Les chroniques économiques de Bernard Girard

9.10.12

Rigueur en Europe : les bonnes raisons des Allemands




En ces périodes d’austérité budgétaire, de récession en Grande-Bretagne ou en Espagne, de révoltes populaires en Grèce et ailleurs, il est de bon ton de s’en prendre à l’Allemagne, la première économie de la zone euro et le seul pays qui tire à peu près son épingle du jeu du fait de sa spécialisation industrielle.

C’est la sévérité des Allemands, l’inflexibilité d’Angela Merkel, son refus de toute concession qui seraient à l’origine de l’effondrement de l’économie en Grèce, en Espagne, au Portugal, ou des programmes de rigueur accentuée que François Hollande met actuellement en place en France. Le refus allemand de toute inflation, l’obstination de Berlin à imposer à tous des programmes de désendettement seraient la source de bien de nos difficultés, à en croire de nombreux observateurs qui ne manquent pas une occasion de faire référence à l’histoire, à la grande inflation des années vingt, à la montée du nazisme en plein cœur d’une crise de 1929 aggravée par les politiques récessives menées à l’époque par les gouvernements conservateurs.

On entend si souvent ce type de discours, que j’ai eu envie ce matin non pas de prendre le contre-pied mais d’essayer de comprendre la position allemande. Pourquoi, sans aller chercher du coté de souvenirs d’il y a plus de 80 ans, les Allemands tiennent autant à ce que les pays d’Europe réduisent leur dette. Quelles sont leurs « bonnes raisons » d’être collectivement aussi intransigeants ? est-ce seulement, comme on le suggère volontiers ici ou là, égoïsme de riches qui ne veulent pas payer pour les autres et refusent tout effort de solidarité ? est-ce application de principes économiques désuets de ce qu’on appelle l’ordo-libéralisme, du nom d’un courant du libéralisme apparu en Allemagne dans les années trente ? Ou y a-t-il derrières ces positions qui sont, encore une fois, collectives, partagées par toute la classe politique allemande, de gauche comme de droite, des raisons qui méritent qu’on s’y attarde ?

Un endettement qui inquiète les Allemands
Le mieux pour commencer cette investigation est d’aller regarder du coté des chiffres, des statistiques et, d’abord, bien sûr, du coté de l’endettement. C’est assez facile puisque Google met à notre disposition des outils qui permettent de comparer facilement l’endettement de différents pays d’Europe. Et l’on s’aperçoit en les regardant de plusieurs choses. D’abord, et ce sera peut-être une surprise pour certains, l’Allemagne est, elle aussi, endettée, très endettée, elle l’était en 2011 à hauteur de 82% quand la France l’était à hauteur de 85%. Cette dette ramenée à la population faisait que chaque Allemand était endetté de près de 25 000€. Ensuite, quand on regarde de plus près les chiffres sur la toute dernière période, on voit une cassure. Alors que pendant des années les courbes de progression de l’endettement évoluaient de manière très proche en France et en Allemagne, ces courbes se sont inversées en 2010 : l’endettement français a continué de progresser de manière très rapide, il est passé en quelques mois de 85 à 91% du PIB aujourd’hui, tandis qu’il a, toujours en % du PIB reculé en Allemagne. Cela tient à la meilleure santé de l’économie allemande mais aussi à des politiques qui ont choisi de freiner une dérive.
Cette politique porte un nom : le Schuldenbremse, le frein à l’endettement voté en 2009 par les deux chambres, le Bundesrat et le Bundestag, à une majorité des deux tiers. L’opinion allemande est donc dans sa très grande majorité convaincue de la nécessité de freiner l’endettement. Mais pourquoi ?
La presse française quand elle aborde ces questions insiste sur la démographie allemande. Les Allemands seraient d’autant plus soucieux de réduire leur endettement qu’ils connaissent mieux que d’autres leur démographie. La réduction de la population ne peut évidemment qu’accroître la charge de la dette pour leurs descendants. Soit, mais les Allemands que l’on présente volontiers comme si égoïstes ne le seraient pas tant que cela lorsqu’il s’agit de leurs descendants. Egoïstes pour les Grecs mais pas pour leurs petits-enfants ? C’est possible, mais je ne suis pas certain que ce soit très convaincant. Lorsque l’on est égoïste, on l’est en général pour toujours.

