Quand Gramsci s’invite dans les multinationales…
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Tous
ceux qui travaillent dans de grandes entreprises, dans des multinationales ou
qui s’intéressent à leurs activités ont entendu parler de la responsabilité
sociale des entreprises et de la théorie des parties prenantes. En anglais
stakeholder.
C’est
une théorie simple en son principe, presque banale, qui revient à dire qu’une
entreprise a des obligations à l’égard de tous ceux que ses activités affectent
d’une manière ou d’une autre : ses actionnaires, ses clients, ses
fournisseurs, ses salariés, la communauté dans laquelle elle intervient… C’est
en 1984 qu’un professeur de philosophie libertarien de l’Université de
Virginie, tout rond et très barbu, R.A.Freeman, a rendu cette thèse célèbre
dans un livre : Strategic Management: A Stakeholder Approach. Comme
son titre l’indique ce livre relève de la littérature sur la stratégie des
entreprises et Freeman met l’accent sur toutes les difficultés que rencontrent
les managers dans un monde turbulent. Il l’écrit alors même que les pays
développés viennent de prendre pleinement conscience qu’il sont sortis de ce
que l’on appelé les trente glorieuses. Mais sans doute a-t-il trouve son
inspiration du coté d’économistes, Alchian, Demsetz, Fama qui, une dizaine
d’années plus tôt, avaient construit un modèle de l’entreprise comme un nœud de
contrats.
Le coup
de génie de Freeman aura été de trouver un nom qui sonne comme une véritable
déclaration de guerre à la thèse dominante dans les milieux académiques :
stakeholder renvoie évidemment à shareholder et à cette idée que Milton
Friedman, le père du monétarisme et de l’ulta-libéralisme, avait fièrement
affichée dans un article publié en 1970 dans le
New-York-Times selon laquelle le management n’avait qu’une seule
obligation : améliorer la valeur de la firme pour ses actionnaires.
Depuis,
nous assistons à une guerre discrète, sourde mais permanente entre les tenants
de ces deux thèses, entre, d’un coté, et pour simplifier, les spécialistes de
la finance dans les universités et les entreprises qui tiennent comme à la
prunelle de leurs yeux à la théorie de la valeur pour l’actionnaire, et, de
l’autre, les spécialistes de la gestion, universitaires, consultants,
responsables des ressources humaines et du développement durable dans les
entreprises qui ne jurent que par la théorie des parties prenantes.
C’est de
cette bataille dont je voudrais, ce matin, parler… une bataille dont l’enjeu est,
pour employer une expression forgée par Gramsci, un théoricien du marxisme dans
les années trente, l’hégémonie culturelle dans les milieux du management. Et
comme il s’agit d’idées, cette bataille se mène pour beaucoup dans les milieux
académiques.
L’enjeu : l’hégémonie culturelle
Très vite,
tous ceux qui se préoccupent de politique économique se sont intéressés à cette
nouvelle théorie qui permettait de répondre à l’une des questions apparues dans
les années 70 : comment satisfaire les attentes d’une société qui commence
à s’inquiéter des effets négatifs de l’industrialisation sur l’environnement,
la santé ? comment donner à l’opinion le sentiment que l’on est bien
soucieux de limiter les impacts de l’industrie ? comment, surtout,
répondre à un Etat qui, pour calmer les inquiétudes de la société civile,
multiplie les réglementations qui gênent l’activité des entreprises ?
On sait
que l’Etat intervient beaucoup en France dans l’activité des entreprises, mais
ce n’est pas différent ailleurs. Au début des années 70, le gouvernement
américain a introduit une agence pour la protection de l’environnement, l’EPA,
une commission chargée lutter contre les discriminations raciales dans l’emploi
(EEOC), une administration chargée de la sécurité et de la santé (OSHA), une
autre de la protection des consommateurs (CPSC). Et, à chaque fois, on a vu simultanément
des industriels protester, on leur coupait les bras, on les gênait dans leurs
activités, mais aussi se mulitplier les entreprises, cabinets d’avocats,
consultants, sociétés d’ingénierie… qui proposaient aux entreprises visées par
ces réglementations leurs services pour les aider à les respecter, à s’y adaper.
