Les chroniques économiques de Bernard Girard

18.6.12

Quand Gramsci s’invite dans les multinationales…



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Tous ceux qui travaillent dans de grandes entreprises, dans des multinationales ou qui s’intéressent à leurs activités ont entendu parler de la responsabilité sociale des entreprises et de la théorie des parties prenantes. En anglais stakeholder.

C’est une théorie simple en son principe, presque banale, qui revient à dire qu’une entreprise a des obligations à l’égard de tous ceux que ses activités affectent d’une manière ou d’une autre : ses actionnaires, ses clients, ses fournisseurs, ses salariés, la communauté dans laquelle elle intervient… C’est en 1984 qu’un professeur de philosophie libertarien de l’Université de Virginie, tout rond et très barbu, R.A.Freeman, a rendu cette thèse célèbre dans un livre : Strategic Management: A Stakeholder Approach. Comme son titre l’indique ce livre relève de la littérature sur la stratégie des entreprises et Freeman met l’accent sur toutes les difficultés que rencontrent les managers dans un monde turbulent. Il l’écrit alors même que les pays développés viennent de prendre pleinement conscience qu’il sont sortis de ce que l’on appelé les trente glorieuses. Mais sans doute a-t-il trouve son inspiration du coté d’économistes, Alchian, Demsetz, Fama qui, une dizaine d’années plus tôt, avaient construit un modèle de l’entreprise comme un nœud de contrats.

Le coup de génie de Freeman aura été de trouver un nom qui sonne comme une véritable déclaration de guerre à la thèse dominante dans les milieux académiques : stakeholder renvoie évidemment à shareholder et à cette idée que Milton Friedman, le père du monétarisme et de l’ulta-libéralisme, avait fièrement affichée dans un article publié en 1970 dans le New-York-Times selon laquelle le management n’avait qu’une seule obligation : améliorer la valeur de la firme pour ses actionnaires.
Depuis, nous assistons à une guerre discrète, sourde mais permanente entre les tenants de ces deux thèses, entre, d’un coté, et pour simplifier, les spécialistes de la finance dans les universités et les entreprises qui tiennent comme à la prunelle de leurs yeux à la théorie de la valeur pour l’actionnaire, et, de l’autre, les spécialistes de la gestion, universitaires, consultants, responsables des ressources humaines et du développement durable dans les entreprises qui ne jurent que par la théorie des parties prenantes.

C’est de cette bataille dont je voudrais, ce matin, parler… une bataille dont l’enjeu est, pour employer une expression forgée par Gramsci, un théoricien du marxisme dans les années trente, l’hégémonie culturelle dans les milieux du management. Et comme il s’agit d’idées, cette bataille se mène pour beaucoup dans les milieux académiques.

L’enjeu : l’hégémonie culturelle
Très vite, tous ceux qui se préoccupent de politique économique se sont intéressés à cette nouvelle théorie qui permettait de répondre à l’une des questions apparues dans les années 70 : comment satisfaire les attentes d’une société qui commence à s’inquiéter des effets négatifs de l’industrialisation sur l’environnement, la santé ? comment donner à l’opinion le sentiment que l’on est bien soucieux de limiter les impacts de l’industrie ? comment, surtout, répondre à un Etat qui, pour calmer les inquiétudes de la société civile, multiplie les réglementations qui gênent l’activité des entreprises ?

On sait que l’Etat intervient beaucoup en France dans l’activité des entreprises, mais ce n’est pas différent ailleurs. Au début des années 70, le gouvernement américain a introduit une agence pour la protection de l’environnement, l’EPA, une commission chargée lutter contre les discriminations raciales dans l’emploi (EEOC), une administration chargée de la sécurité et de la santé (OSHA), une autre de la protection des consommateurs (CPSC). Et, à chaque fois, on a vu simultanément des industriels protester, on leur coupait les bras, on les gênait dans leurs activités, mais aussi se mulitplier les entreprises, cabinets d’avocats, consultants, sociétés d’ingénierie… qui proposaient aux entreprises visées par ces réglementations leurs services pour les aider à les respecter, à s’y adaper. Ces nouveaux acteurs avaient besoin, pour convaincre leurs interlocuteurs, d’un modèle qui justifie que l’entreprise se soucie de l’environnement, de la lutte contre les discriminations raciales, de la protection des consommateurs. C’est ce que leur a offert la théorie des parties prenantes.