Il y a, me semble-t-il, une autre explication. Les Allemands ont tout récemment dû financer la réunification des deux Allemagne. Ils ont dû payer pour les Allemands de l’Est. Et ils ont payé cher. Le jeu en valait sans doute la chandelle mais beaucoup d’Allemands de l’Ouest en gardent de mauvais souvenirs et, plus même que cela, une certaine amertume. Une amertume d’autant plus vive que leur système fédéral est basé sur la solidarité, sur le transfert de ressources des Etats, des länders les plus riches ou, si l’on préfère les plus vertueux, vers les plus pauvres, ou s’il l’on préfère, les plus dispendieux, les plus insouciants. L’Allemagne fonctionne sur le modèle de ce que l’on appelle de l’autre coté du Rhin une Transferunion, une fédération basée sur les transferts des länders riches vers ceux qui ont plus de difficultés. Et ce n’est pas un vain mot, lorsque l’on regarde les chiffres : la dette ramenée au citoyen est de 28 600€ par habitant dans le petit länder de Brême et de seulement 2 200€ dans la Saxe. Les Allemands sont donc particulièrement sensibles à ces écarts. Et s’ils ont accepté en 2009 si massivement le Schuldenbremse, c’est qu’ils ont voulu éviter que ces écarts ne se creusent jusqu’à devenir intenables.

Ce qui vaut pour l’Allemagne vaut pour l’Europe
Les Allemands ne sont pas les seuls à s’inquiéter de ces trop gros écarts entre régions au sein d’un même pays. On retrouve ce même phénomène un peu partout en Europe sauf, peut-être, pour des raisons historiques en France.

Si aujourd’hui les Catalans manifestent avec tant de vigueur pour leur indépendance c’est qu’ils ne veulent plus payer pour le reste de l’Espagne. J’ai pris l’exemple de l’Espagne mais j’aurai pu prendre celui de la Belgique. Le comportement des Allemands à l’égard des Grecs, des Portugais ou des Espagnols n’est pas différent de celui des Catalans à l’égard des Espagnols ou des Flamands à l’égard des Wallons.

Les Allemands ont tiré de leur expérience nationale une conclusion qu’ils appliquent à l’Europe : on ne peut pas construire une fédération dont tous les membres sont solidaires les uns des autres sans un minimum de discipline budgétaire. Dit autrement : on ne peut pas demander aux Allemands de payer pour aider les Grecs à se sortir de leurs difficultés si ceux-ci ne font pas de réels efforts pour respecter des règles communes. Or, cette discipline n’existait pas en Europe. Et toute leur politique n’a d’autre objectif que de l’introduire. S’ils le font avec brutalité c’est peut-être qu’ils sont maladroits, mais c’est aussi qu’ils savent que s’ils cèdent en cette période de crise ils n’auront plus aucune chance d’imposer cette discipline. Et que le développement de l’Europe en sera durablement fragilisé.

L’Europe est d’ores et déjà une fédération
On le voit, on est bien loin des discussions sur la bonne et la mauvaise dette à la mode, tout le monde est d’accord pour dire que ce n’est pas la même chose de s’endetter pour investir et de s’endetter pour payer les dépenses courantes. Mais il s’agit moins de cela que de la construction de l’Europe et de la vision qu’on en a.

Les Français même les plus européens restent attachés à l’idée d’un Etat nation qui décide librement de son sort ; pour les Allemands, l’Europe est déjà une fédération qui fonctionne sur un modèle qu’ils comprennent en s’appuyant de leur expérience d’une République fédérale. Et ils ont raison. L’Europe avec sa distribution des pouvoirs entre des institutions supranationales indépendantes (banque centrale, cour de justice européenne), des centres de pouvoir européens, commission, parlement européen, des Etats et des régions est bien une fédération avec ses avantages et ses contraintes.

