Rigueur en Europe : les bonnes raisons des Allemands
En ces
périodes d’austérité budgétaire, de récession en Grande-Bretagne ou en Espagne,
de révoltes populaires en Grèce et ailleurs, il est de bon ton de s’en prendre
à l’Allemagne, la première économie de la zone euro et le seul pays qui tire à
peu près son épingle du jeu du fait de sa spécialisation industrielle.
C’est
la sévérité des Allemands, l’inflexibilité d’Angela Merkel, son refus de toute
concession qui seraient à l’origine de l’effondrement de l’économie en Grèce,
en Espagne, au Portugal, ou des programmes de rigueur accentuée que François
Hollande met actuellement en place en France. Le refus allemand de toute
inflation, l’obstination de Berlin à imposer à tous des programmes de désendettement
seraient la source de bien de nos difficultés, à en croire de nombreux observateurs
qui ne manquent pas une occasion de faire référence à l’histoire, à la grande
inflation des années vingt, à la montée du nazisme en plein cœur d’une crise de
1929 aggravée par les politiques récessives menées à l’époque par les
gouvernements conservateurs.
On
entend si souvent ce type de discours, que j’ai eu envie ce matin non pas de
prendre le contre-pied mais d’essayer de comprendre la position allemande.
Pourquoi, sans aller chercher du coté de souvenirs d’il y a plus de 80 ans, les
Allemands tiennent autant à ce que les pays d’Europe réduisent leur dette.
Quelles sont leurs « bonnes raisons » d’être collectivement aussi
intransigeants ? est-ce seulement, comme on le suggère volontiers ici ou
là, égoïsme de riches qui ne veulent pas payer pour les autres et refusent tout
effort de solidarité ? est-ce application de principes économiques désuets
de ce qu’on appelle l’ordo-libéralisme,
du nom d’un courant du libéralisme apparu en Allemagne dans les années
trente ? Ou y a-t-il derrières ces positions qui sont, encore une fois,
collectives, partagées par toute la classe politique allemande, de gauche comme
de droite, des raisons qui méritent qu’on s’y attarde ?
Un endettement qui inquiète les Allemands
Le mieux pour commencer cette investigation est d’aller
regarder du coté des chiffres, des statistiques et, d’abord, bien sûr, du coté
de l’endettement. C’est assez facile puisque Google met à notre disposition des
outils
qui permettent de comparer facilement l’endettement de différents pays
d’Europe. Et l’on s’aperçoit en les regardant de plusieurs choses. D’abord, et
ce sera peut-être une surprise pour certains, l’Allemagne est, elle aussi,
endettée, très endettée, elle l’était en 2011 à hauteur de 82% quand la France l’était
à hauteur de 85%. Cette dette ramenée à la population faisait que chaque Allemand
était endetté de près de 25 000€. Ensuite, quand on regarde de plus près les
chiffres sur la toute dernière période, on voit une cassure. Alors que pendant
des années les courbes de progression de l’endettement évoluaient de manière
très proche en France et en Allemagne, ces courbes se sont inversées en
2010 : l’endettement français a continué de progresser de manière très
rapide, il est passé en quelques mois de 85 à 91% du PIB aujourd’hui, tandis qu’il
a, toujours en % du PIB reculé en Allemagne. Cela tient à la meilleure santé de
l’économie allemande mais aussi à des politiques qui ont choisi de freiner une
dérive.
Cette politique porte un nom : le Schuldenbremse, le
frein à l’endettement voté en 2009 par les deux chambres, le Bundesrat et le
Bundestag, à une majorité des deux tiers. L’opinion allemande est donc dans sa
très grande majorité convaincue de la nécessité de freiner l’endettement. Mais
pourquoi ?
La presse française quand elle aborde ces questions insiste
sur la démographie allemande. Les Allemands seraient d’autant plus soucieux de
réduire leur endettement qu’ils connaissent mieux que d’autres leur
démographie. La réduction de la population ne peut évidemment qu’accroître la
charge de la dette pour leurs descendants. Soit, mais les Allemands que l’on
présente volontiers comme si égoïstes ne le seraient pas tant que cela
lorsqu’il s’agit de leurs descendants. Egoïstes pour les Grecs mais pas pour
leurs petits-enfants ? C’est possible, mais je ne suis pas certain que ce
soit très convaincant. Lorsque l’on est égoïste, on l’est en général pour
toujours.
