Tant de pauvres !
François Hollande a donc annoncé un tour de vis fiscal rigoureux qui devrait, nous
a-t-il assuré, épargner les plus modestes et contribuer à réduire les
inégalités. On ne sait s’il réussira ce qui ressemble à un tour de force mais
il se pourrait bien que cette réforme fiscale si elle est conduite dans
l’esprit qu’il nous a dit modifie assez profondément le paysage de la société
française qui a beaucoup évolué ces dernières années.
On en a
eu une indication assez inquiétante ces derniers jours avec la publication
d’une note
de l’INSEE sur les niveaux de vie en 2010. Son introduction mérite d’être lue
en son entier avant même d’être commentée : « En 2010, selon l’enquête Revenus fiscaux et sociaux, le niveau de vie
médian s’élève à 19 270 euros annuels, soit une diminution en euros constants
de 0,5 % par rapport à 2009. Les 10 % des personnes les plus modestes ont un
niveau de vie inférieur à 10 430 euros ; celui des 10 % les plus aisées est
d’au moins 36 270 euros, soit 3,5 fois plus. Le niveau de vie baisse ou stagne
pour pratiquement toutes les catégories de population sauf pour les plus
aisées. Le seuil de pauvreté, qui correspond à 60 % du niveau de vie médian de
la population, s’établit à 964 euros mensuels en 2010. La pauvreté continue de
progresser. Elle concerne 8,6 millions de personnes, soit 14,1 % de la
population contre 13,5 % en 2009. Cette progression affecte davantage les enfants
: le taux de pauvreté des moins de 18 ans atteint 19,6 %, en hausse de 1,9
point. La non-reconduction de mesures d’aides ponctuelles, mises en œuvre en
2009 afin de limiter les effets de la crise sur les ménages modestes, et le gel
de barème des prestations familiales en 2010, expliquent pour partie que cette
population soit plus affectée. »
Tout
cela mérite d’être repris dans le détail.
Quatre tendances
Comme toute enquête statistique celle-ci repose sur des
concepts construits avec la plus grande précision. La pauvreté, par exemple, y
est définie de manière précise : sont pauvres tous les personnes dont le
niveau de vie est inférieur à 60% du niveau de vie médian, soit 964 euros
mensuels. Je rappelle que le revenu médian est celui qui divise la société en
deux, la moitié des individus sont au dessus l’autre moitié en dessous.
La notion de niveau de vie est elle-même très précise :
il s’agit du revenu disponible d’un ménage, salaire, allocations de toutes
sortes… divisé par ce que les statisticiens appellent des Unités de
Consommation. Le premier adulte d’un ménage représente une unité de
consommation, les autres membres du ménage de plus de 14 ans, 0,5 unités de
consommation et les enfants de moins de 14 ans, 0,3 UC ou unités de
consommation.
Il s’agit, on l’a compris, en réalité d’artefacts qui ne
correspondent pas forcément au vécu de chacun. Il faut en effet distinguer la
pauvreté ainsi définie de la pauvreté
subjective que l’on pourrait définir comme l’écart entre les revenus dont
on dispose et ceux que nous jugeons nécessaires pour subvenir à nos besoins,
revenus minimum qui dépendent de facteurs sociologiques et qui varient selon le
lieu de résidence, l’âge, les habitudes de consommation. Mais oublions un
instant ces nuances. Cette enquête met en évidence quatre tendances
fortes :
- une dégradation du niveau de vie de l’ensemble
de la population, sauf des plus fortunés,
- une augmentation des inégalités,
- une progression du nombre de pauvres. La pauvreté concerne 8,6 millions de personnes, soit un peu plus de 14% de la population, elle ne concernait que 13,5% de cette même population en 2009 ;
- et surtout des enfants : la taux de pauvreté des enfants de moins de 18 ans atteint 19,6% et il a progressé de près de deux points en un an.
- une augmentation des inégalités,
- une progression du nombre de pauvres. La pauvreté concerne 8,6 millions de personnes, soit un peu plus de 14% de la population, elle ne concernait que 13,5% de cette même population en 2009 ;
- et surtout des enfants : la taux de pauvreté des enfants de moins de 18 ans atteint 19,6% et il a progressé de près de deux points en un an.
Tout cela, on en avait l’intuition, on le devinait au détour
d’un reportage, d’une visite dans une grande surface en province, d’une
conversation dans la rue, avec un médecin, un instituteur, une assistante
sociale ou une infirmière. On en a, avec cette étude, une preuve chiffrée,
tangible qui va bien au delà des notations impressionnistes que chacun peut
faire.
Des éléments d’explication
Ces tendances expliquent plusieurs réactions et
comportements qui font la une des journaux sans que les politiques et les
commentateurs en mesurent toujours l’incidence.