L’avantage principal de cette structure institutionnelle est la liberté accrue qu’elle nous donne : chacun peut aller s’installer où il veut en Europe pour travailler, payer ses impôts, acheter une résidence secondaire… Mais cette liberté a un prix : la mise en concurrence des différents Etats et régions.
Plusieurs économistes se sont intéressés à ces questions et ont analysé l’impact de ce type d’organisation. Le premier à l’avoir fait de manière systématique est Charles Tiebout dans un article publié en 1956. Article dans lequel il fait la théorie du vote avec ses pieds. Et dans lequel on trouve cette phrase : 
Spatial mobility provides the local public-goods counterpart to the private market’s shoping trip.

Tiebout remarque que les dépenses des collectivités locales sont plus importantes que celles de l’Etat central mais aussi qu’elles sont décidées par les résidents locaux à l’occasion d’élections. Certains souhaitent dépenser plus pour l’accueil des jeunes avec des écoles, des équipements sportifs, des logements adaptés aux étudiants, d’autres plus pour, par exemple, le confort des personnes âgées. Les parents d’enfants et d’adolescents iront, explique-t-il, plutôt s’installer dans les municipalités qui ont investi dans les services pour les jeunes, les personnes âgées s’installeront plutôt dans celles qui ont multiplié les services pour les seniors. Je simplifie naturellement beaucoup puisque cet article est en réalité une réponse technique à un problème soulevé par un autre économiste, Paul Samuelson, mais il décrit bien une certaine réalité. Des villes comme Rennes ou Rouen ont tout fait pour accueillir correctement les étudiants, d’autres, comme Cannes ou Nice, ont plutôt mis l’accent sur des services, comme la sécurité, qui attirent les retraités.

Il y a dans le modèle de Tiebout une autre idée qui éclaire l’émiettement actuel des Etats nations qu’il s’agisse de l’Espagne, de l’Italie ou de la Grande-Bretagne : plus, dit-il, il y a de municipalités entre lesquelles choisir, plus le citoyen a de chance d’en trouver une qui correspond à ses attentes. Or, c’est bien ce vers quoi nous nous dirigeons aujourd’hui avec cet émiettement des Etats que l’on observe partout en Europe et qui donne aux dirigeants de ces entités plus petites la possibilité de se démarquer de leurs voisines.  

Plus près de nous, Barry Weissman et quelques autres économistes se sont interrogés sur le rôle de la décentralisation dans les succès économiques de la Chine. Aussi étrange que cela puisse paraître ils expliquent ceux-ci par la structure fédérale de la Chine qui donne aux entrepreneurs chinois la possibilité de mettre en concurrence les différentes régions et de choisir celles qui leur offrent l’environnement le plus favorable d’abord et surtout en matière de respect des droits de propriété. La structure fédérale aurait, à les entendre, rendu beaucoup plus difficiles les comportements de prédation des autorités politiques. Tout simplement parce que le responsable local qui aurait voulu, par exemple, s’approprier les richesses des entreprises risquait de voir celles émigrer vers les régions plus clémentes.
Il s’agit là encore, on l’a compris, d’un modèle théorique. Dans la pratique les autorités chinoises se montrent un peu partout corrompues, mais ces analyses ont le mérite de souligner que la structure fédérale, parce qu’elle met en concurrence des entités, régions, états… entre lesquels les individus peuvent librement circuler, impose une certaine discipline aux dirigeants politiques : ils ne peuvent pas faire n’importe quoi. Il leur faut respecter un certain nombre de règles qui protègent les citoyens contre les excès du pouvoir au risque de les voir tout simplement déménager.

Imaginons, pour ne prendre qu’un exemple, qu’une région à l’intérieur d’un Etat fédéral se mette à torturer ses citoyens, les plus menacés auraient vite fait d’aller s’installer pour travailler et vivre dans une région voisine. Ils y seraient accueilli sans le moindre problème. Dans un Etat nation traditionnel, avec des frontières difficiles à traverser ce serait plus difficile : l’Espagnol qui s’installait du temps de Franco en France pour échapper à la dictature était un réfugié politique, celui qui s’installe aujourd’hui en France pour travailler est un européen mobile, un « europatrié ».

Ce que les politiques perdent d’un coté, les citoyens le gagnent de l’autre.