Il y a, me semble-t-il, une autre explication. Les Allemands
ont tout récemment dû financer la réunification des deux Allemagne. Ils ont dû
payer pour les Allemands de l’Est. Et ils ont payé cher. Le jeu en valait sans
doute la chandelle mais beaucoup d’Allemands de l’Ouest en gardent de mauvais
souvenirs et, plus même que cela, une certaine amertume. Une amertume d’autant
plus vive que leur système fédéral est basé sur la solidarité, sur le transfert
de ressources des Etats, des länders les plus riches ou, si l’on préfère les
plus vertueux, vers les plus pauvres, ou s’il l’on préfère, les plus
dispendieux, les plus insouciants. L’Allemagne fonctionne sur le modèle de ce
que l’on appelle de l’autre coté du Rhin une Transferunion, une fédération
basée sur les transferts des länders riches vers ceux qui ont plus de
difficultés. Et ce n’est pas un vain mot, lorsque l’on regarde les chiffres :
la dette ramenée au citoyen est de 28 600€ par habitant dans le petit länder de
Brême et de seulement 2 200€ dans la Saxe. Les Allemands sont donc
particulièrement sensibles à ces écarts. Et s’ils ont accepté en 2009 si
massivement le Schuldenbremse, c’est qu’ils ont voulu éviter que ces écarts ne
se creusent jusqu’à devenir intenables.
Ce qui vaut pour l’Allemagne vaut pour l’Europe
Les Allemands ne sont pas les seuls à s’inquiéter de ces
trop gros écarts entre régions au sein d’un même pays. On retrouve ce même
phénomène un peu partout en Europe sauf, peut-être, pour des raisons
historiques en France.
Si aujourd’hui les Catalans manifestent avec tant de vigueur
pour leur indépendance c’est qu’ils ne veulent plus payer pour le reste de
l’Espagne. J’ai pris l’exemple de l’Espagne mais j’aurai pu prendre celui de la
Belgique. Le comportement des Allemands à l’égard des Grecs, des Portugais ou
des Espagnols n’est pas différent de celui des Catalans à l’égard des Espagnols
ou des Flamands à l’égard des Wallons.
Les Allemands ont tiré de leur expérience nationale une
conclusion qu’ils appliquent à l’Europe : on ne peut pas construire une
fédération dont tous les membres sont solidaires les uns des autres sans un
minimum de discipline budgétaire. Dit autrement : on ne peut pas demander
aux Allemands de payer pour aider les Grecs à se sortir de leurs difficultés si
ceux-ci ne font pas de réels efforts pour respecter des règles communes. Or,
cette discipline n’existait pas en Europe. Et toute leur politique n’a d’autre
objectif que de l’introduire. S’ils le font avec brutalité c’est peut-être
qu’ils sont maladroits, mais c’est aussi qu’ils savent que s’ils cèdent en
cette période de crise ils n’auront plus aucune chance d’imposer cette
discipline. Et que le développement de l’Europe en sera durablement fragilisé.
L’Europe est d’ores et déjà une fédération
On le voit, on est bien loin des discussions sur la bonne et
la mauvaise dette à la mode, tout le monde est d’accord pour dire que ce n’est
pas la même chose de s’endetter pour investir et de s’endetter pour payer les
dépenses courantes. Mais il s’agit moins de cela que de la construction de
l’Europe et de la vision qu’on en a.
Les Français même les plus européens restent attachés à
l’idée d’un Etat nation qui décide librement de son sort ; pour les
Allemands, l’Europe est déjà une fédération qui fonctionne sur un modèle qu’ils
comprennent en s’appuyant de leur expérience d’une République fédérale. Et ils
ont raison. L’Europe avec sa distribution des pouvoirs entre des institutions
supranationales indépendantes (banque centrale, cour de justice européenne), des
centres de pouvoir européens, commission, parlement européen, des Etats et des
régions est bien une fédération avec ses avantages et ses contraintes.
L’avantage principal de cette structure institutionnelle est
la liberté accrue qu’elle nous donne : chacun peut aller s’installer où il veut
en Europe pour travailler, payer ses impôts, acheter une résidence secondaire…
Mais cette liberté a un prix : la mise en concurrence des différents Etats
et régions.