Encore fallait-il que celle-ci n’aille pas à l’encontre de l’intérêt des entreprises. D’où tout un travail d’élaboration, de définition de ce concept de parties prenantes pour trouver un compromis entre les exigences des actionnaires et celles des autres parties prenantes. Dit autrement, il y a eu, chez tous ceux qui s’intéressent à ces questions tout un bouillonnement, des discussions avec des propositions qui, pour certaines, ne pouvaient guère gêner les plus fervents partisans de la théorie du stockholder de Friedman qui ne restaient évidemment pas les bras croisés. Je pense, notamment, à la définition qu’en ont donnée en 2002 des spécialistes du management, Post, Preston et Sachs : « Dans une corporation, les parties prenantes sont des individus et des groupements qui contribuent, volontairement ou non, à la capacité de créer de la valeur et de l’activité et qui en sont ses bénéficiaires potentiels et/ou en assument les risques. »  On retrouve bien dans cette définition la création de valeur. Valeur pour qui ? pour l’actionnaire, bien sûr.

La réputation contre la réglementation
Il ne suffisait, bien évidemment, pas d’une définition pour convaincre les dirigeants des grands groupes, il fallait également leur montrer que le respect de ces parties prenantes, ce que l’on appelle la responsabilité sociale des entreprises, est bon pour le business, que cela rapporte de l’argent. Ce qui ne va pas de soi. On a donc vu se multiplier dans les universités américaines et dans les cabinets de conseil, les études d’évaluation des performances financières des entreprises responsables tendant à le prouver. Avec des résultats souvent décevants. Si certaines études identifient un effet positif, d’autres n’en voient pas. Aujourd’hui, les spécialistes de ces questions restent très prudents mais, comme on le devine, ce sont les études qui donnaient les résultats les plus positifs qui ont été le plus mises en avant. De sorte que les sondages nous disent aujourd’hui que de 70 à 80% des managers sont convaincus des vertus économiques de la responsabilité sociale des entreprises. L’ont-ils observée dans leur propre entreprise ? pas forcément, mais ils se plient, par conformisme, à l’opinion dominante.

La théorie des parties prenantes a été d’autant mieux accueillie qu’elle offrait aux entreprises un argument pour échapper à de nouvelles réglementations contraignantes. Dés lors que des entreprises affichent de l’intérêt pour leurs parties prenantes, elles peuvent se dire bonnes citoyennes et affirmer, avec la meilleure conscience du monde, que des règles coercitives sont inutiles. Il devenait possible d’opposer aux lois l’autorégulation. Pour ne prendre qu’un exemple, au moment du Grenelle de l’environnement, les professionnels du jardinage se sont opposés à une mesure qui visait à interdire la publicité sur les pesticides en proposant d’introduire dans leur charte professionnelle l’engagement d’une publicité responsable.

Et comme ces déclarations d’intention pouvaient faire sourire les sceptiques, les mêmes entreprises et théoriciens ont mis en avant le souci qu’auraient toutes les entreprise de leur bonne réputation. Une très abondante littérature s’est développée sur ce thème qui s’appuie sur deux phénomènes :
-       la création à la fin des années soixante, au début des années soixante-dix, d’organisations non gouvernementales qui ont entrepris de mettre les entreprises sous surveillance : Greenpeace, les Amis de la Terre, WWF… et qui n’hésitent pas à mener des campagnes de dénonciation.

