Jean-Michel Truong veut transformer les aides aux entreprises en dots pour les citoyens
On
insiste souvent sur la perte de crédibilité des journalistes et des politiques,
il est vrai qu’ils font tout pour susciter notre méfiance, comme le démontrent
une nouvelle fois les pantalonnades de l’UMP. Mais les spécialistes, les
experts, les économistes n’échappent pas à cette dégradation de leur image.
Ce
n’est pas un phénomène nouveau.
On
l’observe chaque fois qu’une crise majeure donne un coup de vieux aux idées qui
dominaient le monde des gens savants. C’est alors qu’apparaissent des
théoriciens d’un genre nouveau. Des gens qui n’ont pas de références
académiques ou institutionnelles avérées, qui parlent de lieux insolites, qui
ne sont pas forcément pris au sérieux mais dont on découvre a posteriori que leurs
idées ont nourri la pensée collective au point, pour les plus chanceux de
s’imposer ou, du moins, d’entrer dans le champ de réflexion de ceux qui
conseillent les puissants.
Je
rangerais dans cette catégorie des penseurs marginaux les utopistes qui ont inventé
le socialisme, Bernard London, un consultant américain qui a, dans les années
trente, imaginé l’obsolescence rapide des produits industriels, devenue
aujourd’hui la règle, Guy Aznar, autre consultant qui a, un jour cessé de
vendre ses conseils aux entreprises pour se faire, avant tout le monde, le
promoteur des 35 heures et, dernier venu dans cette longue liste d’inventeurs
de solutions, Jean-Michel Trüong dont le petit livre, Reprendre, qu’il vient de
publier chez un éditeur improbable, me paraît contenir une idée qui pourrait
avoir un certain écho.
Une personnalité originale, une thèse audacieuse
Comme la plupart de ces inventeurs de solutions, Jean-Michel
Truong est un personnage, une personnalité peu banale. Alsacien d’origine
vietnamo-chinoise, chercheur, entrepreneur aujourd’hui âgé de 62 ans, il a créé
l’une des premières sociétés d’intelligence artificielle, Cognitech, écrit des
romans de science-fiction devenus culte chez les amateurs, Reproduction interdite
et Eternity Express, et, enfin, travaillé pendant de nombreuses années en Chine,
à Canton d’où il a conseillé des entreprises européennes spécialisées dans les
nouvelles technologies sur leurs investissements dans ce pays.
Malgré cet éclectisme
et toutes ses casquettes insolites, il reste une autorité dans ses domaines de
prédilection. La presse spécialisée, la presse informatique notamment,
l’interviewe régulièrement pour avoir son opinion sur les développements à
venir de cette industrie.
Il ne parle donc pas de n’importe où. Ce qui rend ce texte
d’autant plus intéressant même si cela lui donne aussi ce coté un peu
foutraque, mélange de sérieux, surtout dans les notes de bas de page et les
annexes, d’analyses micro-économiques pertinentes, le patron de PME qu’il a été
se devine, et de littérature populaire avec des passages bienvenus, des blagues
de potache et des moments moins réussis.
Mais venons en à sa thèse. Il part d’un chiffre : 201
milliards d’€. C’est, nous dit-il, en s’appuyant sur des rapports officiels le
montant des aides annuelles de l’Etat aux entreprises. Montant considérable qui
représente, explique-t-il, le montant des bénéfices des entreprises françaises
ou, si l’on préfère, quatre mois de salaires de l’ensemble des personnels du
secteur privé. Je n’ai pas vérifié ces chiffres, mais cette simple remarque met
le doigt sur l’un des traits majeurs de notre capitalisme, l’intrication très
étroite des entreprises et de l’Etat. C’est, au fond, ajoute-t-il avec sans
doute une pointe d’exagération, l’Etat qui finance les bénéfices du secteur
privé.
Et il rapproche ce gisement considérable d’économies d’un
autre : le montant de la dette publique. Si, dit-il en substance, on supprimait
ces aides, le problème de la dette disparaîtrait immédiatement. Si, à défaut de
les supprimer, on demandait aux entreprises des contreparties en échange de ces
aides, cette même dette disparaitrait de nos livres comptables.