Ces nouveaux acteurs avaient besoin, pour convaincre leurs interlocuteurs, d’un
modèle qui justifie que l’entreprise se soucie de l’environnement, de la lutte
contre les discriminations raciales, de la protection des consommateurs. C’est
ce que leur a offert la théorie des parties prenantes.
Encore
fallait-il que celle-ci n’aille pas à l’encontre de l’intérêt des entreprises.
D’où tout un travail d’élaboration, de définition de ce concept de parties
prenantes pour trouver un compromis entre les exigences des actionnaires et
celles des autres parties prenantes. Dit autrement, il y a eu, chez tous ceux
qui s’intéressent à ces questions tout un bouillonnement, des discussions avec
des propositions qui, pour certaines, ne pouvaient guère gêner les plus
fervents partisans de la théorie du stockholder de Friedman qui ne restaient
évidemment pas les bras croisés. Je pense, notamment, à la définition qu’en ont
donnée en 2002 des spécialistes du management, Post, Preston et Sachs : « Dans une corporation, les parties prenantes sont des
individus et des groupements qui contribuent, volontairement ou non, à la
capacité de créer de la valeur et de l’activité et qui en sont ses
bénéficiaires potentiels et/ou en assument les risques. » On retrouve bien dans cette définition la
création de valeur. Valeur pour qui ? pour l’actionnaire, bien sûr.
La réputation contre la réglementation
Il ne
suffisait, bien évidemment, pas d’une définition pour convaincre les dirigeants
des grands groupes, il fallait également leur montrer que le respect de ces
parties prenantes, ce que l’on appelle la responsabilité sociale des
entreprises, est bon pour le business, que cela rapporte de l’argent. Ce qui ne
va pas de soi. On a donc vu se multiplier dans les universités américaines et
dans les cabinets de conseil, les études d’évaluation des performances
financières des entreprises responsables tendant à le prouver. Avec des
résultats souvent décevants. Si certaines études identifient un effet positif,
d’autres n’en voient pas. Aujourd’hui, les spécialistes de ces questions
restent très prudents mais, comme on le devine, ce sont les études qui donnaient
les résultats les plus positifs qui ont été le plus mises en avant. De sorte
que les sondages nous disent aujourd’hui que de 70 à 80% des managers sont
convaincus des vertus économiques de la responsabilité sociale des entreprises.
L’ont-ils observée dans leur propre entreprise ? pas forcément, mais ils
se plient, par conformisme, à l’opinion dominante.
La
théorie des parties prenantes a été d’autant mieux accueillie qu’elle offrait
aux entreprises un argument pour échapper à de nouvelles réglementations
contraignantes. Dés lors que des entreprises affichent de l’intérêt pour leurs
parties prenantes, elles peuvent se dire bonnes citoyennes et affirmer, avec la
meilleure conscience du monde, que des règles coercitives sont inutiles. Il
devenait possible d’opposer aux lois l’autorégulation. Pour ne prendre qu’un
exemple, au moment du Grenelle de l’environnement, les professionnels du
jardinage se sont opposés à une mesure qui visait à interdire la publicité sur
les pesticides en proposant d’introduire dans leur charte
professionnelle l’engagement d’une publicité responsable.
Et comme
ces déclarations d’intention pouvaient faire sourire les sceptiques, les mêmes
entreprises et théoriciens ont mis en avant le souci qu’auraient toutes les
entreprise de leur bonne réputation. Une très abondante littérature s’est
développée sur ce thème qui s’appuie sur deux phénomènes :
-
la
création à la fin des années soixante, au début des années soixante-dix,
d’organisations non gouvernementales qui ont entrepris de mettre les
entreprises sous surveillance : Greenpeace, les Amis de la Terre, WWF… et
qui n’hésitent pas à mener des campagnes de dénonciation.