Plusieurs économistes se sont intéressés à ces questions et ont
analysé l’impact de ce type d’organisation. Le premier à l’avoir fait de
manière systématique est Charles Tiebout dans un article publié en 1956.
Article dans lequel il fait la théorie du vote avec ses pieds. Et dans lequel
on trouve cette phrase :
Spatial mobility provides the local public-goods counterpart to the private market’s shoping trip.
Tiebout remarque que les dépenses des collectivités locales
sont plus importantes que celles de l’Etat central mais aussi qu’elles sont
décidées par les résidents locaux à l’occasion d’élections. Certains souhaitent
dépenser plus pour l’accueil des jeunes avec des écoles, des équipements
sportifs, des logements adaptés aux étudiants, d’autres plus pour, par exemple,
le confort des personnes âgées. Les parents d’enfants et d’adolescents iront,
explique-t-il, plutôt s’installer dans les municipalités qui ont investi dans
les services pour les jeunes, les personnes âgées s’installeront plutôt dans
celles qui ont multiplié les services pour les seniors. Je simplifie
naturellement beaucoup puisque cet article est en réalité une réponse technique
à un problème soulevé par un autre économiste, Paul Samuelson, mais il décrit
bien une certaine réalité. Des villes comme Rennes ou Rouen ont tout fait pour accueillir
correctement les étudiants, d’autres, comme Cannes ou Nice, ont plutôt mis
l’accent sur des services, comme la sécurité, qui attirent les retraités.
Il y a dans le modèle de Tiebout une autre idée qui éclaire
l’émiettement actuel des Etats nations qu’il s’agisse de l’Espagne, de l’Italie
ou de la Grande-Bretagne : plus, dit-il, il y a de municipalités entre
lesquelles choisir, plus le citoyen a de chance d’en trouver une qui correspond
à ses attentes. Or, c’est bien ce vers quoi nous nous dirigeons aujourd’hui
avec cet émiettement des Etats que l’on observe partout en Europe et qui donne
aux dirigeants de ces entités plus petites la possibilité de se démarquer de
leurs voisines.
Plus près de nous, Barry
Weissman et quelques autres économistes se sont interrogés sur le rôle de la
décentralisation dans les succès économiques de la Chine. Aussi étrange que
cela puisse paraître ils expliquent ceux-ci par la structure fédérale de la
Chine qui donne aux entrepreneurs chinois la possibilité de mettre en
concurrence les différentes régions et de choisir celles qui leur offrent l’environnement
le plus favorable d’abord et surtout en matière de respect des droits de
propriété. La structure fédérale aurait, à les entendre, rendu beaucoup plus
difficiles les comportements de prédation des autorités politiques. Tout
simplement parce que le responsable local qui aurait voulu, par exemple,
s’approprier les richesses des entreprises risquait de voir celles émigrer vers
les régions plus clémentes.
Il s’agit là encore, on l’a compris, d’un modèle théorique.
Dans la pratique les autorités chinoises se montrent un peu partout corrompues,
mais ces analyses ont le mérite de souligner que la structure fédérale, parce
qu’elle met en concurrence des entités, régions, états… entre lesquels les
individus peuvent librement circuler, impose une certaine discipline aux
dirigeants politiques : ils ne peuvent pas faire n’importe quoi. Il leur
faut respecter un certain nombre de règles qui protègent les citoyens contre
les excès du pouvoir au risque de les voir tout simplement déménager.
Imaginons, pour ne prendre qu’un exemple, qu’une région à
l’intérieur d’un Etat fédéral se mette à torturer ses citoyens, les plus
menacés auraient vite fait d’aller s’installer pour travailler et vivre dans
une région voisine. Ils y seraient accueilli sans le moindre problème. Dans un
Etat nation traditionnel, avec des frontières difficiles à traverser ce serait
plus difficile : l’Espagnol qui s’installait du temps de Franco en France
pour échapper à la dictature était un réfugié politique, celui qui s’installe
aujourd’hui en France pour travailler est un européen mobile, un
« europatrié ».
Ce que les politiques perdent d’un coté, les citoyens le
gagnent de l’autre.
L’Europe est-elle démocratique ?