Supprimer ces interventions de l’Etat dans l’économie ne
serait cependant pas une bonne idée. Demander aux entreprises des contreparties
n’est, naturellement, pas si facile. C’est pour cela qu’il imagine une solution
extrêmement audacieuse : transformer ces aides en crédit offerts, comme
une dot, aux citoyens. « Chaque citoyen français, écrit-il, recevrait, au
jour de sa majorité, une dotation en capital de l’Etat. Une dot. La République
confierait à chacun de ses trente-huit millions de citoyens en âge de voter,
l’usufruit d’une fraction de son magot – allez, au hasard, les deux-cent
milliards d’aide aux entreprises ! »
Rendre aux citoyens
Il s’agirait en somme de rendre aux citoyens l’argent que
l’Etat consacre aux aides aux entreprises, non pas pour que ceux-ci le
dépensent, mais pour qu’ils disposent d’un crédit sur lesquels les entreprises
auraient un droit de tirage.
« Notre dispositif, explique-t-il, consiste à transformer des libéralités (les aides de l’Etat aux entreprises) en crédits puis à les administrer par un canal alternatif plus diffus, plus direct, mieux informé et plus réactif que le réseau politico-bureaucratico-bancaire actuel. »
C’est une solution originale parce qu’elle concilie
l’intervention de l’Etat dans l’économie et le libre jeu du marché : si
les entreprises veulent des droits de tirage, plus besoin de faire la queue
dans les couloirs des ministères, de remplir des dossiers, de chercher des
alliés dans les commissions d’attribution des subventions, il suffit qu’elles
embauchent, qu’elles reconstruisent leur politique du personnel de manière à,
justement, maximiser ces droits de tirage.
Cette idée, si elle était réalisable, permettrait donc de
régler tout à la fois et d’un même geste le problème de la dette et celui du
chômage. Trop beau pour être vrai ? sans doute. Mais on se souviendra que
pour Guy Aznar et ses amis, la réduction du temps de travail devait permettre
d’améliorer la compétitivité des entreprises et l’emploi. Et c’est, pour
partie, ce qu’elle a réussi.
On devine dans ce projet une double influence : celle
d’une culture colbertiste qui s’accommode de l’intervention de l’Etat dans
l’activité économique et celle d’une culture ultra-libérale, libertarienne qui
a imaginé, dans la foulée de Milton Friedman ces bons d’éducation qui
consistent à donner aux jeunes gens des bons qu’ils peuvent dépenser dans les
écoles de leur choix pour suivre des cours comme bon leur semble. A la
tradition libérale, ce projet emprunte son idée de laisser entrepreneurs et
travailleurs libres de choisir s’ils souhaitent, pour les uns recruter et
accumuler des doits au tirage, et s’ils veulent, pour les autres, les accorder
à tel ou tel.
La seule victime dans ce jeu à somme nulle, ce seraient,
bien sûr, les experts, les politiques, tous ceux qui font profession de piloter
l’activité économique en accordant des aides à ce secteur plutôt qu’à celui-là,
à cette entreprise plutôt qu’à celle-ci. C’est le marché, chacun d’entre nous
qui déciderait, en définitive.
Jean-Michel Truong ne s’interroge guère sur les conséquences
de sa proposition sur l’économie, il ne nous dit pas si certains secteurs en
profiteront plus que d’autres, si se développera un marché secondaire de ces
droits de tirage où les entreprises employant beaucoup de personnel mettraient
sur le marché les droits de tirage auxquels elles ont accès et dont elles n’ont
pas usage. Mais ce n’est pas son propos. Son souci est de lancer une idée en
l’air, de voir où elle retombe et, éventuellement, de convaincre quelques experts,
étudiants en économie à la recherche d’un sujet de thèse, journaliste en quête
d’une idée pour sa page opinions de la reprendre, de la faire vivre, ce que je
fais moi-même ce matin…
Un observateur éclairé
Cette solution peut paraître farfelue, et le style du texte,
les plaisanteries dont il est parsemé, son ton, pourraient inciter à la juger
ainsi. Et c’est ce que l’on ferait si Jean-Michel Truong ne donnait, par
ailleurs, dans ce même petit, des analyses extrêmement fines des difficultés
des PME et des faiblesses de notre système industriel.
Comme il s’agit d’analyses qu’on entend rarement, je
voudrais en dire deux mots.
