Les chroniques économiques de Bernard Girard

17.5.12

L’euro est plus populaire que l’Europe



Pour écouter cette chronique donnée le 15 mai 2012 sur AligreFM

L’Euro est populaire en zone euro…
On a beaucoup commenté les bons résultats de Marine Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle, on a plus rarement souligné le peu de popularité de l’un des points clefs de son programme : la sortie de l’euro. Les Français de gauche comme de droite, voire d’extrême droite n’en veulent pas. Ils aiment l’euro, ils veulent le conserver. Et ce qui est vrai des Français l’est des citoyens dans tous les autres pays de la zone euro.

En février dernier, BVA a réalisé un sondage sur ce thème. Ses résultats sont très significatifs : 18% des Français souhaitent l’abandon de l’euro, contre 39% des Espagnols, 42% des Italiens, 45% des Allemands et 71% des Anglais. Ce sont les Anglais qui ne sont pas dans la zone euro qui y sont le plus hostiles. Ce sont également ceux qui pensent qu’elle est, toujours d’après ce sondage, le plus menacée : 16% des Français pronostiquent l’abandon de l’euro dans les prochaines années, contre 21% des Espagnols, 27% des Allemands, 33% des Italiens et 63% des Anglais.

On retrouve cette popularité de l’euro en Grèce d’après un autre sondage, réalisé par MRB, un institut de sondage grec. Si les Grecs refusent massivement les mesures d’austérité que leur impose l’Europe comme l’ont montré les dernières élections, seuls 13% d’entre eux souhaitaient, en avril dernier, la sortie de la zone euro.

Pourquoi cette popularité?
Cette popularité inattendue tient à plusieurs facteurs. D’abord, à la prudence. Tous les consommateurs se souviennent de la manière dont les commerçants, boulangers, bouchers, cafetiers, enfin tous ceux qui nous permettent de mesurer au quotidien l’inflation avaient profité du passage à l’euro pour arrondir et augmenter leurs prix. On peut craindre que le retour aux monnaies nationales ne conduise aux mêmes comportements ou ne crée, pire encore, un sentiment d’explosion des prix. Imaginez que nous revenions au franc. La baguette qui vaut aujourd’hui 1,20€, vaudrait 7,87F. Il serait, d’abord, tentant d’arrondir à 7,90 puis à 8. Et quand on se souvient que la même baguette valait un peu plus de 3 F en 2000, on est pris de vertige.

Les consommateurs peuvent donc tout à la fois reprocher à l’euro son effet inflationniste et souhaiter le conserver de crainte qu’un nouveau changement de monnaie ne produise le même effet.

A cela il convient d’ajouter deux autres aspects. D’abord, la commodité. L’euro permet de voyager plus facilement sans avoir à changer de l’argent ou faire des calculs compliqués au moindre achat. Il est vrai que l’automatisation bancaire a considérablement simplifié les opérations de change, on peut avec une carte de crédit prendre de l’argent n’importe où dans le monde, reste qu’il est plus agréable de ne pas avoir à recalculer à chaque fois le prix de ce que l’on achète.

Autre aspect à prendre en compte : l’érosion des frontières et l’émergence du sentiment européen. L’euro et Schengen qui nous permettent de traverser les frontières sans contrôle ont modifié profondément l’espace mental des Européens qui se déplacent beaucoup. 74 millions d’étrangers, la plupart européens, sont venus en France pour des motifs professionnels ou touristiques en 2009. L’Europe est la région du monde dans laquelle les citoyens traversent le plus facilement les frontières.

L’euro est populaire parce que ce n’est pas seulement une monnaie, c’est aussi un marqueur d’identité, d’une citoyenneté en train de se construire lentement. Ce qui ne veut pas dire que tout aille pour le mieux dans le monde qu’il a construit. Tant s’en faut.

Le scepticisme anglo-saxon
Cette popularité de l’euro en Europe tranche avec le scepticisme des anglo-saxons qui multiplient les attaques contre l’euro. Et ceci de toutes parts. De droite comme de gauche.

De gauche, comme avec Paul Krugman qui régulièrement dans ses chroniques du New-York Times annonce les pires catastrophes. Il y a quelques jours seulement, il titrait une de ses chroniques Eurodämmerung et l’illustrait d’une scène du Crépuscule des Dieux de Richard Wagner. Il annonçait ainsi le Crépuscule de l’Euro.

