Horsegate
Les
britanniques l’ont appelé « horsegate » et c’est sans doute
l’appellation qui restera dans l’histoire pour décrire cette tromperie sur la
marchandise qui a amené de la viande de cheval dans les lasagnes et autres
plats préparés à la viande que l’on vend dans les grandes surfaces.
Les
conséquences économiques à court terme de ce scandale sont d’ores et déjà
importantes : on parle de chute vertigineuse, - 45%, de la consommation de
ces plats préparés et de plus de 2 millions d’€ de pertes en 15 jours pour les
professionnels, mais les conséquences à moyen ou long terme pourraient ne pas
être moindres. Les consommateurs ont découvert un monde qu’ils ne soupçonnaient
pas, avec un vocabulaire pour le moins insolite, on parle de minerai pour
décrire les viandes des parties basses de l’animal que l’on utilise pour
fabriquer ces plats préparés, on découvre des professions insoupçonnées, des
traders et négociants en viande, des parcours en forme de gymkhana, avec de la viande
produite en Roumanie dont les commandes et factures passent par les Pays-Bas,
Chypre, la France, avant d’être transformées au Luxembourg. Et l’on apprend que
l’on nous vend autre chose que ce que l’on achète.
La
viande de cheval étant tout à fait propre à la consommation, il n’y a pas eu de
scandale sanitaire, personne n’est tombé malade, personne n’en est mort. Mais
tout de même…
Tromperies, incompétence ou mauvaise organisation ?
Toute
l’affaire revient à une tromperie sur la marchandise. Tromperie dont les
responsables, du coté de chez Spanghero, une société spécialisée dans le négoce
de viande, ont été très rapidement identifiés, ce qui indique, on l’a trop peu
souligné, que les systèmes de traçabilité des viandes sont efficaces, pas
suffisamment pour éviter les tromperies, mais assez pour, en quelques jours,
remonter jusqu’à leur origine.
En
l’espèce, on le sait, tout repose sur une double erreur :
- erreur d’identification administrative des lots de viande chez Spanghero, le personnel ne connaissait pas ou n’a pas vu que la nomenclature utilisée sur les factures et sur les lots de viande concernait une viande de cheval,
- erreur chez Comigel, l’industriel qui fabrique les plats surgelés et dont le personnel n’a pas vu qu’il s’agissait de viande de cheval et non de bœuf, alors même que tous les experts disent que l’on ne peut se tromper : l’aspect et la couleur sont différents.
Cette
double erreur invite à être prudent quant à la qualification des faits :
on a très vite conclu à la fraude volontaire. Mais pour que cette fraude puisse
fonctionner, il fallait la complicité de deux entreprises, ce qui n’a pas été
prouvé. Une autre hypothèse, plus inquiétante, peut-être, est qu’il s’agit non
pas d’une fraude volontaire, mais d’une accumulation d’incompétence et de
défauts d’organisation.
Les
propos extravagants tenus par le dirigeant de Spanghero à la télévision, lorsque
son entreprise a été mise en cause, peuvent faire penser qu’il ne connaissait
pas la nomenclature internationale, qu’il ne la vérifiait pas. Quant à ce qui
s’est produit chez Comigel, on n’a guère d’information, mais s’il est vrai,
comme le disent tous les professionnels que l’on ne peut confondre les deux
viandes, on peut imaginer que le personnel chargé de transformer la viande a
bien vu qu’il s’agissait de cheval mais n’avait aucun moyen de savoir que cette
viande était destinée à des plats préparés au bœuf ou, autre hypothèse, aucun
moyen de le faire savoir à leur hiérarchie. Dans les deux cas, on aurait
affaire à des dysfonctionnements de l’organisation classiques.