L’Europe est-elle démocratique ?
Tout ceci pourrait n’être que théorie, mais c’est bien ce qui se passe en réalité. Si nos rues sont pleines aujourd’hui de roms, c’est qu’ils sont victimes d’ostracisme et de racisme dans leur pays d’origine, notamment de la Roumanie. Et comme ils bénéficient, du fait de leur citoyenneté européenne, de la liberté de circuler, ils peuvent venir s’installer ailleurs. Leur vie chez nous est extrêmement difficile mais ils échappent aux expéditions punitives de gangs racistes qui les attaquent régulièrement chez eux. Aujourd’hui les roms qui s’installent chez nous ne peuvent pas, du fait de règlements absurdes, travailler, ce qui rend leur situation particulièrement difficile, mais il est probable que s’ils pouvaient le faire, on en verrait moins dans les rues. On observera, d’ailleurs, que l’une des conséquences de l’appartenance de la Roumanie à l’Europe est que régulièrement les autorités européennes et les dirigeants des autres membres de l’Union rappellent ses gouvernements au respect des valeurs communes. Il y a quelques semaines Laurent Fabius et Manuel Valls sont allés à Bucarest pour cela, et pour rien d’autre. Ils y ont été mal reçus mais le gouvernement roumain n’a pas contesté leur légitimité à le faire, ce qui aurait été le cas s’ils n’avaient été membres de l’UE.

Des analyses de ce type invitent à revoir avec prudence toutes les déclarations sur le manque de démocratie de l’Europe. L’Europe telle qu’elle fonctionne n’est certainement pas démocratique au sens traditionnel, mais elle nous propose un modèle dans lequel les citoyens sont mieux protégés des exactions des dirigeants qu’ils ne seraient dans un Etat fermé.

J’ai pris là des exemples sur les libertés publiques, mais les économistes que je citais tout à l’heure insistent plutôt sur les libertés économiques ; et c’est là qu’ils rejoignent les critiques de l’Europe à la Mélenchon et qu’ils apportent de l’eau au moulin des anti-européens à la mode PC. Parce qu’elles mettent en concurrence différents Etats tout en assurant une parfaite mobilité des citoyens, les fédérations protègent les droits de propriété et évitent les réglementations qui font trop de tort aux investisseurs et aux entreprises : l’Etat qui voudrait mener des politiques trop hostiles aux entreprises verraient rapidement ses forces vives aller s’installer dans les Etats voisins plus cléments. En ce sens, la fédération est, de par sa structure même, plutôt propice à des politiques de type libéral. Ce n’est pas parce que les conservateurs sont au pouvoir en Allemagne et dans d’autres pays que l’Europe serait libérale, mais bien parce qu’elle fonctionne sur un mode fédéral qui freine les politiques trop dirigistes.
Cette thèse gagnerait naturellement à être nuancée, mais comment ne pas en voir une illustration dans ce qui se passe aujourd’hui avec l’évasion fiscale : les Etats qui ont, comme la France, des politiques fiscales trop sévères pour les plus riches voient ceux-ci s’installer dans les Etats voisins. Cela ne leur coûte rien puisque chacun peut s’installer où il souhaite au sein de la communauté européenne. Et c’est sans doute un frein que risque de rencontrer François Hollande dans sa politique fiscale, sauf à penser qu’il réussisse à convaincre nos voisins de mener des politiques fiscales comparables.

Les bonnes raisons allemandes pourraient aussi être les nôtres
Les Allemands ont donc de bonnes raisons de se comporter comme ils font. Des raisons que nous gagnerions à comprendre ne serait-ce que pour leur donner des gages qui nous permettraient d’alléger la contrainte budgétaire qui conduit à l’austérité. Des raisons que le principe de réalité devrait nous inciter à faire nôtres dés lors que nous sommes entrés depuis de nombreuses années, depuis que nous avons un marché commun, une monnaie commune, une banque européenne et un espace sans frontières, dans ce qui est en réalité une fédération. Plutôt que de nous voiler la face, comme nous faisons trop souvent sur cette réalité, nous devrions tout faire pour que cette fédération inscrive nos valeurs, nos mécanismes de protection sociale au nombre des règles qui s’imposent à tous.http://www.dissonancesx90x.net//Federalisme.mp3