent vers
les Etats pour les protéger, ce que ceux-ci peuvent faire de deux
manières :
- en consolidant, d’abord, les droits de propriété sur les actifs immatériels lorsque ceux-ci peuvent faire l’objet de droits de propriété, c’est ce qui se produit avec les brevets, les marques, les dessins. Ces dernières années, toute une série de mesures ont été prises tant pour lutter contre les contrefaçons que pour protéger partout dans le monde la propriété intellectuelle des entreprises,
- en rendant plus difficile l’action de contrôle de la société civile, ce qui peut se faire devant les tribunaux en attaquant les critiques pour diffamation. Le dénigrement d’un concurrent est assimilé à de la concurrence déloyale et régulièrement poursuivi. On sait, par ailleurs, que les entreprises n’hésitent pas à poursuivre les salariés qui les critiquent sur les réseaux sociaux. Il y a quelques semaines, Quick a entamé une action en justice contre un de ses salariés qui avait entrepris de décrire son quotidien sur Twitter et sur un blog. Il est vrai que ses commentaires n’étaient pas très élogieux. Témoin celui-ci : « "Au niveau de l’hygiène, ce n’est vraiment pas ça. Cette semaine par exemple, des emballages de fish sont tombés par terre. Je les ai du coup jetés mais je me suis fait engueuler car on aurait trop de pertes ! […] En plus du manque d’hygiène, ce sont des pressions constantes, surtout sur les pertes, du harcèlement moral, un sous-effectif de salariés et le code du travail qui n’est pas respecté." Mais est-il donc interdit de parler de son quotidien au travail ? cela donnera aux avocats l’occasion de belles discussions.
Se défaire d’une illusion…
Je voudrais conclure cette chronique consacrée à cette
évolution majeure de notre capitalisme, évolution que l’on ne saisit pas encore
parfaitement dans toutes ces conséquences, d’un mot sur une illusion que l’on
pourrait avoir : celui qui nous ferait croire à une nouvelle division du
travail avec, d’un coté, les pays du Nord, l’Europe, les Etats-Unis qui se
spécialiseraient dans la production de ces actifs immatériels et de l’autre,
les pays du Sud, la Chine, le Brésil, l’Inde qui se spécialiseraient dans la
fabrication des produits inventés en Occident. C’est une illusion qu’une
lecture rapide des principes ricardiens du commerce international, chacun se
spécialise dans ce qu’il sait le mieux faire, pourrait favoriser, mais ce n’est
pas ainsi que cela se passera, ce n’est pas ainsi que cela se passe d’ores et
déjà. Tout simplement parce qu’on retrouve ces actifs immatériels à peu près
partout. Les entreprises chinoises qui fabriquent à bon marché des produits que
conçoivent les bureaux de recherche de nos entreprises développent des compétences
que nous n’avons pas en matière de gestion de la production, de
logistique… compétences dont nous avons besoin.
Bien loin d’aller vers une division du travail qui mettrait
l’intelligence d’un coté, et les bras de l’autre, nous allons vers une intégration
de plus en plus poussée des opérations de production. Le capitalisme des
immatériels concerne tout le monde, mais j’aurai l’occasion d’y revenir dans de
prochaines chroniques.
0 Comments:
Enregistrer un commentaire
<< Home