A propos des 75% et des hauts revenus
Le
Conseil Constitutionnel a donc choisi de retoquer la taxe de 75% sur les
revenus de plus de 1 million d'euros que François Hollande avait promis pendant la campagne électorale. De quoi donner de la migraine à un Président qui a du, hier soir, nous donner un peu d'espoir dans une conjoncture
particulièrement dégradée, mais aussi l'occasion de revenir sur les raisons de cet échec.
On retiendra de cet épisode pas très glorieux trois choses :
- le gouvernement a péché
moins par incompétence, comme le suggère ce matin Libération, que par
excès de subtilité. A vouloir transformer un slogan de campagne en mesure
fiscale provisoire il s'est pris les pieds dans le tapis. Le Conseil
Constitutionnel lui a justement fait remarquer qu'il n'était pas très
équitable de taxer à 75% un couple dont l'un des membres gagne 1,2 million
€ et l'autre rien et d'épargner celui dont les membres gagnent chacun 900
000€ ;
- les institutions sortent de
cette affaire renforcées : on n'a pas entendu du coté du parti socialiste
ou du gouvernement de protestations contre un Conseil Constitutionnel dont
les membres ont tous été nommés par la droite. Il est vrai que celui-ci a fait
son travail de manière impeccable sans condamner la politique du
gouvernement. C'est un progrès. Le mot "sereinement" utilisé par
l'Elysée pour décrire la réaction de François Hollande est probablement
hypocrite mais il dit l'essentiel : il n'y aura pas de polémique, chacun
est dans son rôle ;
- la question des hautes
rémunérations a été mal posée alors même qu’elle est de plus en plus
présente, comme le montre la polémique naissante sur les salaires
excessifs des comédiens des films populaires. Dans un nombre croissant de
domaines, le sport, les affaires, la culture, la distribution des
ressources est de plus en plus inégalitaire. Quelques uns font fortune
quand la grande majorité s'appauvrit. C'est de tous points de vue mauvais
et il faut lutter contre, mais comment ?
Des rémunérations destructrices
L’opinion
a, à l’égard de ces hautes rémunérations une attitude ambiguë. D’un coté, elle
s’offusque volontiers des salaires extravagants de tel ou tel. De l’autre, elle
trouve normal que les comédiens, les footballeurs, les dirigeants de grandes
entreprises aient des rémunérations élevées voire très élevées. Ils les ont,
dit-on en résumé, bien méritées.
Qu’ils
les aient méritées est une questions que l’on peut discuter sans fin. Je ne m’y
hasarderai donc pas, me contentant simplement de rappeler que les vedettes
sportives, les comédiens, les hommes d’affaires n’avaient pas moins de talent
dans les années soixante et avaient des revenus sans commune mesure. Le talent
seul n’explique donc pas leur richesse d’aujourd’hui. Mais j’y reviendrai.
L’important est ailleurs : ces rémunérations très élevées de quelques uns,
qu'elles soient ou non justifiées ont des effets corrosifs sur nos
sociétés, effets que l’on ne mesure pas forcément toujours à leur juste valeur.
On a
beaucoup parlé ces dernières semaines de l’exil fiscal de Gérard Depardieu.
Toutes autres questions mises à part, il convient de rappeler que les sommes
qu’il ne versera pas au fisc en allant s’installer en Belgique auront un effet
sur la société française : elles augmenteront notre endettement forçant le
gouvernement à réduire ses dépenses publiques ou à augmenter les impôts de ceux
qui restent, c’est-à-dire des classes moyennes.
On me
dira que les impôts de Gérard Depardieu ne sont qu’une goutte d’eau dans le
budget de l’Etat. C’est vrai. Et s’il était le seul, cela n’aurait guère
d’importance, mais nombreux sont ceux qui ont suivi le même chemin de manière
plus discrète. Et plus nombreux seront-ils encore demain puisque ces comportements
ne se contentent pas de réduire les recettes
fiscales de l’Etat dans une période où il en a particulièrement besoin, ils incitent à faire de même.
Gérard
Depardieu n’est pas parti honteux, il a affiché sa détermination et trouvé
des hommes politiques, à droite, pas beaucoup, quelques uns, pour le défendre.
Or, pourquoi une grande vedette aurait-elle le droit d’échapper à l’impôt et
pas n’importe quel autre citoyen ? comment accepter que ceux qui en ont la
possibilité partent et ne pas, du même coup, trouver des excuses à ceux qui ne
déclarent pas tous leurs revenus ?