Je pense, notamment, à l’extrême sensibilité aux hausses des
prix. Si l’INSEE nous dit dans d’autres études que l’inflation est faible, les
ménages dont le niveau de vie diminue sont particulièrement sensibles aux
hausses des produits de première nécessité et vivent une inflation qui
n’apparaît forcément dans les chiffres.
Les réactions aux hausses des prix des produits pétroliers
et la déception devant les mesures prises par le gouvernement sur le sujet s’expliquent
mieux lorsque l’on sait que le poids des consommations de carburants et de
combustibles pèse d’autant plus lourd dans le budget des ménages qu’on est
moins riche. Toujours d’après l’INSEE, les
dépenses d’énergie, chauffage et carburant représentent en moyenne 8,4% des
dépenses des ménages, mais ce poids est plus élevé pour les plus pauvres, 9,6%
pour les 20% de ménages les plus pauvres, et plus faible pour les plus riches,
7%. Je donne là des chiffres calculés sur les données de 2006, qui se sont
probablement dégradés, mais on comprend que les hausses à la pompe suscitent
autant d’exaspération.
De la même manière, on comprend mieux, en lisant ces
chiffres, les difficultés de l’industrie automobile. Si l’achat d’une auto est
l’une des premières sources de dépense des ménages, la dégradation du niveau de
vie ne peut qu’en affecter les ventes. Il suffit que les automobilistes retardent
de quelques mois ou quelques années le renouvellement de leur voiture pour que
de grandes entreprises comme Peugeot ou Renaul toussent voire attrapent la
grippe. Et ceci d’autant plus facilement, que cette dégradation des conditions
de vie invite à rechercher des véhicules bon marché sur lesquels la concurrence
des nouveaux entrants, chome Hunday, est particulièrement et sur lesquels les
marges sont faibles. Si les entreprises automobiles veulent s’en sortir, il
leur faut vendre sur de nouveaux marchés, en Amérique latine, en Asie, en
Afrique, mais ce ne sera pas avec des voitures fabriquées en France. Ce qui
nous amène aux raisons de cette dégradation du niveau de vie et, d’abord, bien
sûr, au chômage…
Pourquoi cette dégradation du niveau de vie ?
La dégradation de l’emploi est, naturellement, un des motifs
majeurs de cette diminution du niveau de vie, mais ce n’est pas le seul tant
s’en faut. Deux autres facteurs, plus politiques, ont joué un rôle déterminant.
Il y a, d’abord, eu, pour les plus âgés la dégradation des pensions liée aux
différentes réformes des retraites. Nous étions nombreux à annoncer que les
réformes successives des retraites contribueraient au développement de la
pauvreté chez les retraités. Nous y sommes. Les retraités ont contribué en 2010
pour 11% à l’accroissement du nombre de personnes pauvres. Leur niveau de vie
médian a reculé de 1,1%. Et l’on peut craindre que ce ne sera pas terminé tant
parce que les effets des dernières réformes de la retraite ne seront pas pleinement
sensibles. Faut-il l’ajouter ? les longues périodes de chômage et de non
activité qu’ont vécues beaucoup de ceux qui vont arriver dans quelques années à
l’âge de la retraite ne vont rien arranger.
Mais il y a aussi la politique menée par les gouvernements
de droite ces dix dernières années, et notamment celle engagée par Nicolas
Sarkozy. On lui doit la montée des inégalités mais aussi à la suppression en
2010 de la prime de 150€ aux bénéficiaires de l’allocation de rentrée scolaire
qui avait été versée en 2009 et qui ne l’a pas été en 2010 et de celle de 200€
dite « prime de solidarité active » versée en 2009 aux bénéficiaires
du RMI, de l’allocation de parent isolé ou d’une aide au logement et abandonnée
en 2010.
Le montant de ces primes était faible, 150, 200€ mais leur
suppression a eu un effet direct sur les statistiques, ce qui fait penser que
les budgets de ceux qu’elles concernent sont vraiment très serrés, qu’il suffit
de peu de chose pour améliorer la vie de chacun. En ce sens, on peut espérer
que l’augmentation des primes versées par le gouvernement Ayrault, même si
elles ont pu paraître modestes, modifie dans le bon sens les choses, tout
comme, à l’autre extrémité de l’éventail des revenus, les mesures fiscales
annoncées devraient contribuer à réduire les inégalités.
On notera, mais on le savait déjà, que les mesures fiscales
de Nicolas Sarkozy qui visaient au fond à réduire l’impôt des plus riches pour
les inciter à financer de l’activité et donc à créer de l’emploi et de la
richesse pour tous, selon un modèle emprunté aux néo-conservateurs américains,
ne fonctionnent pas. Ce que les économistes appellent le « trickle
down », on dit en français ruissellement n’existe tout simplement pas. On
le savait déjà, on en a ici une nouvelle illustration. A réduire les impôts des
plus riches, on les enrichit sans que cela profite en quoi que ce soit aux plus
pauvres. Tout simplement parce qu’ils ne contribuent en rien à la production
des services et des produits que consomment les plus riches.
