L’imposition des hauts salaires sera efficace
L’idée
de François Hollande d’introduire un taux d’imposition de 75% pour les
rémunérations supérieures à million
d’euros a suscité beaucoup d’oppositions tant à droite que du coté du MEDEF,
des dirigeants d’entreprises, des comédiens, des joueurs de football et de
tennis et autres chanteurs aux revenus très élevés. Je laisserai de coté les
sportifs, les comédiens et chanteurs qui vivent sur des marchés très
spécifiques où quelques agents accaparent l’essentiel des richesses produites
pour ne parler que des entreprises. Est-il vrai que cette nouvelle imposition
peut leur faire du tort ?
Les
partisans de la mesure soulignent que ce taux n’a rien d’extravagant, que très
longtemps jusqu’aux années Thatcher et Reagan, des taux voisins étaient
appliqués aux Etats-Unis. Ses adversaires soulignent que la situation a changé,
que nous sommes entrés dans une économie globale et avancent deux critiques majeures :
- d’une
part, disent-il, cela ne rapportera pas beaucoup et c’est donc une mesure
plus symbolique que véritablement économique,
- d’autre
part, ajoutent-ils, cela peut porter un coup fatal à l’économie française en
incitant des entreprises à délocaliser leurs sièges sociaux et en rendant plus
difficile le recrutement de dirigeants de qualité.
C’est
ce dernier point que je voudrais examiner aujourd’hui : est-il vrai que
cet impôt peut réduire un peu plus la compétitivité des entreprises
françaises ? Et pour cela, je me propose, d’abord, de regarder du coté de
la théorie économique.
Que disent les économistes ?
Trois grandes thèses dominent la réflexion sur les
rémunérations chez les économistes. Celle du salaire d’efficience, développée
par Akerloff qui s’inspire de la théorie du don de Marcel Mauss, celle des tournois, développée au début des années 80 par Lazear et Rozen et celle de
l’agence développée, quelques années plus tôt, par Jensen et Meckling.
Pour la théorie des tournois, les écarts de salaires entre niveaux
hiérarchiques incitent les salariés à faire des efforts. Une entreprise dans
laquelle tout le monde serait payé de la même manière serait, à leurs yeux,
bien peu performante. La dispersion salariale à l’intérieur d’une firme
favorise donc sa productivité. Idée somme toute simple et qui paraît, a priori,
peu contestable. Mais comme souvent, le diable est dans le détail. Cette
dispersion peut être obtenue de plusieurs manières : par la promotion, par
des primes, par l’ancienneté. Depuis des décennies, les spécialistes des
ressources humaines discutent de ces questions. On sait qu’ils ont, pour la
plupart, abandonné les mécanismes liés à l’ancienneté pour lui préférer des
modes de calcul basés sur les performances. Ce qui ne va d’ailleurs pas de
soi : faut-il mesurer une performance individuelle, comme le suggère cette
thèse des tournois, ou une performance collective ?
Autre difficulté qui nous ramène à notre sujet : de
quelle taille doivent être ces écarts ? Faut-il qu’ils soient
importants ? Et si c’est le cas, de combien ? Dans un article publié
en 1986 (Salaries
and piece rates), Lazear suggère que
des écarts élevés sont plus incitatifs que des écarts faibles. Thèse qui a probablement
contribué à aveugler les théoriciens de l’agence sur l’un des effets pervers de
leur système.
Pour ces théoriciens qui distinguaient au sein d’une firme
deux types d’acteurs, le principal, propriétaire des moyens de production,
l’actionnaire en somme, et l’agent, les managers et salariés chargés de mettre
en œuvre ces moyens de production, il était urgent dans les années 70 de rendre
le pouvoir aux actionnaires que le management des grands groupes, ce que
Galbraith appelait la technostructure, avait pris la mauvaise habitude de
négliger. Leur solution a donc consisté à lier de manière plus étroite les
rémunérations des dirigeants au cours de la bourse. Cela s’est fait grâce à
toute une série d’instruments, primes, bonus, distribution gratuites d’actions,
options d’achats ou stock-options sur des actions… tous mécanismes qui ont
conduit à l’explosion de leurs salaires à laquelle on a assisté ces dernières
années et que l’imposition à 75% des revenus au delà de 1 million vise
justement à casser.
Un système de prédation au sommet des grandes entreprises
Si j’ai commencé par ce rappel de la théorie économique c’est
pour expliquer pourquoi tant d’économistes ont consacré tant de temps à
justifier des écarts de salaires extravagants et les mécanismes qui les
produisaient. Car, il faut le dire, les bibliothèques universitaires sont
pleines d’articles qui justifient ce qui paraît au sens commun extravagant.
