Les chroniques économiques de Bernard Girard

2.5.12

Le vote Front National dans le Gard, affaire de sociologie urbaine?

Pour écouter cette chronique diffusée sur Aligre FM le 1er mai

Les résultats du premier tour de l’élection présidentielle nous donnent une photographie un peu troublée de la société française. Les résultats de Marine Le Pen, ceux de Jean-Luc Mélenchon, deux candidats dont le cœur de cible était les classes populaires nous donnent l’occasion de revenir cette catégorie qui paraît bien plus compliquée qu’il peut apparaître au premier abord. On a beaucoup dit que les ouvriers votaient massivement à l’extrême-droite. Ce n’est évidemment pas si simple. Tous les ouvriers et tant s’en faut ne votent pas à l’extrême-droite. On voit mal comment pourrait être tenté par un vote FN le salarié d’une entreprise dont l’essentiel du chiffre d’affaire se fait à l’étranger : il sait bien, il peut le vérifier tous les jours, que la fermeture des frontières ne pourrait que nuire à son activité. On imagine mal des habitants de Toulouse ou de sa région qui vit largement de l’aéronautique voter massivement pour un parti qui propose de mettre des barrières à toutes les frontières.

Reste que le vote Front National est, dans de nombreuses régions, corrélé au vote populaire. C’est le cas dans le Nord, ce l’est également dans le sud-est. Et j’ai voulu regarder plus près en examinant dans le détail le vote FN dans le département qui a mis Marine Le Pen en tête : le Gard.

 Ce département est intéressant parce qu’il a une activité industrielle relativement dynamique qui a moins souffert que d’autres des délocalisations. On y trouve des sociétés comme Royal Canin, Haribo, Eminence, Perrier, EDF et Areva, très implantés dans le Nord du département à Marcoule. Le secteur industriel y emploie 29 000 personnes, soit à peu près 14% des salariés. Les salaires versés sont plutôt supérieurs à ce que l’on trouve ailleurs en France. C’est une région de start-ups dans différents domaines liés au nucléaire, à la médecine. Ce qui n’en fait pas un département riche, le taux de chômage y est très supérieur à la moyenne nationale puisqu’il tangente les 20%, soit le double de la moyenne nationale, mais ne correspond pas tout à fait à l’image que l’on se fait de ces électeurs du Front National installé dans les régions en perdition industriel. Si ce n’est donc la désindustrialisation, d’où vient donc ce vote ?

 Un vote FN stabilisé à un niveau élevé 
Le Gard est un département qui vote à droite depuis très longtemps. Et dans lequel la droite progresse légèrement d’une élection sur l’autre. Une droite que domine le Front National et depuis longtemps même s’il ne progresse plus vraiment. A l’inverse de ce qui s’est passé dans d’autres régions où le Front National a progressé depuis 2002, Marine Le Pen n’a fait, dans le Gard, que retrouver le niveau, déjà très élevé, de son père en 2002. Si ses résultats sont bien meilleurs qu’en 2007, ils sont à peu de choses près équivalents à ceux de 2002. D’une élection sur l’autre, le FN n’a pas gagné un point de pourcentage. Le vote FN s’est stabilisé, dans ce département, à un niveau élevé. Si on a le sentiment qu’il a progressé c'est qu’il avait perdu beaucoup de voix en 2007. Le siphonnage dont on parle a bien ici fonctionné. Et les voix qui s’étaient portées sur Nicolas Sarkozy sont, cette fois-ci, retournées au FN. Ce qui invalide la thèse du vote de crise dont parle l’UMP. S’il s’agissait de cela, Marine Le Pen aurait bien plus progressé dans ce département. Les votes FN sont, au moins dans cette partie de la France, des votes de conviction. Du reste, c’est dans ce département qu’a été élu le premier maire FN, à Saint-Gilles à la fin des années 80. Mais pourquoi ce vote de conviction dans ce département ?

Quand on regarde la carte électorale du Gard, on voit les votes FN se concentrer, pour l’essentiel, au sud-est, en Camargue, à l’Est et au sud de Nîmes, dans une région qui emploie 15000 personnes dans le secteir industriel. A l’ouest du département, dans les Cévennes, c’est à quelques exceptions près la gauche qui est en tête avec, dans plusieurs communes, en général petites, Jean-Luc Mélenchon devant François Hollande. Quand on compare ces communes qui ont voté à l’extrême-droite et celles du même département qui ont voté UMP ou à gauche, on découvre qu’elles se ressemblent par bien des cotés. Elles sont petites ou moyennes avec des taux de chômage souvent très supérieurs à la moyenne nationale, 25% dans une commune comme Thoiras, 19% à Chambon, 20% à Sandogues, trois communes qui ont mis Jean-Luc Mélenchon en tête, 25% à Saint-Gilles, 22% à Beaucaire, 18% à Saint-Laurent d’Aigouze, trois villes qui ont mis Marine Le Pen en tête.

