Les chroniques économiques de Bernard Girard

5.6.12

L’imposition des hauts salaires sera efficace




L’idée de François Hollande d’introduire un taux d’imposition de 75% pour les rémunérations supérieures à  million d’euros a suscité beaucoup d’oppositions tant à droite que du coté du MEDEF, des dirigeants d’entreprises, des comédiens, des joueurs de football et de tennis et autres chanteurs aux revenus très élevés. Je laisserai de coté les sportifs, les comédiens et chanteurs qui vivent sur des marchés très spécifiques où quelques agents accaparent l’essentiel des richesses produites pour ne parler que des entreprises. Est-il vrai que cette nouvelle imposition peut leur faire du tort ?

Les partisans de la mesure soulignent que ce taux n’a rien d’extravagant, que très longtemps jusqu’aux années Thatcher et Reagan, des taux voisins étaient appliqués aux Etats-Unis. Ses adversaires soulignent que la situation a changé, que nous sommes entrés dans une économie globale et avancent deux critiques majeures :
d’une part, disent-il, cela ne rapportera pas beaucoup et c’est donc une mesure plus symbolique que véritablement économique,
 d’autre part, ajoutent-ils, cela peut porter un coup fatal à l’économie française en incitant des entreprises à délocaliser leurs sièges sociaux et en rendant plus difficile le recrutement de dirigeants de qualité.

C’est ce dernier point que je voudrais examiner aujourd’hui : est-il vrai que cet impôt peut réduire un peu plus la compétitivité des entreprises françaises ? Et pour cela, je me propose, d’abord, de regarder du coté de la théorie économique.

Que disent les économistes ?
Trois grandes thèses dominent la réflexion sur les rémunérations chez les économistes. Celle du salaire d’efficience, développée par Akerloff qui s’inspire de la théorie du don de Marcel Mauss, celle des tournois, développée au début des années 80 par Lazear et Rozen et celle de l’agence développée, quelques années plus tôt, par Jensen et Meckling.

Pour la théorie des tournois, les écarts de salaires entre niveaux hiérarchiques incitent les salariés à faire des efforts. Une entreprise dans laquelle tout le monde serait payé de la même manière serait, à leurs yeux, bien peu performante. La dispersion salariale à l’intérieur d’une firme favorise donc sa productivité. Idée somme toute simple et qui paraît, a priori, peu contestable. Mais comme souvent, le diable est dans le détail. Cette dispersion peut être obtenue de plusieurs manières : par la promotion, par des primes, par l’ancienneté. Depuis des décennies, les spécialistes des ressources humaines discutent de ces questions. On sait qu’ils ont, pour la plupart, abandonné les mécanismes liés à l’ancienneté pour lui préférer des modes de calcul basés sur les performances. Ce qui ne va d’ailleurs pas de soi : faut-il mesurer une performance individuelle, comme le suggère cette thèse des tournois, ou une performance collective ?

Autre difficulté qui nous ramène à notre sujet : de quelle taille doivent être ces écarts ? Faut-il qu’ils soient importants ? Et si c’est le cas, de combien ? Dans un article publié en 1986 (Salaries and piece rates), Lazear  suggère que des écarts élevés sont plus incitatifs que des écarts faibles. Thèse qui a probablement contribué à aveugler les théoriciens de l’agence sur l’un des effets pervers de leur système.

Pour ces théoriciens qui distinguaient au sein d’une firme deux types d’acteurs, le principal, propriétaire des moyens de production, l’actionnaire en somme, et l’agent, les managers et salariés chargés de mettre en œuvre ces moyens de production, il était urgent dans les années 70 de rendre le pouvoir aux actionnaires que le management des grands groupes, ce que Galbraith appelait la technostructure, avait pris la mauvaise habitude de négliger. Leur solution a donc consisté à lier de manière plus étroite les rémunérations des dirigeants au cours de la bourse. Cela s’est fait grâce à toute une série d’instruments, primes, bonus, distribution gratuites d’actions, options d’achats ou stock-options sur des actions… tous mécanismes qui ont conduit à l’explosion de leurs salaires à laquelle on a assisté ces dernières années et que l’imposition à 75% des revenus au delà de 1 million vise justement à casser.