Sa note est courte et je vais vous la lire intégralement : « Nous en avons parlé ensemble et voilà à quoi va ressembler la fin du jeu :
1)    la Grèce quitte la zone euro, probablement le mois prochain,
2)    retraits massifs des banques espagnoles et italiennes alors que les déposants tentent de placer leur argent en Allemagne,
3)    les gouvernements mettrons peut-être, c’est une possibilité, en place des interdiction de transférer les fonds à l’étranger et des limites sur les retraits, à moins que, en même temps ou en alternative, la banque centrale européenne accorde des crédits importants aux banques pour leur éviter l’effondrement,
4)    l’Allemagne a le choix. Ou elle accepte d'énormes créances publiques indirectes sur l'Italie et l'Espagne, ainsi que d'une révision drastique de sa stratégie qui consisterait en gros à donner à l'Espagne en particulier, des garanties sur sa dette pour maintenir les coûts d'emprunt bas et une cible d'inflation plus élevée pour faciliter un ajustement des prix relatifs  ou c’est la fin de l’euro.
Et, ajoute-t-il, nous parlons de mois, non d’années pour voir cela se décider. »

Krugman est loin d’être le seul dans le monde anglo-saxon à imaginer ce type de scénario catastrophe. On n’en finirait pas de citer les économistes, journalistes et universitaires d’outre-Manche et d’outra-Atlantique, qui tiennent des propos similaires.

On pourrait être tenté d’attribuer ce scepticisme radical à la volonté des milieux financiers anglo-saxons de se protéger contre l’émergence d’un nouveau concurrent. Beaucoup l’on fait. Il me semble qu’il est plus judicieux et raisonnable de l’attribuer à la distance. Parce qu’ils sont observateurs plus qu’acteurs, les anglo-saxons voient mieux les faiblesses de la construction de l’euro. Mais parce qu’ils ne sont qu’observateurs attachés exclusivement à la dimension économique et financière, ils négligent l’attachement des opinions européennes à l’euro et le coût politique extraordinaire que serait pour tous les Européens sa disparition. Ce serait la fin de soixante ans de construction européenne, l’Europe et les grands pays européens cesseraient d’être une puissance qui attire ses voisins. Ce serait un véritable drame économique et politique. Et l’on peut pense que nul en Europe n’est prêt à prendre ce risque. Pour que leurs prédictions se réalisent il faudrait que l’Europe cesse d’être un rempart contre les aventures politiques. Le risque n’est pas insignifiant comme on le voit en Hongrie ou aux Pays-Bas, mais il est encore faible.

Ce qui ne veut pas dire que l’euro ne soit pas confronté à de lourdes difficultés tout à la fois structurelles et conjoncturelles.

L’hétérogénéité des économies
La première difficulté à laquelle se heurtent l’euro et ceux qui en ont la responsabilité est l’hétérogénéité de l’économie européenne. Tous les pays, toutes les économies ne sont pas également spécialisés, tous les pays n’ont pas la même stratégie. Tout n’ont donc pas besoin de la même politique monétaire.

Un euro fort réduit le coût des importations et augmente celui des exportations sur les marchés extérieurs.
Il pénalise donc les économies dont la production est tournée vers l’exportation à l’extérieur de la zone euro, sauf si les acheteurs de ces produits exportés sont peu sensibles au coût. Soit que ces produits ne souffrent d’aucune concurrence soit que leur qualité soit telle que l’écart de prix ne compte pas, soit encore, que ces produits exportés intègrent beaucoup de composants importés dont les prix ont, du fait de la monnaie forte, baissé. C’est exactement ce qui s’est passe en Allemagne et explique qu’elle soit favorable à un euro fort. Son économie s’est adaptée et depuis longtemps à une monnaie forte et elle en profite.

Cette même monnaie forte ne gêne pas non plus les économies dont les exportations sont tournées vers la zone euro ou celles qui sont largement dominées par les services. Si un pays a un secteur de services non échangeables, comme disent les économistes, (services aux particuliers, construction, loisirs, distribution...) de grande taille et en croissance régulière, il est partiellement immunisé contre les fluctuations de l’euro. Cela a été le cas de l’Espagne jusqu’à ce qu’éclate la bulle immobilière. On peut d’ailleurs penser qu’un euro fort a favorisé le développement du secteur des services en Espagne et contribué indirectement au moins à la bulle immobilière : les investisseurs ne trouvant pas d’entreprises industrielles compétitives dans lesquelles placer leur argent, se sont tournés en masse vers le secteur immobilier jusqu’à son implosion.

A contrario, une monnaie forte pose problème aux économies dont les produits sont en concurrence, sur les marchés étrangers avec des produits venus d’ailleurs. Elle fait également beaucoup de tort aux entreprises peu compétitives qui restent sur les marchés nationaux : si elles veulent résister à la concurrence étrangère, elles doivent réduire leurs marges, ce qui rend plus difficile les investissements en productivité. Et si elles veulent continuer de vendre à l’étranger, en dehors de la zone euro, elles doivent baisser leurs prix ou… délocaliser leur production.

Des institutions inadaptées
Cette difficulté pourrait être corrigée si les institutions européennes s’étaient adaptées à la monnaie unique. Or, ce n’est pas le cas. L’hétérogénéité des économies conduit au déficit chronique du commerce extérieur dans les pays dont les industries sont le moins bien adaptées à une monnaie forte. C’est le cas, notamment, de la Grèce. Et comme il n’y a pas de mécanisme de transfert pour compenser ces déficits commerciaux, on voit les dettes de ces pays se creuser, les taux d’intérêt auxquels ils peuvent accéder lorsqu’ils empruntent sur les marchés internationaux augmenter. S’ils veulent éviter la catastrophe ces mêmes pays doivent réduire leur demande intérieure, ce qui affecte les secteurs qui ne sont pas directement concernés par la monnaie.