Tout ceci pourrait n’être que théorie, mais c’est bien ce
qui se passe en réalité. Si nos rues sont pleines aujourd’hui de roms, c’est
qu’ils sont victimes d’ostracisme et de racisme dans leur pays d’origine,
notamment de la Roumanie. Et comme ils bénéficient, du fait de leur citoyenneté
européenne, de la liberté de circuler, ils peuvent venir s’installer ailleurs.
Leur vie chez nous est extrêmement difficile mais ils échappent aux expéditions
punitives de gangs racistes qui les attaquent régulièrement chez eux. Aujourd’hui
les roms qui s’installent chez nous ne peuvent pas, du fait de règlements
absurdes, travailler, ce qui rend leur situation particulièrement difficile,
mais il est probable que s’ils pouvaient le faire, on en verrait moins dans les
rues. On observera, d’ailleurs, que l’une des conséquences de l’appartenance de
la Roumanie à l’Europe est que régulièrement les autorités européennes et les
dirigeants des autres membres de l’Union rappellent ses gouvernements au
respect des valeurs communes. Il y a quelques semaines Laurent Fabius et Manuel
Valls sont allés à Bucarest pour cela, et pour rien d’autre. Ils y ont été mal
reçus mais le gouvernement roumain n’a pas contesté leur légitimité à le faire,
ce qui aurait été le cas s’ils n’avaient été membres de l’UE.
Des analyses de ce type invitent à revoir avec prudence
toutes les déclarations sur le manque de démocratie de l’Europe. L’Europe telle
qu’elle fonctionne n’est certainement pas démocratique au sens traditionnel,
mais elle nous propose un modèle dans lequel les citoyens sont mieux protégés
des exactions des dirigeants qu’ils ne seraient dans un Etat fermé.
J’ai pris là des exemples sur les libertés publiques, mais
les économistes que je citais tout à l’heure insistent plutôt sur les libertés
économiques ; et c’est là qu’ils rejoignent les critiques de l’Europe à la
Mélenchon et qu’ils apportent de l’eau au moulin des anti-européens à la mode
PC. Parce qu’elles mettent en concurrence différents Etats tout en assurant une
parfaite mobilité des citoyens, les fédérations protègent les droits de
propriété et évitent les réglementations qui font trop de tort aux
investisseurs et aux entreprises : l’Etat qui voudrait mener des
politiques trop hostiles aux entreprises verraient rapidement ses forces vives
aller s’installer dans les Etats voisins plus cléments. En ce sens, la
fédération est, de par sa structure même, plutôt propice à des politiques de
type libéral. Ce n’est pas parce que les conservateurs sont au pouvoir en
Allemagne et dans d’autres pays que l’Europe serait libérale, mais bien parce
qu’elle fonctionne sur un mode fédéral qui freine les politiques trop
dirigistes.
Cette thèse gagnerait naturellement à être nuancée, mais
comment ne pas en voir une illustration dans ce qui se passe aujourd’hui avec
l’évasion fiscale : les Etats qui ont, comme la France, des politiques
fiscales trop sévères pour les plus riches voient ceux-ci s’installer dans les
Etats voisins. Cela ne leur coûte rien puisque chacun peut s’installer où il souhaite
au sein de la communauté européenne. Et c’est sans doute un frein que risque de
rencontrer François Hollande dans sa politique fiscale, sauf à penser qu’il
réussisse à convaincre nos voisins de mener des politiques fiscales comparables.
Les bonnes raisons allemandes pourraient aussi être les nôtres
Les Allemands ont donc de bonnes raisons de se comporter
comme ils font. Des raisons que nous gagnerions à comprendre ne serait-ce que
pour leur donner des gages qui nous permettraient d’alléger la contrainte
budgétaire qui conduit à l’austérité. Des raisons que le principe de réalité
devrait nous inciter à faire nôtres dés lors que nous sommes entrés depuis de
nombreuses années, depuis que nous avons un marché commun, une monnaie commune,
une banque européenne et un espace sans frontières, dans ce qui est en réalité
une fédération. Plutôt que de nous voiler la face, comme nous faisons trop
souvent sur cette réalité, nous devrions tout faire pour que cette fédération inscrive
nos valeurs, nos mécanismes de protection sociale au nombre des règles qui
s’imposent à tous.http://www.dissonancesx90x.net//Federalisme.mp3
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