Un système de prédation au sommet des grandes entreprises
Si j’ai commencé par ce rappel de la théorie économique c’est pour expliquer pourquoi tant d’économistes ont consacré tant de temps à justifier des écarts de salaires extravagants et les mécanismes qui les produisaient. Car, il faut le dire, les bibliothèques universitaires sont pleines d’articles qui justifient ce qui paraît au sens commun extravagant.

S’ils avaient regardé d’un peu plus près ce qui se passe effectivement dans les instances qui décident des rémunérations des dirigeants, ces économistes auraient sans doute vu les choses d’une autre manière. Ils auraient, d’abord, observé que les rémunérations des dirigeants progressent même lorsque les résultats de leur entreprise, résultats économiques et performances boursières, dégringolent.

Ils auraient également observé que les instances chargées de définir les rémunérations des dirigeants ne se contentent pas d’attribuer des salaires, elles calculent également leurs primes en cas de départ, volontaire ou pas, leurs retraites complémentaires, leurs retraites chapeaux, tous éléments qui font régulièrement débat et scandale. Il s’agit en général de sommes considérables. On se souvient du cas Vinci dont le Président, Antoine Zacharias était parti avec un parachute doré de 12,8 millions d'euros et une retraite-chapeau d’un peu plus de 2,1 millions d'euros par an qui viennent, bien sûr, s’ajouter aux salaires très conséquents qu’il avait perçus pendant ses années d’activité. On a moins parlé de celle de son successeur, Yves Thibault de Silguy parti à la retraite au bout de quatre ans de travail avec 15 millions d’euros, ce qui montre que le problème n’est pas seulement lié à la personnalité particulièrement avide de tel ou tel. C’est tout un système de prédation qui s’est mis en place au sommet de beaucoup de grandes entreprises cotées.

Un système qui va à l’encontre de l’intérêt même de l’entreprise et de ses actionnaires. On peut légitimement se demander en quoi la promesse d’une retraite faramineuse peut inciter un dirigeant à prendre les décisions qui amèneront l’entreprise à se développer dans le futur, quand il ne sera plus là. On peut même à l’inverse craindre que n’ayant plus à se soucier du futur il prenne des décisions qui améliorent immédiatement les résultats au risque de mettre plus tard l’entreprise en danger ?

Ce n’est pas un hasard si l’on voit de plus en plus souvent des actionnaires protester et se révolter. Ces protestations sont d’autant plus vives que la transparence n’est pas, en la matière, la première vertu des grandes entreprises. Dans un rapport publié en 2009, l’Autorité des marchés financiers, l’AMF soulignait que « l’information fournie relative au montant des droits potentiels ouverts et aux conditions requises est trop souvent absentes » et ajoutait que  seulement la moitié des sociétés attribuant des options et 60% de celles attribuant des actions gratuites mentionnent l’existence de conditions de performance. Autant dire que l’idée que ces rémunérations extravagantes sont liées aux performances est une plaisanterie. 

Des écarts de rémunération trop importants sont contre-productifs
Dire que ces rémunérations ne sont pas, dans la plupart des cas, liées aux performances ne met pas forcément en cause la théorie des tournois. L’AMF que je citais à l’instant ne la met d’ailleurs pas en doute qui demande que les entreprises pratiquent la transparence qui donne aux actionnaires la possibilité de contrôler la corrélation entre rémunérations et performances.

On voit en fait se dessiner dans le monde patronal deux positions : celle des partisans du statu quo qui veulent qu’on ne touche à rien, celle de l’AMF et des associations d’actionnaires qui souhaitent que l’on renforce le lien entre rémunération et performances sans cependant remettre en cause le principe même des rémunérations très élevées.  C’est en ce sens que l’on peut comprendre l’attitude paradoxale de Maurice Levy, le patron de Publicis, qui a reçu un bonus 16 millions d’euros après avoir critiqué les salaires trop élevés de certains de ses confrères.

Reste que l’on peut, que l’on doit s’interroger sur cette logique des tournois. Est-il vrai que la dispersion salariale, surtout si elle est importante, favorise les performances de l’entreprise ?

Cela ne va pas de soi. Les premiers à s’en inquiéter ont d’ailleurs été ses théoriciens qui ont évoqué deux risques :
celui, d’abord, de la collusion : les salariés peuvent se mettre d’accord pour détourner le système et pénaliser ceux qui voudraient faire des efforts pour obtenir promotions et primes. C’est un mécanisme classique que l’on connaît bien dans les usines et mieux encore dans les écoles où il n’est pas rare de voir les élèves punir les bûcheurs, ceux qui en font trop ;
celui, ensuite, du sabotage. On peut améliorer ses performances de deux façons, en faisant des efforts ou en sabotant ceux de ses collègues. Sabotage est un mot fort, mais il peut prendre des formes douces, discrètes, presque invisibles. Ne pas donner une information à un collègue peut lui nuire sans que personne ne s’en rende compte.