-       Et le développement des actifs immatériels. Les marques, la réputation sont devenues des éléments majeurs du capital des grandes entreprises que des organisations spécialisées évaluent chaque année et que les actionnaires prennent en compte lorsqu’ils doivent arbitrer entre plusieurs actions.  
On devine donc le raisonnement : pour protéger leur réputation et la valeur de leur marque les entreprises sont conduites à bien se tenir. On est prié de ne pas sourire…

Une théorie en cours d'institutionnalisation ?
Freeman, l’auteur de la théorie des parties prenantes, expliquait « qu’en tant que théorie managériale, (cette théorie) ne requiert aucun changement dans les structures de gouvernance des entreprises. » Ce qui en limite la portée, suggère, par exemple, qu’il n’est pas question d’introduire dans les conseils d’administration des représentants des différentes parties prenantes, salariés, clients, collectivités locales… De quoi rassurer les actionnaires ! Cette théorie n’a, dans sa formulation initiale, certainement rien de révolutionnaire. Ce qui a sans doute favorisé son institutionnalisation.

Je n’ai jusqu’à présent parlé que de ce qui se passait du coté du marché et de sa capacité à découvrir de quoi faire du business à partir des réglementations mises en place par le gouvernement. Mais le marché a trouvé des soutiens dans les organisations paraétatiques. Dès 1976, l’OCDE avait publié un code de conduite. Dans les années 90, la Commission Européenne a engagé des travaux qui ont conduit à la publication en 2001 d’un livre vert sur la responsabilité sociale. Et l’on a vu apparaître des organisations non-gouvernementales dédiées à la construction de cet objet, comme la Global Reporting Initiative, une organisation non-gouvernementale qui a défini des normes de reporting des activités sociales de l’entreprise. Leur objectif de ces nouveaux acteurs était tout à la fois d’aider les entreprises et de combattre la tentation de beaucoup de se contenter de mesures de pure forme.

Dans un registre tout différent, on a vu se développer des agences dont l’objectif est de donner une note sociale aux entreprises pour mieux informer leurs actionnaires. De leur coté, les universités, les écoles de commerce et de gestion ont multiplié les formations aux métiers du développement durable, de la responsabilité sociale des entreprises… ce sont des milliers de jeunes gens qui ont été formés à ces techniques et qui ont été, ensuite, recrutés dans les entreprises.

Ce processus d’institutionnalisation s’est fait, pour l’essentiel, en dehors des Etats même si ceux-ci ont en général regardé ces efforts avec d’autant plus de bienveillance qu’ils se retrouvaient très démunis face à des multinationales qui savent jouer des différences entre réglementations locales pour échapper à toute contrainte. L’un des derniers moments de ce processus d’institutionnalisation aura été la publication, il y a quelques mois, d’une norme internationale, Iso 26000 qui a été élaborée par des acteurs, industriels, syndicalistes, consultants, organisations non gouvernementales… venus d’un peu partout dans le monde.

Où en est-on aujourd’hui ?
Je parlais au début de bataille idéologique et je faisais allusion à Gramsci. Cette bataille se déroule depuis une trentaine d’années sur plusieurs fronts :

Sur le plan des idées entre les économistes qui tiennent à leur modèle de l’entreprise toute entière tournée vers la satisfaction des attentes de ses actionnaires et les gestionnaires qui veulent prendre en compte d’autres parties prenantes,

- Toujours sur le plan des idées, dans les départements de gestion des universités où l’on voit  les partisans d’une responsabilité sociale compatible avec les logiques de la valeur pour l’actionnaire s’opposer à ceux qui souhaitent qu’elle conduise à redéfinition de la gouvernance des entreprises,

- Sur le plan des carrières, dans les entreprises, entre les diplômés des écoles de commerce qui ont suivi des cursus de finance et qui continuent de penser que la première mission de l’entreprise est d’enrichir, je veux dire de créer de la valeur pour les actionnaires, et ceux qui ont suivi des cours de RSE et qui souhaiteraient introduire d’autres indicateurs que la performance financière dans les prises de décision des dirigeants,

- Sur le plan de la réglementation, entre ceux qui pensent que l’autorégulation, la normalisation peuvent discipliner les entreprises et ceux qui préféreraient l’intervention plus coercitive de l’Etat,

- Sur le plan de la communication vers le grand public, la bataille fait rage entre les entreprises qui souhaitent contrôler l’information qui les concerne et les organisations non-gouvernementales qui veulent être libres de critiquer les entreprises prises en défaut.