Il met, d’abord l’accent sur un phénomène dont on parle peu
mais que connaissent à peu près tous les patrons de PME : le Besoin de Fonds
de Roulement, ce que l’on appelle le BFR. Il s’exprime en journées de chiffres
d’affaires ou en en € et qui correspond aux fonds dont a besoin une entreprise
pour se financer entre le moment où elle a pris une commande et celui où elle
en reçoit le paiement. Pendant toute cette période, il lui fait payer ses
salariés, ses fournisseurs, le propriétaire de son local, rembourser ses
emprunts… alors même qu’elle n’a pas de recettes. C’est l’un des indicateurs
les plus sûrs de la bonne santé d’une entreprise et d’une économie. Plus ce
besoin en fonds de roulement est faible, mieux l’entreprise se porte. C’est un
indicateur comptable que connaissent bien les banquiers mais dont les
politiques ne semblent pas avoir pris toute la mesure.
Il souligne à la fin de son livre et fort de son expérience
chinoise deux faiblesses majeures de notre économie :
- sa dépendance à l’égard des grandes entreprises spécialistes des grands projets clefs en main, du type centrale nucléaire, TGV ou Airbus qui se trouvent aujourd’hui confrontées à l’évolution de l’industrie dans les pays émergents qui bien loin de souhaiter acheter tout un avion ne veulent qu’un de ses composants qu’ils ne savent pas encore construire, train d’atterrissage, poste de pilotage…
- cette croyance que l’évolution des échanges internationaux va se faire avec une spécialisation des pays développés, de l’Europe, des Etats-Unis dans les parties à plus forte valeur ajoutée des produits, celles qui demandent le plus de compétences, le plus d’intelligence. Il fait valoir, à juste titre, que l’Inde, la Chine, le Brésil forment des dizaines de milliers d’ingénieurs et qu’ils seront demain, si ce n’est déjà le cas aujourd’hui en mesure de venir nous concurrencer là-dessus aussi…
Ce sont des faiblesses réelles qui renvoient à la
transformation profonde de ce que les spécialistes appellent la chaine globale
de valeur. La solution que préconise Jean-Michel Truong permettrait-elle de
pallier ce défaut ? il le suggère mais sans vraiment convaincre. Mais
encore une fois, ce n’est pas vraiment son objectif.
Une idée orpheline?
Je le disais en commençant, ce petit livre, il ne fait pas
plus de 120 pages, est publié chez un éditeur improbable, Les Refuzniks, a été
tiré à 300 exemplaires, ce qui est bien peu pour un livre qui prétend proposer
une solution à tous nos maux mais il est disponible sur internet où l’on peut
se procurer
pour moins de 5 euros. Il a tout, donc, pour rester confidentiel. Le
restera-t-il ? cela va dépendre du sort de cette idée, de la manière dont
elle va circuler mais aussi de la volonté de Jean-Michel Truong de la faire
vivre.
On a compris, à m’écouter la présenter, que je l’ai trouvée
intéressante. Elle met le doigt sur une contradiction de nos sociétés qui
financent massivement les entreprises alors que celles-ci sont incitées, de par
tout leur environnement réglementaire à tout faire pour réduire leurs
effectifs. On nous dit tous les jours que le chômage est la première
préoccupation de nos gouvernants. C’est sans doute vrai, mais on ne voit pas
qu’ils aient trouvé la solution qui renverse les pratiques des entreprises, qui
les incite à recruter plutôt qu’à réduire leurs effectifs. Jean-Michel Truong
fait, d’ailleurs, à ce propos une remarque qu’on voudrait l’entendre développer :
tout spécialiste des nouvelles technologies qu’il est, il doute de la
pertinence de ces politiques industrielles qui consistent à remplacer chaque
fois que possible des hommes par des robots.
Cette idée que Jean-Michel Truong développe dans son livre
me parait donc intéressante, assez pour mériter d’être approfondie. On aimerait
que son auteur le fasse dans des textes, peut-être un peu moins romanesques,
où, oubliant son goût pour le cinéma populaire (il cite à plusieurs reprises
les Tontons Flingueurs) et les blagues un peu faciles, il se plonge dans les
dossiers avec sa connaissance du fonctionnement des PME françaises, des
circuits des aides publiques et des marchés internationaux. Encore faudrait-il
qu’il en ait envie…
1 Comments:
Très bonne analyse de ce livre.
Et il est vrai que le style de M. Truong (footnotes et digressions oiseuses) lui fait perdre en lisibilité et, partant, force de conviction.
Puis-je recommander la lecture de Totalement Inhumaine, qui est aussi révolutionnaire et aussi "foutraque" ?
Michel B.
By Anonyme, at 24/02/2015 12:40
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