On peut évoquer d’autres inconvénients. Et, d’abord, le sentiment d’injustice. Quelques auteurs ont avancé que des écarts de salaires trop élevés ont un effet contre-productif dans la mesure où ils créeraient du mécontentement chez les salariés, mécontentement qui les conduirait à limiter leurs efforts. C’est ce que l’on appelle la théorie de l’aversion pour l’inégalité développée à la fin des années 90 par deux économistes autrichiens qui travaillent en Suisse, Ernst Fehr et Klaus Schmidt. Ils ont montré dans différents travaux basés sur des expériences que nous avions collectivement tendance à éviter les inégalités trop marquées et à punir ce qui les génère. Leur argument explique très bien les mécanismes de collusion que je signalais à l’instant. Ils peuvent également susciter un détachement de l’entreprise, un désengagement aggravé lorsque l’on observe que les dirigeants qui ont failli partent avec des primes considérable tandis que les salariés qui ont fait des efforts sont à peine récompensé.

S’appuyant sur ces thèses, Olubunmi Faleye a montré, à partir des données d’un peu plus de 3000 entreprises américaines, qu’une trop grande disparité salariale entre les dirigeants et les salariés réduisait la productivité de l’entreprise (The Effect of Executive-Employee Pay Disparity on Labor Productivity). Son article date de 2010 et n’a pas encore fait l’objet d’une publication dans une revue à comité de lecture, ses résultats demandent donc à être confirmés, mais des travaux plus récents menés sur des données coréennes vont dans le même sens. Dans un article mis en circulation en avril dernier, Jeonh-Hoon Hyun et ses collègues de l’université de Séoul obtiennent des résultats similaires. Résultats qui confirment ceux, plus anciens, de Cowerdh et Levine qui avaient mis en évidence les effets négatifs d’une trop grande disparité salariale sur la qualité (Product Quality and Pay Equity Between Lower-Level Employees and Top Management: An Investigation of Distributive Justice Theory).  Et on peut penser que l’on va voir se multiplier dans les mois et années qui viennent des travaux qui confirment qu’un trop grand écart salarial réduit la productivité.

Aversion pour l’inégalité ou émergence d’une aristocratie managériale plus cupide que compétente ?
La plupart des travaux que je viens de citer insistent sur cette notion d’injustice. Cette thèse est séduisante. Et nous pouvons tous témoigner combien l’injustice nous met en colère. Il est vrai que l’on entend les salariés se plaindre lorsqu’ils voient un collègue recevoir une prime ou une augmentation qu’ils pensaient également mériter. Il n’est pas rare, dans ces circonstances, de les entendre expliquer : « puisqu’il en est ainsi, je ne ferai plus d’efforts ».

Une trop grande inégalité de rémunération entre collègues qui travaillent ensemble est certainement contre-productive. Les directions des ressources humaines le savent, d’ailleurs, bien qui tendent d’en corriger les effets. Dans beaucoup d’entreprises, on préfère pour ce motif les primes collectives aux primes individuelles, les primes d’équipe qui permettent de récompenser tous ceux qui travaillent ensemble. Mais, ce qui est vrai d’une équipe l’est-il d’une entreprise ? des écarts de salaires entre collègues peuvent mettre très en colère. Je ne suis pas certain que des écarts entre les rémunérations des salariés et ceux de leur direction générale qu’ils ne connaissent pas aient les mêmes effets.

La plupart des salariés ignorent d’ailleurs ce que gagnent leurs dirigeants, même lorsque l’information est publiée. Rares sont ceux qui lisent les annexes financières des rapports d’activité.

Si ce n’est donc l’injustice, qu’est-ce donc qui pourrait expliquer cette dégradation de la productivité de l’entreprise lorsque les écarts de rémunération entre les dirigeants et les salariés sont trop élevés ?