 Toutes ces communes sont pauvres. Le revenu médian est dans toutes inférieur à la moyenne, il est plutôt plus faible dans les communes qui ont voté Jean-Luc Mélenchon, mais il est vrai qu’elles sont plus rurales. Le pourcentage de ménages qui échappent dans ces communes à l’impôt sur le revenu est partout très élevé. Il approche voire dépasse les 50%.

La différence est sans doute leur taille. Les communes qui ont, dans ce département, mis Marine Le Pen en tête sont, souvent, de petites villes, de 8 à 12 000 habitants, alors même que les plus grandes villes du département, Alés, Nimes, Uzès, Milhaud, quoiqu’aussi pauvres et avec des taux de chômage élevés ont mis François Hollande. Pourquoi ? qu’est-ce qui distingue ces villes et les villages qui les entourent des villes plus importantes ?

Les deux immigrations 
La première idée qui vient à l’esprit est l’immigration. C’est le thème majeur du Front National, celui qui fait le plus de succès de Marine Le Pen dans ses réunions publiques, tout comme d’ailleurs dans celles de Nicolas Sarkozy.

 Les immigrés sont nombreux dans le Gard et on les retrouve, ce qui est plutôt rare aussi bien en ville que dans les zones rurales. 29% des immigrés installés dans le département le sont en zone rurale contre seulement 3% en moyenne en France. Ce qui tient à l’histoire de l’émigration dans cette région. Les immigrés ont été appelés par les pouvoirs publics et par les cultivateurs de la région. En 1939, le général Catroux a fait venir 20 000 vietnamiens qui se sont pour beaucoup retrouvés dans les rizières de Camargue. C’est d’ailleurs à eux que l’on doit leur renouveau. Plus au nord, les immigrés sont saisonniers dans les zones maraichères et viticoles. D’où cette présence dans les zones rurales plus forte qu’ailleurs en France.

Quelques unes des villes du Gard qui ont donné le plus fort taux de voix à Marine Le Pen ont une population étrangère importante. C’est le cas de Saint-Gilles dont 16% de la population est étrangère, c’est celui de Beaucaire dont 14% de la population est immigrée. Mais on trouve également des villages sans aucun étranger qui votent FN et, à l’inverse, des villes avec une forte population étrangère qui votent à gauche. On ne peut donc conclure automatiquement d’une forte présence étrangère à un vote FN. D’autres éléments entrent en ligne de compte.

Le premier est, sans doute, d’ordre géographique. C’est, semble-t-il, moins le nombre d’immigrés dans une commune qui compte que leur répartition sur le territoire. Le vote FN est plus élevé lorsqu’existent dans la ville des quartiers qui concentrent les populations immigrées. C’est le cas de Saint-Gilles où l’on trouve une Zone urbaine sensible (ZUS), une de ces zones qui concentrent les immigrés (21% de leurs habitants y sont, dans le Gard, étrangers).

 Et ce ne sont pas ceux qui vivent dans les mêmes immeubles que les immigrés qui les cotoient et les connaissent le mieux qui votent FN mais ceux qui sont installées à la périphérie, dans les quartiers voisins. La stimagtisation, la xénophobie qui va avec le vote Front National, tient à cette proximité distante qui permet tout à la fois de ne rien savoir de la vie et des comportements des immigrés et de les accuser de tous les maux. S’il y a une incivilité, une vitre cassée, un vol, peu de choses, ces petites villes sont très calmes et ne souffrent pas d’insécurité, s’il se passe quoique ce soit, c’est forcément de la faute de ceux qui habitent là-bas, de l’autre coté de la rue, du carrefour… de tous ces jeunes qui viennent de la ZUS, qui se font d’autant plus provocants qu’ils échappent au contrôle de leur milieu, d’où, à intervalles réguliers, des tensions : jeunes maghrébins que l’on refuse de servir dans les bars, bagarres du samedi soir…

Les immigrés installés dans le Gard sont souvent relativement âgés. Et leur proportion dans la population totale diminue depuis quelques années. Ce qui n'est pas le cas de l’immigration de l’intérieur qui progresse. La plupart des communes qui votent à l’extrême-droite ont connu ces dernières années une forte croissance démographique. La population d’Aimargues a augmenté de 22% depuis 1999, celle de Saint-Laurent d’Aigouze de 18%, celle de Saint-Gilles de 19%. Et l’on retrouve ce même phénomène dans l’une des rares communes cévenoles, à l’ouest du département, qui aient mis Marine Le Pen en tête : Lannejols. Ce n’est pas le cas des communes qui votent à gauche ou à l’extrême-gauche.