-
Et
le développement des actifs immatériels. Les marques, la réputation sont
devenues des éléments majeurs du capital des grandes entreprises que des
organisations spécialisées évaluent chaque année et que les actionnaires
prennent en compte lorsqu’ils doivent arbitrer entre plusieurs actions.
On
devine donc le raisonnement : pour protéger leur réputation et la valeur
de leur marque les entreprises sont conduites à bien se tenir. On est prié de
ne pas sourire…
Une théorie en cours d'institutionnalisation ?
Freeman,
l’auteur de la théorie des parties prenantes, expliquait « qu’en tant que théorie managériale, (cette
théorie) ne requiert aucun changement dans les structures de gouvernance des
entreprises. » Ce qui en limite la portée, suggère, par exemple, qu’il
n’est pas question d’introduire dans les conseils d’administration des
représentants des différentes parties prenantes, salariés, clients, collectivités
locales… De quoi rassurer les actionnaires ! Cette théorie n’a, dans sa
formulation initiale, certainement rien de révolutionnaire. Ce qui a sans doute
favorisé son institutionnalisation.
Je n’ai
jusqu’à présent parlé que de ce qui se passait du coté du marché et de sa
capacité à découvrir de quoi faire du business à partir des réglementations
mises en place par le gouvernement. Mais le marché a trouvé des soutiens dans
les organisations paraétatiques. Dès 1976, l’OCDE avait publié un code de conduite.
Dans les années 90, la Commission Européenne a engagé des travaux qui ont
conduit à la publication en 2001 d’un livre vert sur la responsabilité sociale.
Et l’on a vu apparaître des organisations non-gouvernementales dédiées à la
construction de cet objet, comme la Global Reporting Initiative, une
organisation non-gouvernementale qui a défini des normes de reporting des
activités sociales de l’entreprise. Leur objectif de ces nouveaux acteurs était
tout à la fois d’aider les entreprises et de combattre la tentation de beaucoup
de se contenter de mesures de pure forme.
Dans un
registre tout différent, on a vu se développer des agences dont l’objectif est
de donner une note sociale aux entreprises pour mieux informer leurs
actionnaires. De leur coté, les universités, les écoles de commerce et de
gestion ont multiplié les formations aux métiers du développement durable, de
la responsabilité sociale des entreprises… ce sont des milliers de jeunes gens
qui ont été formés à ces techniques et qui ont été, ensuite, recrutés dans les
entreprises.
Ce
processus d’institutionnalisation s’est fait, pour l’essentiel, en dehors des Etats
même si ceux-ci ont en général regardé ces efforts avec d’autant plus de bienveillance qu’ils
se retrouvaient très démunis face à des multinationales qui savent jouer des
différences entre réglementations locales pour échapper à toute contrainte.
L’un des derniers moments de ce processus d’institutionnalisation aura été la
publication, il y a quelques mois, d’une norme internationale, Iso 26000 qui a
été élaborée par des acteurs, industriels, syndicalistes, consultants,
organisations non gouvernementales… venus d’un peu partout dans le monde.
Où en est-on aujourd’hui ?
Je
parlais au début de bataille idéologique et je faisais allusion à Gramsci.
Cette bataille se déroule depuis une trentaine d’années sur plusieurs
fronts :
- Sur
le plan des idées entre les économistes qui tiennent à leur modèle de
l’entreprise toute entière tournée vers la satisfaction des attentes de ses
actionnaires et les gestionnaires qui veulent prendre en compte d’autres
parties prenantes,
- Toujours
sur le plan des idées, dans les départements de gestion des universités où l’on
voit les partisans d’une responsabilité
sociale compatible avec les logiques de la valeur pour l’actionnaire s’opposer
à ceux qui souhaitent qu’elle conduise à redéfinition de la gouvernance des
entreprises,
- Sur
le plan de la communication vers le grand public, la bataille fait rage entre
les entreprises qui souhaitent contrôler l’information qui les concerne et les
organisations non-gouvernementales qui veulent être libres de critiquer les
entreprises prises en défaut.
