Les chroniques économiques de Bernard Girard

23.10.12

Pourquoi nul ne se soucie des manifestations contre l’austérité ?


 Après les Grecs, les Portugais et les Espagnols, voilà que les Britanniques, dont ce n’est guère la tradition se mettent à manifester massivement contre l’austérité. Il ne se passe pas de semaine que dans l’une ou l’autre de ses capitales, l’Europe connaisse des manifestations massives, parfois violentes. On en a de temps à autre des échos dans la presse, la télévision montre des manifestants qui jettent des pierres, des policiers en tenue de contre-manifestants avec boucliers et casques qui chargent, souvent violemment mais aussi, comme je le voyais hier en Espagne, de manifestants qui relèvent l’identité de policiers qu’ils jugent trop agressifs. La rue est en Europe à feu et à sang et tout se passe comme si cela n’avait pas d’importance, les politiques n’en parlent à peu près jamais et on n’a pas le sentiment qu’à Bruxelles, Berlin ou Paris, là où se construit l’avenir de l’Europe on s’en préoccupe plus que cela.

Ce silence, cette indifférence sont pour le moins troublants et méritent que l’on essaie de les comprendre. 

Des dirigeants européens aveugles ? 
Tout se passe comme si les dirigeants européens ne voyaient rien. Ce n’est pas faute d’images, que ce soit en Allemagne, en France ou ailleurs, les chaines de télévision montrent bien des images de manifestants, les journaux en parlent, mais tout se passe comme s’ils n’avaient pas les lunettes leur permettant de voir ce qui est cependant sous leurs yeux.

On peut à cela avancer plusieurs explications.

On peut évoquer l’éloignement des responsables européens. Le maintien de l’ordre est subsidiarisé, c’est l’affaire des gouvernements grecs, espagnols… pas celui des gouvernements allemand, français ou britannique qui ne s’en préoccupent donc pas, qui s’en préoccupent d’autant moins que les institutions du maintien de l’ordre semblent continuer d’obéir aux pouvoirs en place. Ces manifestations sont d’autant moins leur affaire que ces manifestants ne trouvent pas ou peu de porte-parole au Parlement Européen, à la Commission ou dans le système politique des grands pays. Qui, pour ne prendre que cet exemple, défend en France les revendications des Grecs, des Espagnols ou des Britanniques ? Le Front de gauche et lui seul et encore de manière relativement discrète.

On peut également imaginer que les dirigeants minimisent l’importance de ces protestations, qu’ils les jugent inévitables mais sans véritable conséquence. Aussi importantes soient-elles, elles ne leur paraissent pas de nature à modifier profondément les politiques des gouvernements concernés. Elles seraient d’autant moins de nature à les modifier que ces gouvernements seraient, du fait de la situation, dans l’impossibilité d’en mener une autre.

Les dirigeants européens seraient, dans cette hypothèse, d’autant moins inquiets qu’ils ne croient pas que ces manifestations présentent de grands risques pour les institutions en place. Dit autrement, ils jugent qu’il y a peu de chance qu’elles débouchent sur un mouvement révolutionnaire.

Se trompent-ils ? c’est possible. Ce ne serait pas la première fois que les dirigeants en place seraient aveugles à une contestation profonde, ne la verraient pas monter et seraient pris par surprise. C’est la thèse que défendent ceux qui à l’extrême-gauche voient dans ces mouvements l’annonce d’un mouvement de transformation profonde de la société. Mais on peut douter de la perspicacité de l’extrême-gauche qui nous annonce régulièrement, chaque automne ou presque, la révolution et qui ne voit toujours rien venir.

L’histoire nous l’enseigne, pour que révolution il y ait, il faut conjonction de deux phénomènes : une alliance des classes populaires et des classes moyennes et l’émergence de tensions au sein même l’élite entre ceux qui sont inquiets et prêts à des réformes et ceux qui veulent que rien ne change. Or, il me semble que l’on n’observe aujourd’hui aucun de ceux facteurs n’est aujourd’hui.