L’arrivée massive de ces Français venus d’autres départements pour s’installer dans le Gard favorise donc le vote FN. On retrouve ce même phénomène dans tout le Sud-Est. La droite, et souvent la droite extrême, dominent et progressent là où il y afflux de populations nouvelles qui ne sont pas forcément, je le répète, des étrangers, des immigrés au sens traditionnel mais plutôt des chômeurs ou des personnes en difficulté venues chercher des conditions de vie plus agréables dans des villes où l’immobilier est bon marché. On rencontre d’ailleurs un phénomène comparable à Perpignan, autre ville qui sourit à Marine Le Pen. 

Lorsque les militants du FN disent : « on n’est plus chez nous », peut-être pensent-ils aussi à ces immigrés de l’intérieur. Et lorsqu’ils dénoncent l’assistanat, peut-être pensent-ils également à ces chomeurs venus de loin qui ne trouvent pas de travail, comment en trouveraient-ils ? mais que l’on voit partout, 20% de chômeurs, cela fait beaucoup, que l’on ne connaît pas et que l’on peut donc soupçonner de profiter de la situation.

Des services publics très dégradés 
La conjonction de ces deux phénomènes, concentration des immigrés dans des ZUS ou dans des quartiers en déshérence et afflux de chômeurs venus du reste de la France pourrait donc expliquer ce rejet de l’autre.

Rejet d’autant plus net que cet afflux de population a un impact direct sur la qualité de vie des habitants : bien loin d’accompagner cette croissance, les services publics se sont considérablement dégradés dans ces petites villes. Ils sont complètement inadaptés et plus encore depuis que le gouvernement a décidé de réduire les embauches de fonctionnaires.

Le cas de l’éducation est flagrant. Il n’y a pas de lycée à Saint-Gilles, ville de 11 000 habitants, juste un collège installé dans la ZUS. Et c’est une ZEP, ce qui ne favorise la réussite scolaire et n’incite certainement pas les familles de la classe moyenne à s’installer dans cette ville. Celles qui y sont installées n’ont qu’un objectif : envoyer leurs enfants au lycée à Nimes, à 20 km, même chose pour celles qui vivent à Beaucaire.

Il y a bien pourtant un lycée, dans cette ville, mais il accueille, explique le rectorat, la population défavorisée de toute la région. Ses résultats au bac sont très médiocres : 69% de réussite alors que dans toutes les autres villes du département, les résultats passent en général les 80% voire, comme à Nimes et Alès, les 90%. Quant au collège catholique présent dans cette même ville, il est menacé de fermeture. Il est d’ailleurs très frappant de voir que les villes dont les lycées sont de bonne qualité ont mis François Hollande en tête. Tout se passe comme si la présence d’un lycée, de filières d’excellence modifiait le regard que les habitants portent sur leur vie, sur le futur de leurs enfants.

Tout cela corrobore une autre observation que l’on peut faire : le nombre de diplômés est beaucoup plus faible dans les villes qui votent FN que dans celles qui votent à gauche et à l’extrême-gauche. C’est l’une des caractéristiques les plus frappants du vote FN. Il est le fait de gens peu diplômés, ce que signale d’ailleurs régulièrement Nona Meyer, une spécialiste de l’extrême-droite.

Il ne s’agit évidemment pas de dire que les électeurs du Front National sont plus stupides que la moyenne, mais qu’ils sont moins engagés que d’autres dans la poursuite de la réussite scolaire. Qui dit réussite scolaire, diplôme, dit aussi désir et ambition d’aller plus loin, de progresser. La réussite scolaire demande des efforts, un investissement, elle suppose que les élèves et leurs familles préfèrent le futur, celui que peut apporter un diplôme, au présent des satisfactions immédiates. Or cette préférence pour le futur n’est pas naturelle, elle est construite par la famille, par les enseignants, par l’environnement. Là où tout cela n’existe pas, il y a peu de chance qu’un enfant se batte tout seul pour obtenir un diplôme et faire des études supérieures. Dans son très célèbre livre sur la culture du pauvre et les classes populaires britanniques, Richard Hoggart insiste sur le goût des plaisirs immédiats. On peut se demander si la solidité du vote Front National, dans ce département comme dans quelques autres ne témoigne pas de l’émergence de cette culture de ceux qui s'enferment dans la pauvreté.