S’ils
avaient regardé d’un peu plus près ce qui se passe effectivement dans les
instances qui décident des rémunérations des dirigeants, ces économistes
auraient sans doute vu les choses d’une autre manière. Ils auraient, d’abord,
observé que les rémunérations des dirigeants progressent même lorsque les
résultats de leur entreprise, résultats économiques et performances boursières,
dégringolent.
Ils
auraient également observé que les instances chargées de définir les rémunérations
des dirigeants ne se contentent pas d’attribuer des salaires, elles calculent
également leurs primes en cas de départ, volontaire ou pas, leurs retraites
complémentaires, leurs retraites chapeaux, tous éléments qui font régulièrement
débat et scandale. Il s’agit en général de sommes considérables. On se souvient
du cas Vinci dont le Président, Antoine Zacharias était parti avec un parachute
doré de 12,8 millions d'euros et une retraite-chapeau d’un peu plus de 2,1
millions d'euros par an qui viennent, bien sûr, s’ajouter aux salaires très
conséquents qu’il avait perçus pendant ses années d’activité. On a moins parlé
de celle de son successeur, Yves Thibault de Silguy parti à la retraite au bout
de quatre ans de travail avec 15 millions d’euros, ce qui montre que le
problème n’est pas seulement lié à la personnalité particulièrement avide de
tel ou tel. C’est tout un système de prédation qui s’est mis en place au sommet
de beaucoup de grandes entreprises cotées.
Un
système qui va à l’encontre de l’intérêt même de l’entreprise et de ses
actionnaires. On peut légitimement se demander en quoi la promesse d’une
retraite faramineuse peut inciter un dirigeant à prendre les décisions qui
amèneront l’entreprise à se développer dans le futur, quand il ne sera plus là.
On peut même à l’inverse craindre que n’ayant plus à se soucier du futur il
prenne des décisions qui améliorent immédiatement les résultats au risque de
mettre plus tard l’entreprise en danger ?
Ce
n’est pas un hasard si l’on voit de plus en plus souvent des actionnaires
protester et se révolter. Ces protestations sont d’autant plus vives que la
transparence n’est pas, en la matière, la première vertu des grandes
entreprises. Dans un rapport publié en 2009, l’Autorité des
marchés financiers, l’AMF soulignait que « l’information fournie relative au montant des droits potentiels ouverts
et aux conditions requises est trop souvent absentes » et ajoutait que
seulement la moitié des sociétés
attribuant des options et 60% de celles attribuant des actions gratuites
mentionnent l’existence de conditions de performance. Autant dire que l’idée
que ces rémunérations extravagantes sont liées aux performances est une
plaisanterie.
Des écarts de rémunération trop importants sont
contre-productifs
Dire que ces rémunérations ne sont pas, dans la plupart des
cas, liées aux performances ne met pas forcément en cause la théorie des
tournois. L’AMF que je citais à l’instant ne la met d’ailleurs pas en doute qui
demande que les entreprises pratiquent la transparence qui donne aux
actionnaires la possibilité de contrôler la corrélation entre rémunérations et
performances.
On voit en fait se dessiner dans le monde patronal deux
positions : celle des partisans du statu quo qui veulent qu’on ne touche à
rien, celle de l’AMF et des associations d’actionnaires qui souhaitent que l’on
renforce le lien entre rémunération et performances sans cependant remettre en cause
le principe même des rémunérations très élevées. C’est en ce sens que l’on peut comprendre l’attitude
paradoxale de Maurice Levy, le patron de Publicis, qui a reçu un bonus 16
millions d’euros après avoir critiqué les salaires trop élevés de certains de
ses confrères.
Reste que l’on peut, que l’on doit s’interroger sur cette
logique des tournois. Est-il vrai que la dispersion salariale, surtout si elle
est importante, favorise les performances de l’entreprise ?
Cela ne va pas de soi. Les premiers à s’en inquiéter ont
d’ailleurs été ses théoriciens qui ont évoqué deux risques :
- celui, d’abord, de la collusion : les
salariés peuvent se mettre d’accord pour détourner le système et pénaliser ceux
qui voudraient faire des efforts pour obtenir promotions et primes. C’est un
mécanisme classique que l’on connaît bien dans les usines et mieux encore dans
les écoles où il n’est pas rare de voir les élèves punir les bûcheurs, ceux qui
en font trop ;
- celui, ensuite, du sabotage. On peut améliorer
ses performances de deux façons, en faisant des efforts ou en sabotant ceux de
ses collègues. Sabotage est un mot fort, mais il peut prendre des formes
douces, discrètes, presque invisibles. Ne pas donner une information à un
collègue peut lui nuire sans que personne ne s’en rende compte.