Des classes populaires fragmentées, divisées 
On peut supposer qu’une alliance entre les classes populaires et les classes moyennes se dessine dans les pays les plus touchés par la crise, en Grèce ou en Espagne, deux pays dans lesquels l’austérité en vient à toucher au cœur de l’Etat providence. Lorsque le gouvernement espagnol décide de couper dans les dépenses d’éducation, il fait descendre dans la rue les classes moyennes. Même chose sans doute en Grèce. Mais on ne voit rien de pareil ailleurs, en France ou en Allemagne.

Dans ces pays, dans le Nord de l’Europe mais aussi en Italie, cette alliance est d’autant plus improbable dans l’immédiat que la classe populaire s’est dispersée, fragmentée, divisée et est devenue largement invisible.

 Les classes populaires d’hier se confondaient, pour l’essentiel, avec la classe ouvrière qui était concentrée dans les villes, organisée grâce notamment aux syndicats présents dans toutes les grandes usines. Ses intérêts étaient défendus, dans l’espace public, démocratique, par des politiques, les partis de gauche, et des intellectuels. On pense à Jean-Paul Sartre, Michel Foucault, aux grands intellectuels communistes qui du fait de leur présence dans les médias, de leur réputation dans les universités établissaient un pont entre les protestations ouvrières et les révoltes des étudiants, enfants pour la plupart des classes moyennes.

 Les classes populaires d’aujourd’hui sont toutes différentes. Elles ont éclaté. Leur unité, cette unité qui permettait de parler de classe ouvrière au sens marxiste, s’est défaite. Appartiennent aujourd’hui à la classe populaire aussi bien les enfants d’immigrés qui habitent dans les banlieues que les ouvriers qui se sont installés dans des zones semi-rurales. Or, quoi de commun entre les uns et les autres ? quelle solidarité ? Le populisme a fait son œuvre : un tel fossé s’est creusé entre les ouvriers installés dans la lointaine périphérie des grandes villes et les jeunes révoltés de nos banlieues tentés par un Islam plus ou moins radical que nul n’imagine qu’ils se rapprochent dans un combat commun.

Une classe populaire invisible
Ce fossé est d’autant plus large que les uns et les autres sont devenus invisibles. On peut chercher on ne trouve aucun intellectuel qui exprime, donne du sens et porte sur la place publique les inquiétudes des habitants des zones semi-rurales. Mais on n’en trouve pas plus qui feraient de même pour les jeunes révoltés des quartiers difficiles. Les uns et les autres sont de fait inaudibles, non parce que les médias les censureraient mais parce que personne ne prend la parole pour eux. Ils sont en somme exclus du débat démocratique, ce qui n’est pas sans conséquences sur leurs positions et leur manière de voir le monde.

Ils se sentent isolés, abandonnés, négligés, interdits de parole et se réfugient dans des positions extrêmes. Les premiers sont souvent tentés par le populisme, le Front National, les seconds par la religion dans ses formes les plus radicales, mais on le voit bien, ces deux tentations les opposent plus qu’elles ne les rapprochent. Le jeune révolté de banlieue qui cherche dans l’Islam une raison de vivre ne devine pas qu’il appartient au même monde que le raciste installé en lointaine banlieue. Tous deux souffrent des mêmes phénomènes, mais bien loin de se reconnaître, de se sentir solidaires, complices, ils s’opposent, se combattent et s’interdisent, les uns comme les autres d’obtenir la compréhension des classes moyennes. Quel prof de lycée ira, par exemple, soutenir les revendications des électeurs du Front National perdus dans des communes lointaines ? quel employé municipal trouvera des excuses aux jeunes gens qui mettent le feu à des voitures dans les quartiers difficiles ?

La révolte est bien là, mais cette fragmentation interdit la solidarité. Elle peut conduire à des jacqueries, à des mouvements de révolte qui suscitent l’opposition du reste de la population, mais pas à autre chose.

Des élites indifférentes 
Si l’alliance des classes moyennes et des classes populaires n’est pas d’actualité, la division des classes dirigeantes, des élites, ne l’est guère plus.

C’est une constante de tous les mouvements révolutionnaires de voir, à leurs débuts, une partie de la classe dirigeante prendre fait et cause pour les révoltés. Ce fut le cas en France, en 1789, on se souvient du rôle de Philippe d’Orléans dit Philippe l’Egalité qui vota la mort de Louis XVI. Ce le fut en Russie où une partie de l’aristocratie et de la bourgeoisie prit fait et cause pour le nouveau régime en 1917. On pourrait, de la même manière, rappeler que le New Deal de Roosevelt, qui fut une révolution à sa manière, a obtenu le soutien de plusieurs dirigeants de grandes entreprises. On ne voit rien de pareil aujourd’hui et pour deux raisons.