Comment, surtout, condamner ceux qui vont chercher les moyens d’échapper
à l’impôt sans forcément tricher. Or, il est, pour les grandes entreprises, un
moyen relativement simple d’éviter à leurs dirigeants une imposition trop
lourde : il leur suffit de déplacer leur sège social, de l’installer à
Bruxelles, Londres ou Amsterdam. Ce n’est pas à la portée de toutes les
entreprises, mais les plus grandes, les plus internationalisées, celles qui ont
des équipes un peu partout dans le monde peuvent être tentées de le faire pour
permettre à leurs cadres dirigeants, à ceux qui touchent de gros salaires et
gros bonus d’échapper à l’impôt.
Or, au
delà des pertes de recettes pour l’Etat il y a le risque que présente
l’éloignement d’un comité de direction. Pour les dire les choses plus
simplement, il est bien plus facile de se séparer d’une usine française lorsque
l’on est installé à Bruxelles ou Amsterdam que lorsque l’on a ses bureaux à
Paris.
The winner takes all
Ces
hautes rémunérations ont un autre inconvénient majeur : elles creusent les
inégalités. Plus même, elles contribuent à les créer. Dans tous les secteurs
concernés, sport, cinéma, affaires, on observe le même phénomène que les
anglo-saxons ont résumé d’une simple phrase : « the winner takes
all », le gagnant emporte tout. Emporte tout au dépens des autres, de tous
les autres : plus quelques uns s’enrichissent plus la part laissée à l’immense
majorité rétrécit.
Plusieurs
mécanismes expliquent ce phénomène. Dans le cas des sportifs et des comédiens,
c’est la réputation qui compte ou, plutôt, l’idée que se font les décideurs de
la puissance d’attraction de tel ou tel sportif ou de tel ou tel comédien.
Responsables de clubs de football, programmateurs de télévision jugent que tel
ou tel va attirer du public et qu’il est donc nécessaire de l’avoir avec soi.
Est-ce vrai ? attire-t-il vraiment autant de monde que le croient ces
décideurs ? ce n’est pas certain mais peu importe : ils le croient,
et comme ils le croient, leurs concurrents le croient également. On est dans un
dispositif voisin de celui que décrivait René Girard lorsqu’il parlait du désir
mimétique : je désire ce que tu désires… et je lui donne donc une valeur d'autant plus importante que nous sommes entrés en compétition pour l'obtenir.
Ceux qui sont l’objet de tant de
désirs sont en position de demander toujours plus. Qui pourrait le leur
refuser ? ce n’est pas le talent de Daniel Auteuil qui fait ses cachets
extravagants, c’est sa position de force dans le jeu des désirs des
responsables des grandes télévisions qui sont convaincus que son nom sur une
affiche va attirer des téléspectateurs devant leur écran plutôt que devant
celui de leurs concurrents. Reconnaissons que les heureux élus de cet étrange
ballet auraient bien tort de ne pas en profiter même le résultat économique
final est déplorable : à force de payer trop cher leurs vedettes, les
clubs sportifs sont tous au bord de la faillite et, si j’en crois Vincent
Maraval, le producteur à l’origine de la polémique sur le salaire des acteurs, la
même chose pour tous ceux films qui perdent de l’argent tant ils paient cher
leurs vedettes.
Dans le
monde des affaires, le mécanisme est différent, plus subtil et à double
détente. Pour lutter contre l’alliance des dirigeants et des salariés et
inciter le management à se préoccuper d’abord des actionnaires, on a donné aux
cadres dirigeants des grandes entreprises des rémunérations complémentaires indexées
sur le cours de la bourse de l’entreprise qui les emploie, ce qui leur permet,
lorsque celui-ci progresse, de s’enrichir rapidement. Ce mécanisme incite les dirigeants à
adapter leurs comportements à tout ce qui peut faire monter les cours de la
Bourse lorsqu’ils ont l’intention de vendre leurs propres actions. Ce qui peut
être un problème et explique ces licenciements que l’on appelle boursiers. Mais il n'y a pas que cela.
Ce
système fait monter les salaires de tous les dirigeants, de ceux dont
l’entreprise va bien mais aussi, ce qui peut paraître plus surprenant, de ceux
dont l’entreprise va moins bien. Pour le comprendre, il suffit de se glisser un
instant dans la salle de réunion où un conseil d’administration reçoit des candidats
à un poste de direction. Tous les candidats vont naturellement prendre comme référence dans ces
négociations les meilleurs des dirigeants des entreprises comparables. Et s’ils
craignent de ne pouvoir améliorer le cours de la bourse de l’entreprise, ils
insisteront moins, dans leurs demandes, sur des bonus inaccessibles que sur une augmentation du salaire
de base. Ce qui explique qu’aux Etats-Unis les patrons des entreprises en
grande difficulté ont des salaires tout aussi importants que ceux des
entreprises en bonne santé. Ce qui est absurde : on coupe dans les
effectifs pour réduire les coûts, mais surtout pas dans les rémunérations des
dirigeants.