La situation serait naturellement toute différente s’il y avait, non pas autant d’emprunteurs souverains que de pays au sein de la zone euro, mais un seul : les prêteurs internationaux ne regarderaient plus les chiffres de la Grèce, du Portugal ou de l’Espagne, mais ceux de toute la zone. Et comme ils sont bons, les taux d’intérêt diminueraient et tous ont profiteraient ce qui permettrait aux pays aujourd’hui en plus grande difficulté de ne pas imposer à leur population des cures d’austérité insupportables dont les coûts politiques sont très élevés comme on le voit actuellement en Grèce. Cette inflexion aurait également un effet positif sur leurs voisins puis que l’une des conséquences de ces politiques d’austérité est de réduire les échanges avec le reste de l’Europe. Depuis 2009, nos exportations vers l’Espagne ont fortement diminué. Même chose pour l’Italie et la Grèce.

C’est ce qui fait la différence entre l’Europe et, par exemple, les Etats-Unis dont les régions sont aussi très hétérogènes. Mais comme il s’agit d’une fédération, les difficultés d’un Etat sont compensées par les bons résultats d’autres Etats.

Autre difficulté institutionnelle : l’absence de coordination dans les politiques budgétaires. A défaut de mutualisation des dettes, les plus endettés doivent consentir des efforts considérables sans que les mieux lotis viennent à leur secours. Il en irait tout autrement si ces politiques étaient coordonnées. Comme l’explique Patrick Artus, le patron de la recherche économique de Natixis, dans une de ses notes récentes « S’il y avait coordination des politiques budgétaires entre les pays de la zone euro, compte tenu de la faiblesse de l’activité dans beaucoup de pays (Espagne, Italie, Portugal, même Pays-Bas), on aurait : 
- un accord entre les pays pour que les pays à déficit élevé ne réduisent que progressivement et pas brutalement leur déficit public ;
- le maintien d’une politique budgétaire raisonnablement stimulante dans les pays où la situation des finances publiques et le niveau des taux d’intérêt le permettent (Allemagne en particulier). »

A ces difficultés institutionnelles s’ajoutent des problèmes d’ordre culturel sur lesquels il est certainement plus difficile d’agir : la main d’œuvre est beaucoup moins mobile en Europe qu’aux Etats-Unis. C’est sans doute en train de changer. On voit beaucoup de jeunes gens s’installer à l’étranger, à Londres, en Berlin, mais ce que j’ai appelé ici-même il y a quelques années des « europatriés » ne sont encore que des pionniers. Cette faible mobilité s’explique facilement : problèmes linguistiques, problèmes réglementaires, difficulté de mener une carrière internationale… mais elle contribue pour partie au moins au chômage. Si les populations européennes étaient plus mobiles, on verrait les travailleurs des régions à fort taux de chômage se déplacer vers celles qui sont en manque d’emplois.

Des difficultés conjoncturelles
A ces difficultés structurelles, il convient d’ajouter des difficultés conjoncturelles. Si la main d’œuvre est peu mobile, le capital l’est beaucoup plus. Et l’un des avantages d’une monnaie unique est de faciliter cette mobilité, de permettre au capital, à l’épargne de se placer là où elle risque de trouver le meilleur retour. Une bonne part de la croissance européenne de ces dernières années a été liée à cet afflux de capital venu d’ailleurs en Europe se porter sur les entreprises les plus prometteuses. Et ceci dans un peu tous les pays. Or, ce mouvement est en train de se renverser. Comme l’explique Patrick Artus dans une autre de ses notes, « On assiste depuis 2008 à une renationalisation des portefeuilles : les investisseurs de chaque pays de la zone euro ne veulent plus investir que dans les actifs de leur pays en raison du retour de risque de change ou du risque de défaut. Les pays ne trouvent plus alors de prêteurs non-résidents pour financer un déficit extérieur,  ce qui explique la hausse des taux d'intérêt à partir de 2008 dans les pays périphériques. » Ce biais en faveur des investissements domestiques, cet « home bias » comme disent les économistes avait fortement diminué depuis l’arrivée de l’euro, comme l’avaient montré deux universitaires néerlandais en 2008 (Schoenmaker, Bosch, Is the home bias in equities and bonds declining in Europe?). Son retour est inquiétant : il veut tout simplement dire que les financiers croient moins en l’euro, qu’ils se méfient des pays en difficulté. Qu’ils n’ont plus la même confiance dans les institutions.

L’euro est aujourd’hui plus populaire que l’Europe, ses difficultés sont plus politiques qu’économiques. Tout cela le confirme: la solution de la crise économique que traverse l’Europe est d’abord politique.