La première est l’effondrement de l’espérance communiste depuis bien avant la chute du mur de Berlin. Les élites françaises de la fin du 18ème siècle pouvaient craindre le modèle britannique, celles de la Russie du début du vingtième siècle le modèle occidental, celles des Etats-Unis des années trente pouvaient craindre l’exemple russe, nos élites ne voient pas se dessiner à l’horizon d’alternative au modèle capitaliste. Et ces craintes pouvaient les amener à rechercher des solutions pour éviter que ces modèles ne séduisent trop les classes populaires. Si tant de dirigeants américains des années trente ont été favorables au New Deal et à ses mesures sociales c’est qu’ils y voyaient un rampart contre la révolution. Rien de la sorte ne les incite aujourd’hui à rechercher des réformes favorables au plus grand nombre.

Ils en recherchent d’autant moins que la mondialisation est passée par là qui a modifié profondément les comportements des dirigeants et leur manière de voir le monde. Hier, les plus éclairés pouvaient s’inquiéter de la dégradation du système scolaire qui menaçait la qualité des personnels qu’ils pourraient recruter dans le futur. Aujourd’hui qu’ils peuvent recruter dans le monde entier des collaborateurs, la question ne se pose plus de la même manière. La France ou l’Allemagne ne produisent plus d’ingénieurs ? Peu importe, ils savent pouvoir en trouver ailleurs dans le monde, en Inde, en Chine ou en Russie. Et ce qui vaut pour l’éducation vaut peu ou prou pour tous les autres systèmes sociaux.

L’indifférence des élites aux souffrances des peuples se nourrit de leur absence d’inquiétude quant à l’avenir. Celui de leurs entreprises : le capitalisme mondialisé n’a pas de concurrent, pas d’adversaire. Pourquoi donc se faire du souci, mais aussi le leur et celui de leurs proches puisqu’ils peuvent assez facilement se mettre à l’abri des conséquences de mouvements sociaux trop radicaux.

Une inquiétante indifférence 
On le voit, plusieurs raisons peuvent expliquer cette indifférence des dirigeants à ces protestations populaires. Je résume les deux qui me paraissent les plus pertinentes : l’éclatement de la classe populaire en groupes antagonistes, l’indifférences des élites économiques aux conséquences de la dégradation des conditions de vie de ces mêmes classes populaires.

Si tel est bien le cas, la révolution est peu probable, mais on peut craindre le contraire : une contre-révolution construite sur l’alliance de ces classes populaires abandonnées, qui votent à l’extrême-droite, et d’une partie des élites économiques. Ce ne serait pas la première fois.

 La droitisation de la droite que l’on trouve de plus en plus sur les positions de l’extrême-droite dans de nombreux pays, notamment en France, peut le faire craindre. Les premières victimes en seraient les classes moyennes qui ont su tirer parti de l’Etat providence et ces industriels qui vivent aujourd’hui dans un monde ouvert mais qui ne l’est pas forcément pour toujours.

Cette alliance de la droite et de l’extrême droite se fait aujourd’hui sur le dos des immigrés et de leurs enfants, mais il suffit de lire le programme du Front National et des partis d’extrême-droite ailleurs en Europe pour comprendre qu’elle se fera aussi sur le dos des échanges internationaux. Le protectionnisme est au cœur de cette nouvelle pensée réactionnaire. Il est ce qui la rend populaire : l’ouvrier qui perd son emploi parce que les Chinois fabriquent aussi bien pour moins cher ne peut être que tenté par une fermeture des frontières qui permettrait, pense-t-il, de protéger son emploi, tout comme le patron d’une entreprise pas encore mondialisée qui peut craindre la concurrence d’industriels venus d’ailleurs.

 Illusion ? sans doute, mais qui structure notre espace politique et économique de manière nouvelle et plutôt angoissante. Si nous ne voulons pas demain devoir nous battre contre des formes plus ou moins nouvelles de fascisme, mieux vaudrait aujourd’hui convaincre nos élites d’entendre les protestations des classes populaires.