La
tricherie volontaire n’est donc pas nécessaire : on peut imaginer des
scénarios qui en font l’économie. Mais elle n’est certainement pas à exclure. Et
pas seulement pour le minerai de viande. On atout récemment, appris que la
fraude pouvait se produire ailleurs, au moment de l’abattage. Le 27 février, Ouest France a fait état d’une tromperie de
ce type : un éleveur normand envoie à un abattoir appartenant au groupe
Leclerc trois vaches de réforme, des vaches laitières (voir sur cette affaire,
la « mise au point » de Michel-Edouard Leclerc dans
son blog). Il est amené quelques jours plus tard à vérifier les carcasses, ce
qui ne se fait en général jamais. Il découvre que ses bêtes ont été revendues
comme bêtes à viande. Ce qui n’est pas la même chose et ne vaut surtout pas le
même prix : l’écart est de 6€ le kilo, soit de l’ordre de 1500€ pour une
bête. Là encore, on peut s’interroger : tromperie volontaire ?
erreur ? Reste que l’on découvre qu’il y a là matière à une fraude à peu
près indétectable dés que la viande a été débitée.
Est-ce
un cas exceptionnel ou découvrirait-on si l’on faisait des enquêtes plus
approfondies d’autres exemples de ce type de fraude ? Sans doute. L a
presse britannique faisait il y a quelques jours état d’œufs bio pondus par des
poules élevées en batterie. Autant dire que les consommateurs ont de bons
motifs de s’inquiéter.
Négociants et traders
Le horsegate a mis en évidence le rôle d’acteurs dont on ne
soupçonnait même pas l’existence : les négociants en viande et traders qui
servent d’intermédiaires entre les abattoirs et les industriels qui
transforment la viande en plats préparés. Il y en a eu trois dans l’affaire
Findus, dont un néerlandais installé à Chypre à la réputation sulfureuse, déjà
accusé de vendre de la viande de cheval pour de la viande de bœuf.
Ces intermédiaires ont été rapidement vilipendés. Et il est
vrai que l’on ne comprend pas très bien un circuit des factures et commandes
qui fait intervenir deux traders, l’un aux Pays-Bas, l’autre à Chypre, et une
société spécialisée dans le négoce Spanghero. Tout cela paraît absurde et la
réaction naturelle, spontanée a été de demander la fin de ces circuits longs.
D’où la volonté des pouvoirs publics de favoriser les circuits courts et celle
des industriels de se fournir exclusivement en viande bovine française, ce qui
réduit les détours. Tout cela paraît de bon sens, mais on s’est peu interrogé
sur le rôle de ces négociants et traders. Pourquoi existent-ils ?
qu’apportent-ils ? sont-ils vraiment inutiles, comme on a pu en avoir le
sentiment ?
C’est, évidemment, un peu plus complexe. Ces négociants
mettent en contact abattoirs qui produisent de la viande et industriels qui la
transforment. Leur rôle est d’autant plus utile que le marché s’est mondialisé
et que les abattoirs ne peuvent pas plus entretenir des relations avec tous
leurs clients potentiels que les industriels ne peuvent le faire avec leurs
éventuels fournisseurs. Un intermédiaire spécialisé dans ces transactions qui
travaille avec des dizaines d’abattoirs et des centaines de clients potentiels
est nécessaire. Il l’est pour accélérer les transactions mais aussi pour
trouver des débouchés à des produits qui n’en auraient pas sur leur marché
national.
Pour ne prendre que quelques exemples, ces traders trouvent
des clients pour les pattes des poulets que nous abattons. Nous ne les
consommons pas, mais les Chinois le font. Ils savent à qui s’adresser pour les
vendre. Même chose avec les pieds et les oreilles de porc dont les Chinois sont
friands. Ce faisant, ils valorisent des produits que nous détruirions
autrement. Lorsqu’un de ces traders vend 2,50€ le kilo d’oreille de porc, il
augmente la valeur du porc abattu, ce qui profite à tout le monde, tant en
amont qu’en aval.