Il me semble que l’on pourrait chercher une réponse en regardant du coté de la formation des élites managériales et en empruntant à Bourdieu le concept d’habitus. Tous les dirigeants des grandes entreprises n’ont pas la même histoire, certains, plus nombreux qu’on ne pense, sont des héritiers, d’autres sont recrutés dans la haute administration pour leurs contacts, leurs relations. D’autres encore, et c’est de plus en plus souvent le cas, sont recrutés à la sortie de grandes écoles et sont préparés par les entreprises aux plus hautes fonctions. Il s’agit de jeunes gens brillants que les entreprises identifient très tôt comme de hauts potentiels auxquels elles offrent des parcours rapides leur permettant d’occuper en quelques années de nombreux postes et de monter vite dans la hiérarchie. Du fait de cette rapidité ces jeunes gens, restent peu de temps en poste, assez pour maîtriser les problématiques d’un métier, d’une fonction, maîtrise qui leur sera utile plus tard lorsqu’ils auront rejoint les hautes sphères, mais trop peu pour mesurer les effets des décisions qu’ils prennent. Tout simplement parce qu’ils sont partis avant même qu’elles aient eu le temps de donner leur plein effet.

Ce type de formation des élites est tout à fait méritocratique puisque l’on sélectionne à l’entrée ceux qui ont les meilleurs diplômes et qu’à chaque étape on fait un tri entre ceux qui continueront de monter dans la hiérarchie et ceux qui auront des carrières plus lentes. Cette fabrique développe, chez les heureux élus, des habitudes, des manières d’être, ce que Bourdieu appelait des habitus qui, arrivés, au sommet, favorisent des comportements qui peuvent conduire à la cupidité mais aussi à l’inefficacité.

Première de ces manières d’être : l’indifférence aristocratique aux autres. On a été choisi parce qu’on était le meilleur, le plus brillant et l’on continue d’être préféré parce que l’on a été le meilleur. Tous les avantages qui vous sont accordés sont de ce fait légitimes et justifiés. Les différences, qu’il s’agisse d’écarts de statut ou de rémunération, sont naturelles et l’on ne voit pas pourquoi quiconque pourrait s’en offusquer.

Cette indifférence aux autres basée sur la performance individuelle favorise l’individualisme : la performance est forcément personnelle, individuelle. Elle tient aux qualités de chacun beaucoup plus qu’à un effort collectif.

Cette indifférence aux autres est renforcée par les épreuves que l’on impose à ces jeunes gens. L’une de celles-ci, courante en période de crise, consiste à leur demander de licencier des collaborateurs dont ils sont proches. Ils peuvent être tentés de se rebeller contre une décision qu’on leur demande d’exécuter, ils peuvent éprouver de la mauvaise conscience mais leur montée dans la hiérarchie est à ce prix. Ne progressent que ceux qui savent se trouver de bonnes raisons de faire ce qu’on leur demande même si cela va à l’encontre de leurs convictions morales intimes.

Dernière caractéristique, enfin, de ces carrières : le développement du sentiment d’irresponsabilité. Les dirigeants qui sont formés de la sorte, restent très peu de temps au même poste. Ils ne supportent donc jamais les conséquences de leurs actes, de leurs décisions, ce sont leurs successeurs qui doivent corriger les erreurs. Ils sont, en un mot, irresponsables et cela leur reste toute leur carrière. Si l’entreprise rencontre des difficultés, ce n’est jamais de leur faute !

Si cette analyse est correcte, ce n’est donc pas le sentiment d’injustice qui expliquerait qu’une trop grande inégalité salariale conduit à une baisse la productivité, mais le mécanisme de formation des dirigeants qui fabrique des élites tout à la fois arrogantes et convaincues d’avoir droit à des rémunérations élevées et irresponsables.

Un taux d’imposition élevé ne réglera pas tout, mais…
Que penser dans ce contexte, et pour conclure cette chronique, de cet impôt sur les hauts salaires que veut introduire François Hollande ? On peut déjà être rassuré sur un point : il ne va avoir aucun des effets catastrophiques qu’annoncent ses adversaires. Il va réduire les inégalités salariales. Si celles-ci ont l’effet qu’annoncent les théoriciens de l’aversion pour l’inégalité, il contribuera à améliorer la productivité des entreprises, si celles-ci sont plutôt liées, comme je le crois, à la formation des élites et aux habitus qu’elles développent, il aura, au pire, un effet neutre sur l’entreprise. Dans tous les cas, c’est plutôt une bonne décision et pas seulement parce que cela amènera un peu plus d’argent dans les caisses de l’Etat.