 J’ai beaucoup insisté sur l’école, mais ce qui est vrai d’elle l’est de la plupart des autres services publics. A commencer par la santé. Il y a en moyenne un médecin pour 330 habitants en France, ratio que l’on retrouve dans le Gard, mais ni à Beaucaire (1 médecin pour 598 habitants), ni à Vauvert (1 médecin pour 598 habitants) ni à Saint-Gilles (1 médecin pour 775 habitants). Même chose pour les pharmaciens : il y en a un pour 1500 habitants à Nîmes, un pour 2200 habitants à Saint-Gilles.

Les services municipaux ne sont pas en reste. Ces villes pauvres sont mal entretenues, souvent jugées sales par ceux qui les visitent. Il est vrai que leurs moyens sont faibles et que l’environnement est contraignant avec des usines polluantes à proximité et une campagne, la Camargue, qui n’est pas tout repos.

Autant dire que ces villes ont connu une dégradation rapide et ancienne de la qualité de vie. Et cette dégradation n’a pas été corrigée par la société civile. Les associations n’ont pas contribué à intégrer les étrangers, je veux dire les immigrés de l’intérieur et de l’extérieur. Les plus nombreuses paraissent réservées aux habitants les plus anciens. Il y a, par exemple, à Beaucaire 44 sociétés de chasse, 13 sociétés de tauromachie, 9 associations d’anciens combattants et six associations sportives seulement. Le tissu associatif est bien vivant dans cette ville, mais les associations les plus actives, les plus dynamiques sont ancrées dans la tradition locale, elles ne favorisent pas les échanges, les discussions entre les autochtones et les nouveaux venus. Tous ceux qui s’expriment sur ces villes disent la même chose : il n’y a rien à y faire, on s’y ennuie. Dit autrement il n’y a pas de sociabilité et donc pas de lieu où se confronter, se connaître, faire tomber les préjugés et, surtout, se battre ensemble pour améliorer cette qualité de vie qui se dégrade.

Invisibles ou/et désengagés ?
Le vote FN du Gard n’est donc pas un vote lié à la crise économique. Les habitants des petites villes de ce département votaient déjà comme cela il y a dix ans. Ce n’est pas non plus un vote de pauvres, le reste du département, ses grandes villes ne sont pas plus riches et elles votent à gauche. Ce n’est pas plus un vote lié à la désindustrialisation comme on l’a beaucoup dit. La région est plutôt, malgré un chômage important, dynamique. Est-ce un vote de colère ? si tel était le cas, ce serait une colère qui dure depuis longtemps et ne s’exprime guère autrement, parce que pour l’essentiel la vie est dans ces petites villes calme. Est-ce un vote de conviction ? sans doute. D’une conviction née de la sociologie propre à ces petites villes à la population croissante et à la structure urbaine stigmatisante. Mais s’il s’agit d’une conviction, celle-ci est à éclipses. Si le taux d’abstention n’a pas été moins élevé dans ce département au premier tour que dans le reste de la France, il est souvent, dans ces villes qui votent pour le Front National, très élevé dans les autres élections. Il dépasse les 50%, frôle parfois les 60%. On a le sentiment que ces électeurs ont une citoyenneté à éclipse, qu’ils sont en fait désengagés de la vie politique, qu’ils n’y croient plus vraiment et n’y attachent pas beaucoup d’importance et se referment sur leur monde, leur milieu étroit, leurs loisirs locaux, leurs convictions que leurs difficultés viennent des autres.

 Ce désengagement peut poser un problème au Front National dans une des régions qui lui sont le plus favorables. Ses électeurs se déplaceront-ils en masse pour les législatives ? se mobiliseront-ils ? aux dernières élections législatives, le taux d’absention dans la circonscription de Beaucaire, Saint-Gilles, Vauvert, Nimes 2, dont la plupart de ses communes ont mis Marine Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle, était de plus de 40% aux deux tours.

Ceci ne vaut bien sûr que pour le Gard, mais invite à regarder avec une certaine circonspection les pronostics qui annoncent l’arrivée d’un groupe de députés FN à l’Assemblée Nationale.