- Sur le plan de l’éducation, dans les écoles de commerce où les professeurs qui enseignent la RSE doivent se battre pour avoir les meilleurs étudiants contre leurs collègues spécialistes de l’économie ou de la finance.

Dans toutes ces batailles, les théoriciens de la RSE, de la RSE compatible avec la valeur pour l’actionnaire, ont marqué des points, ils ont imposé leur vocabulaire et toutes les grandes entreprises ont créé des départements dédiés au développement durable et à la responsabilité sociale, toutes publient des rapports plus ou moins convaincants sur leurs actions dans le domaine. Mais ils sont loin d’avoir gagné la guerre. Financiers et économistes continuent de dominer le champ. Ils le font d’autant plus facilement que leurs adversaires, je veux dire les avocats de l’approche par les parties prenantes, n’ont pas su créer les outils de gestion qui permettraient à leurs théories de s’appliquer vraiment.

Il y a bien eu quelques tentatives pour traduire cette théorie en instruments de gestion pour les dirigeants. Je pense, notamment, aux « balanced scorecards» inventées en 1992 par un professeur de Harvard : Robert Kaplan. Il s’agit d’un modèle de gouvernance qui donne au dirigeant le moyen de piloter l’entreprise depuis un tableau de bord sur lequel sont réunies des informations sur les clients, les salariés, la finance… mais on ne peut pas dire que ces instruments se soient vraiment imposés dans les grands groupes qui continuent de privilégier le management par les résultats comptables.

En fait, les théoriciens des parties prenantes n’ont pas su, ou pas pu, développer ces outils, ces instruments de gestion qui traitent au quotidien les informations mises à la disposition des dirigeants et nourrissent leurs décisions. En d’autres mots, les financiers ont conservé la main sur l’arme décisive. Or, le contrôle des instruments de gestion est déterminant : non seulement ils contribuent à la construction des décisions en sélectionnant les données, en privilégiant certains résultats au dépens d’autres, mais ils contribuent à former les acteurs, à développer ce que Pierre Bourdieu appelait des habitus, ensembles de comportements, raisonnements quasi naturels que chacun développe à force de les appliquer et de les mettre en œuvre. Et du coup cette théorie paraît impuissante. Les entreprises publient des rapports, mais rien ne les empêche de prendre des décisions qui vont à l’encontre de l’intérêt de toutes les parties prenantes lorsque les intérêts de l’actionnaire sont en jeu.

Une idéologie conservatrice 
Cette impuissance nourrit les critiques de tous ceux qui n’ont jamais été convaincus par cette théorie des parties prenantes. Ils sont nombreux, notamment en France, du coté des économistes et des sociologues partisans de ce qu’on appelle la théorie de la régulation. Ils lui font deux grands reproches : le premier est de mettre l’entreprise au centre du jeu, c’est elle qui a des parties prenantes, qui engagent des négociations avec chacune. L’Etat, pour ne parler que de lui, n’est plus au centre du jeu, il n’est qu’une partie parmi bien d’autres. Le second est d’avoir fait un tri dans les parties prenantes et d’avoir éliminé les organisations syndicales, les organisations de travailleurs qui n’ont plus leur place centrale dans ce schéma. Le dernier est, cela va avec le précédent, est d’avoir évacué de la discussion les conflits sociaux. En ce sens, cette théorie qui tente aujourd’hui de s’imposer dans l’idéologie managériale est, telle qu’elle est aujourd’hui développée par les idéologues de la gestion d’entreprise, profondément conservatrice. Elle habille de couleurs séduisantes le vieux discours des patrons contre les syndicats. C’est ce qui explique, aux yeux de ses critiques, son succès dans les milieux managériaux.

1 Comments:

  • Bonjour,
    Merci une fois de plus pour vos chroniques.
    Auriez-vous une petite bibliographie à faire partager, sur les "balanced scorecards" ?
    Bien cordialement,

    By Anonymous Odile B, at 25/06/2012 13:50  

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