Ce
système de double rémunération, salaire de base + bonus de toutes sortes donne
aux dirigeants la possibilité de maximiser en toutes circonstances leurs
revenus. Ce n’est plus leur talent qui est récompensé mais leur capacité à bien
négocier. Ce qui est tout autre chose.
Ces
mécanismes contribuent donc à augmenter les rémunérations des plus chanceux
alors même que celles des autres ont tendance à stagner. Tendance qui devrait
d’ailleurs seconfirmer dans les années qui viennent. Les débuts de carrière
difficiles de tant de jeunes, et je ne parle là de ceux qui restent sans emplois
mais de ceux qui vont de stage en stage, de CDD en CDD, sont un handicap pour la
suite : on sait d’expérience que les premières années sont déterminantes
pour les salaires des années suivantes. Ceux qui commencent dans la difficulté
ont, en général, beaucoup de mal à rattraper ceux qui ont eu plus de chance. Leurs
revenus s’en ressentent pendant de nombreuses années.
Casser ces mécanismes ? oui, mais comment ?
A
l’inverse de ce qu’affirment sans en apporter la moindre preuve ses partisans,
ce système du « winner takes all » ne rémunére ni le talent ni le
travail. Il rémunère l’habileté et les rapports de force favorables, ce qui est
tout autre chose. Et ses effets sont détestables : il contribue à creuser
les inégalités, à appauvrir les autres salariés, appauvrissement dont on ne
prend pas vraiment conscience tant l’accès aux biens de consommation a été
facilité grâe, d’une part, au crédit, et, d’autre part, aux baisses de coûts qu’apporte
la globalisation. Il convient donc de casser ces mécanismes.
François Hollande pensait pouvoir le faire en introduisant
cette taxe de 75% qui aurait eu pour effet, si elle avait été appliquée de réduire
l’intérêt des rémunérations les plus élevées : à quoi bon gagner beaucoup
plus si l’essentiel du salaire part en impôts ? mais le Conseil
Constitutionnel en a décidé autrement et, ce faisant, il incite le gouvernement
à reprendre sa copie et à se concentrer sur l’essentiel : non pas un taux,
75, 70, 80% peu importe, mais une correction des mécanismes qui produisent ces
excés. Dit autrement : peut-on limiter ces rémunérations ? et
comment ?
La fiscalité est certainement un élément de la solution,
mais on a vu qu’elle a montré ses limites. Il faut donc regarder ailleurs.
Parlant des acteurs, Vincent Maraval propose de se fixer un
plafond au delà duquel aucun comédien ne pourrait être rémunéré. Il parle de
400 000€. D’autres imaginent des modes de rémunération indexés sur le succès
d’un film. On devine que la solution est là à chercher du coté des contrats que
les producteurs signent avec les comédiens.
Dans le domaine du sport, la question est différente. Le
problème majeur est la durée des carrières et la difficulté qu’éprouvent les
sportifs à se reclasser ensuite. Là est sans doute la solution : plutôt
que de leur proposer des salaires mirifiques dont il n’ont probablement que
faire, sauf à s’acheter des Ferrari, mieux vaudrait leur proposer des contrats
qui étalent leurs revenus sur une période beaucoup plus longue, financent leur formation initiale et leur reconversion. S’il est normal que leurs efforts soient récompensés et que
les télévisions, puisque ce sont elles, en définitive qui profitent du
spectacle qu’ils donnent, paient à hauteur des bénéfices qu’elles tirent du
sport, rien n’impose de tout leur verser pendant leur période d’activité.
Dans le cas du management des grandes entreprises, les
choses sont plus délicates. Il parait difficile d'envisager des dispositifs qui définissent
un plafond pour les rémunérations des dirigeants dans un monde ouvert. L’arme fiscale
serait la plus efficace si les entreprises et leurs dirigeants ne pouvaient si
facilement y échapper en traversant les frontières. Ce qui suggère là encore
une piste : une harmonisation fiscale entre les différents pays. Cela
pourrait commencer au sein de l’Europe et cela permettrait de traiter aussi bien des questions des
rémunérations individuelles que de celles, beaucoup plus préoccupantes, de
l’évasion fiscale que pratiquent de manière systématique toutes les
grandes entreprises internationales sous couvert d’optimisation.
En ces périodes de lutte contre la dette, l’Europe aurait là
une belle occasion de prouver son utilité.
1 Comments:
"A l’inverse de ce qu’affirment sans en apporter la moindre preuve ses partisans, ce système du « winner takes all » ne rémunére ni le talent ni le travail. Il rémunère l’habileté et les rapports de force favorables, ce qui est tout autre chose. Et ses effets sont détestables" : tout à fait ! Et vous avez raison de souligner que ce système, féodal par essence, n'est pas près de disparaître.
By FrédéricLN, at 11/01/2013 18:46
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