On peut évoquer d’autres inconvénients. Et, d’abord, le
sentiment d’injustice. Quelques auteurs ont avancé que des écarts de salaires
trop élevés ont un effet contre-productif dans la mesure où ils créeraient du
mécontentement chez les salariés, mécontentement qui les conduirait à limiter
leurs efforts. C’est ce que l’on appelle la théorie de l’aversion pour
l’inégalité développée à la fin des années 90 par deux économistes autrichiens
qui travaillent en Suisse, Ernst Fehr et Klaus Schmidt. Ils ont montré dans
différents travaux basés sur des expériences que nous avions collectivement
tendance à éviter les inégalités trop marquées et à punir ce qui les génère. Leur
argument explique très bien les mécanismes de collusion que je signalais à
l’instant. Ils peuvent également susciter un détachement de l’entreprise, un
désengagement aggravé lorsque l’on observe que les dirigeants qui ont failli
partent avec des primes considérable tandis que les salariés qui ont fait des
efforts sont à peine récompensé.
S’appuyant sur ces thèses, Olubunmi Faleye a montré, à
partir des données d’un peu plus de 3000 entreprises américaines, qu’une trop
grande disparité salariale entre les dirigeants et les salariés réduisait la productivité
de l’entreprise (The
Effect of Executive-Employee Pay Disparity on Labor Productivity). Son
article date de 2010 et n’a pas encore fait l’objet d’une publication dans une
revue à comité de lecture, ses résultats demandent donc à être confirmés, mais
des travaux plus récents menés sur des données coréennes vont dans le même
sens. Dans un article mis en circulation en avril dernier, Jeonh-Hoon Hyun et
ses collègues de l’université de Séoul obtiennent des résultats similaires. Résultats
qui confirment ceux, plus anciens, de Cowerdh et Levine qui avaient mis en
évidence les effets négatifs d’une trop grande disparité salariale sur la
qualité (Product
Quality and Pay Equity Between Lower-Level Employees and Top Management: An
Investigation of Distributive Justice Theory). Et on peut penser que l’on va voir se
multiplier dans les mois et années qui viennent des travaux qui confirment
qu’un trop grand écart salarial réduit la productivité.
Aversion pour l’inégalité ou émergence d’une aristocratie
managériale plus cupide que compétente ?
La plupart des travaux que je viens de citer insistent sur
cette notion d’injustice. Cette thèse est séduisante. Et nous pouvons tous
témoigner combien l’injustice nous met en colère. Il est vrai que l’on entend
les salariés se plaindre lorsqu’ils voient un collègue recevoir une prime ou
une augmentation qu’ils pensaient également mériter. Il n’est pas rare, dans
ces circonstances, de les entendre expliquer : « puisqu’il en est
ainsi, je ne ferai plus d’efforts ».
Une trop grande inégalité de rémunération entre collègues qui
travaillent ensemble est certainement contre-productive. Les directions des
ressources humaines le savent, d’ailleurs, bien qui tendent d’en corriger les
effets. Dans beaucoup d’entreprises, on préfère pour ce motif les primes
collectives aux primes individuelles, les primes d’équipe qui permettent de
récompenser tous ceux qui travaillent ensemble. Mais, ce qui est vrai d’une
équipe l’est-il d’une entreprise ? des écarts de salaires entre collègues
peuvent mettre très en colère. Je ne suis pas certain que des écarts entre les
rémunérations des salariés et ceux de leur direction générale qu’ils ne
connaissent pas aient les mêmes effets.
La plupart des salariés ignorent d’ailleurs ce que gagnent
leurs dirigeants, même lorsque l’information est publiée. Rares sont ceux qui
lisent les annexes financières des rapports d’activité.
Si ce n’est donc l’injustice, qu’est-ce donc qui pourrait
expliquer cette dégradation de la productivité de l’entreprise lorsque les
écarts de rémunération entre les dirigeants et les salariés sont trop
élevés ?