Trop d’enfants pauvres
Le plus pénible dans cette enquête est ce qui concerne les
enfants. Leur taux de pauvreté atteint près de 20%, ils étaient moins de 18% en
2009 et 2008. Ils ont contribué pour les deux tiers à l’augmentation du nombre
de personnes pauvres. Plus que tout autre ces chiffres donnent la mesure de la
dureté de la politique menée pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy.
Cette pauvreté des enfants touche en priorité deux types de
familles, les familles monoparentales et les familles nombreuses. Un peu plus
de 32% des familles mono parentales sont pauvres, au sens de l’INSEE.
Ces chiffres donnent le vertige. Et invitent une réflexion. Il faut tout faire pour renverser
cette tendance qui s’est probablement aggravée en 2011 et 2012 se retourne, et
cela relève tant de la lutte contre le chômage que des aides sociales, mais il
faut également éviter que ces enfants pauvres ne s’enferment dans la pauvreté,
dans des comportements alimentaires, scolaires qui les condamnent à rester
pauvres.
Cette pauvreté est un problème mal connu dont on commence
tout juste à cerner les effets mais dont les politiques n’ont probablement pas
encore pris toute la mesure. François Hollande insiste dans tous ses discours
sur la jeunesse, mais il ne parle jamais des enfants pauvres. Or, c’est dans
leurs rangs que l’on retrouve les jeunes sans qualifications qui restent de
longues années au chômage. C’est dans leurs rangs également que l’on retrouve
ces enfants obèses dont l’espérance de vie est plus courte que celle de moyenne
de leur génération.
Un rapport
du CERC réalisé en 2004 indiquait, par exemple, que près d’un tiers des jeunes,
qui sortent de l’école à 17 ans sans diplômes « se trouvent dans le dixième des ménages ayant le plus faible niveau de
vie. Ce qui signifie que, dans ce dixième, la probabilité de sortir de l’école
à 17 ans sans diplôme est trois fois plus forte que dans l’ensemble de la
population. La moitié des jeunes sortis de l’école à 17 ans sans diplôme vit
dans le cinquième des ménages les plus pauvres. » Ce même rapport
indiquait que si 15 % des enfants de 2 à 16 ans souffrent de surpoids ou
d’obésité, « c’est le cas de 21 %
des enfants pauvres, quelle que soit la tranche d’âge étudiée. L’enquête santé
scolaire confirme ce constat : la surcharge pondérale atteint 17,3 % des
enfants de 5 ou 6 ans scolarisés en ZEP, contre 13,3 % pour les autres, et ceci
n’est pas lié au fait que les ZEP soient essentiellement situées en zone
urbaine. » La pauvreté est un destin et il est du devoir de la société
de faire en sorte qu’elle cesse de l’être. Cela passe par une aide aux parents
mais aussi sans doute par une action approfondie de l’école dont le rôle est
d’autant plus important que les enfants viennent de milieux plus défavorisés.
Une enquête restée sous le coude ?
Ces chiffres qui se sont sans doute dégradés depuis 2010
sont accablants pour les gouvernements Sarkozy. Si la crise est pour partie
responsable de ces difficultés, les politiques menées par la droite ont
beaucoup contribué à les aggraver. Celle menée par la gauche devrait, si l’on
en juge par les premières mesures, freiner ces tendances. Suffiront-elles pour
les inverser ? ce n’est pas certain.
Ces chiffres sont publics, accessibles à qui souhaite sur
internet, ils sont cependant restés confidentiels. Mediapart est, je crois, le
seul journal qui leur ait consacré un long article. Libétration y fait une
rapide allusion dans un éditorial ce matin. Les hommes politiques ne l’ont pas
lu. A droite, on comprend tant ce rapport technique, qui ne prononce un mot
plus haut que l’autre, est sévère pour ses politiques. A gauche, cela est plus
surprenant. Lutter contre cette progression de la pauvreté, surtout chez les
enfants donnerait du sens à une politique qui prend par ailleurs chaque jour un
peu plus des allures de rigueur, voire d’austérité. Elle apporterait un contenu
accessible à chacun dans ces notions d’effort dans la justice que François
Hollande met régulièrement en avant. Mais peut-être ne veut-on pas voir cette
société qui se dessine sous nos yeux ? Une société que l’on commence à
deviner lorsque l’on se promène en province, que l’on voit, dans certaines
villes se multiplier les enfants en surpoids, une société qui se sent abandonnée,
qui s’abstient aux élections ou qui vote Front National.
Mais peut-être suis-je mauvaise langue. Cette note a été
rendue publique le 7 septembre. Nous sommes le 11, les politiques et les
journalistes ont encore le temps de la découvrir, de la lire et de la méditer
avant que cette pauvreté massive ne se traduise par des comportements
aberrants, fascisme ici, intégrisme religieux là, désengagement de la société
civile ailleurs.
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