- Sur
le plan de l’éducation, dans les écoles de commerce où les professeurs qui
enseignent la RSE doivent se battre pour avoir les meilleurs étudiants contre
leurs collègues spécialistes de l’économie ou de la finance.
Dans
toutes ces batailles, les théoriciens de la RSE, de la RSE compatible avec la
valeur pour l’actionnaire, ont marqué des points, ils ont imposé leur
vocabulaire et toutes les grandes entreprises ont créé des départements dédiés
au développement durable et à la responsabilité sociale, toutes publient des
rapports plus ou moins convaincants sur leurs actions dans le domaine. Mais ils
sont loin d’avoir gagné la guerre. Financiers et économistes continuent de
dominer le champ. Ils le font d’autant plus facilement que leurs adversaires,
je veux dire les avocats de l’approche par les parties prenantes, n’ont pas su
créer les outils de gestion qui permettraient à leurs théories de s’appliquer
vraiment.
Il y a
bien eu quelques tentatives pour traduire cette théorie en instruments de
gestion pour les dirigeants. Je pense, notamment, aux « balanced
scorecards» inventées en 1992 par un professeur de Harvard : Robert
Kaplan. Il s’agit d’un modèle de gouvernance qui donne au dirigeant le moyen de
piloter l’entreprise depuis un tableau de bord sur lequel sont réunies des
informations sur les clients, les salariés, la finance… mais on ne peut pas
dire que ces instruments se soient vraiment imposés dans les grands groupes qui
continuent de privilégier le management par les résultats comptables.
En
fait, les théoriciens des parties prenantes n’ont pas su, ou pas pu, développer
ces outils, ces instruments de gestion qui traitent au quotidien les
informations mises à la disposition des dirigeants et nourrissent leurs
décisions. En d’autres mots, les financiers ont conservé la main sur l’arme
décisive. Or, le contrôle des instruments de gestion est déterminant : non
seulement ils contribuent à la construction des décisions en sélectionnant les
données, en privilégiant certains résultats au dépens d’autres, mais ils contribuent
à former les acteurs, à développer ce que Pierre Bourdieu appelait des habitus,
ensembles de comportements, raisonnements quasi naturels que chacun développe à
force de les appliquer et de les mettre en œuvre. Et du coup cette théorie
paraît impuissante. Les entreprises publient des rapports, mais rien ne les
empêche de prendre des décisions qui vont à l’encontre de l’intérêt de toutes les
parties prenantes lorsque les intérêts de l’actionnaire sont en jeu.
Une idéologie conservatrice
Cette
impuissance nourrit les critiques de tous ceux qui n’ont jamais été convaincus
par cette théorie des parties prenantes. Ils sont nombreux, notamment en
France, du coté des économistes et des sociologues partisans de ce qu’on
appelle la théorie de la régulation. Ils lui font deux grands reproches :
le premier est de mettre l’entreprise au centre du jeu, c’est elle qui a des
parties prenantes, qui engagent des négociations avec chacune. L’Etat, pour ne
parler que de lui, n’est plus au centre du jeu, il n’est qu’une partie parmi
bien d’autres. Le second est d’avoir fait un tri dans les parties prenantes et
d’avoir éliminé les organisations syndicales, les organisations de travailleurs
qui n’ont plus leur place centrale dans ce schéma. Le dernier est, cela va avec
le précédent, est d’avoir évacué de la discussion les conflits sociaux. En ce
sens, cette théorie qui tente aujourd’hui de s’imposer dans l’idéologie
managériale est, telle qu’elle est aujourd’hui développée par les idéologues de
la gestion d’entreprise, profondément conservatrice. Elle habille de couleurs
séduisantes le vieux discours des patrons contre les syndicats. C’est ce qui
explique, aux yeux de ses critiques, son succès dans les milieux managériaux.
1 Comments:
Bonjour,
Merci une fois de plus pour vos chroniques.
Auriez-vous une petite bibliographie à faire partager, sur les "balanced scorecards" ?
Bien cordialement,
By Odile B, at 25/06/2012 13:50
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