Il me semble que l’on pourrait chercher une réponse en
regardant du coté de la formation des élites managériales et en empruntant à
Bourdieu le concept d’habitus. Tous les dirigeants des grandes entreprises n’ont
pas la même histoire, certains, plus nombreux qu’on ne pense, sont des
héritiers, d’autres sont recrutés dans la haute administration pour leurs
contacts, leurs relations. D’autres encore, et c’est de plus en plus souvent le
cas, sont recrutés à la sortie de grandes écoles et sont préparés par les
entreprises aux plus hautes fonctions. Il s’agit de jeunes gens brillants que
les entreprises identifient très tôt comme de hauts potentiels auxquels elles
offrent des parcours rapides leur permettant d’occuper en quelques années de
nombreux postes et de monter vite dans la hiérarchie. Du fait de cette rapidité
ces jeunes gens, restent peu de temps en poste, assez pour maîtriser les
problématiques d’un métier, d’une fonction, maîtrise qui leur sera utile plus
tard lorsqu’ils auront rejoint les hautes sphères, mais trop peu pour mesurer
les effets des décisions qu’ils prennent. Tout simplement parce qu’ils sont
partis avant même qu’elles aient eu le temps de donner leur plein effet.
Ce type de formation des élites est tout à fait méritocratique
puisque l’on sélectionne à l’entrée ceux qui ont les meilleurs diplômes et qu’à
chaque étape on fait un tri entre ceux qui continueront de monter dans la
hiérarchie et ceux qui auront des carrières plus lentes. Cette fabrique
développe, chez les heureux élus, des habitudes, des manières d’être, ce que
Bourdieu appelait des habitus qui, arrivés, au sommet, favorisent des
comportements qui peuvent conduire à la cupidité mais aussi à l’inefficacité.
Première de ces manières d’être : l’indifférence
aristocratique aux autres. On a été choisi parce qu’on était le meilleur, le
plus brillant et l’on continue d’être préféré parce que l’on a été le meilleur.
Tous les avantages qui vous sont accordés sont de ce fait légitimes et justifiés.
Les différences, qu’il s’agisse d’écarts de statut ou de rémunération, sont naturelles
et l’on ne voit pas pourquoi quiconque pourrait s’en offusquer.
Cette indifférence aux autres basée sur la performance
individuelle favorise l’individualisme : la performance est forcément personnelle,
individuelle. Elle tient aux qualités de chacun beaucoup plus qu’à un effort
collectif.
Cette indifférence aux autres est renforcée par les épreuves
que l’on impose à ces jeunes gens. L’une de celles-ci, courante en période de
crise, consiste à leur demander de licencier des collaborateurs dont ils sont
proches. Ils peuvent être tentés de se rebeller contre une décision qu’on leur
demande d’exécuter, ils peuvent éprouver de la mauvaise conscience mais leur
montée dans la hiérarchie est à ce prix. Ne progressent que ceux qui savent se
trouver de bonnes raisons de faire ce qu’on leur demande même si cela va à
l’encontre de leurs convictions morales intimes.
Dernière caractéristique, enfin, de ces carrières : le développement
du sentiment d’irresponsabilité. Les dirigeants qui sont formés de la sorte,
restent très peu de temps au même poste. Ils ne supportent donc jamais les
conséquences de leurs actes, de leurs décisions, ce sont leurs successeurs qui
doivent corriger les erreurs. Ils sont, en un mot, irresponsables et cela leur
reste toute leur carrière. Si l’entreprise rencontre des difficultés, ce n’est
jamais de leur faute !
Si cette analyse est correcte, ce n’est donc pas le
sentiment d’injustice qui expliquerait qu’une trop grande inégalité salariale
conduit à une baisse la productivité, mais le mécanisme de formation des dirigeants qui fabrique des élites tout à la fois arrogantes et convaincues d’avoir droit
à des rémunérations élevées et irresponsables.
Un taux d’imposition élevé ne réglera pas tout, mais…
Que penser dans ce contexte, et pour conclure cette
chronique, de cet impôt sur les hauts salaires que veut introduire François
Hollande ? On peut déjà être rassuré sur un point : il ne va avoir
aucun des effets catastrophiques qu’annoncent ses adversaires. Il va réduire
les inégalités salariales. Si celles-ci ont l’effet qu’annoncent les
théoriciens de l’aversion pour l’inégalité, il contribuera à améliorer la
productivité des entreprises, si celles-ci sont plutôt liées, comme je le
crois, à la formation des élites et aux habitus qu’elles développent, il aura,
au pire, un effet neutre sur l’entreprise. Dans tous les cas, c’est plutôt une
bonne décision et pas seulement parce que cela amènera un peu plus d’argent
dans les caisses de l’Etat.
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