Cela fonctionne naturellement dans les deux sens. Ces mêmes
négociants et traders donnent aux industriels et distributeurs français accès à
des produits étrangers auxquels ils n’auraient pas accès autrement. L’une de leurs
missions est de chercher, pour le compte de ces clients, les produits le
meilleur marché. Et en ce sens, ils contribuent tout à la fois à la baisse prix
des produits industrialisés, ce qui est bon pour le consommateur, et à la
baisse des cours de la viande, ce qui est mauvais pour les producteurs.
Le plus souvent ces traders ne touchent pas la marchandise,
ne la voient pas, ils travaillent avec des téléphones, des faxes et des
courriels. Cela choque mais cela contribue également à réduire les coûts :
travailler ainsi évite le transport et le stockage chez des intermédiaires, la
viande part directement de l’abattoir pour aller chez l’industriel sans passer
par les magasins d’un grossiste.
Ces négociants et traders jouent donc un rôle bien plus
subtil qu’on ne le dit dans un processus dont ils sont devenus une pièce
maitresse, avec tout ce que cela comporte de conséquences, de baisses des prix
pour le consommateur mais aussi d’incertitude et de risques de tromperie sur la
marchandise.
Circuits courts, transformation de l’industrie
agro-alimentaire
Depuis que la crise de la viande chevaline a explosé, on
voit la plupart des grandes marques annoncer qu’elles n’utiliseront plus
dorénavant que de la viande bovine d’origine française. Leur objectif est de rassurer
les consommateurs qui ont massivement réduit leurs achats de plats préparés
avec des chutes passant les 40%, mais est-ce que cela suffira ? On le
saura dans quelques semaines mais on peut d’ores et déjà anticiper que cette
crise va modifier profondément l’industrie agro-alimentaire.
On s’est interrogé sur cette promesse de n’utiliser que
de la viande produite en France : y en aura-t-il assez pour satisfaire la
demande ? On a entendu là-dessus tout et son contraire. Certains affirment
que le cheptel français ne permettra pas de répondre immédiatement à la
demande, d’où une augmentation des prix. D’autres, ce sont en général des
professionnels bien informés de l’état des marchés, sont beaucoup moins
inquiets. Ils font valoir que les industriels utilisent déjà beaucoup de viande
d’origine française dans leur production, de l’ordre de 70 à 80% pour les
grands distributeurs (Carrefour, Intermarché), et que la demande supplémentaire
sera relativement faible : ils l’estiment à 40 000 tonnes de viande bovine,
alors que la France en produit chaque année 1 million (chiffres cités par un
professionnel dans un article
de LSA). L’impact devrait donc être limité, ce qui veut dire que cela ne
relancera pas autant qu’on pouvait l’espérer l’élevage en France mais aussi que
les prix des produits finis, lasagnes, pizzas… n’augmenteront que faiblement.
La viande française coûte en moyenne 15% de plus que d’autres
que l’on peut trouver en Europe, mais le surcoût dans le magasin ne devrait pas
être de plus de 5%, il n’y a pas que de la viande dans ces plats préparés, soit
quelques centimes pour le consommateur. Picard surgelés, pour ne prendre que
cet exemple, vend ses lasagnes à la bolognaise, 3,50€ la barquette de 1kg, une
augmentation de 5% représente 17 centimes que les industriels et distributeurs
réduiront, ne serait-ce que pour relancer des ventes en perdition et qu’ils ne
répercuteront sur l’acheteur final que lorsque la consommation aura repris. Et
s’il apparaît que celle-ci reprend plus facilement sur les produits à base de
viande française, ils tiendront leurs promesses de ne se fournir qu’en viandes
produites sur le territoire national.
Ils le feront d’autant plus que ces fraudes, tromperies,
incidents de toutes sortes devraient inciter les distributeurs à investir en
amont, dans la chaine de production. Dans l’affaire du horsegate, il n’y a pas
de catastrophe sanitaire et les distributeurs n’ont eu pour seule punition, si
j’ose dire, que de retirer de leurs rayons les produits incriminés, mais s’il y
avait eu un désastre sanitaire, des malades ou des morts, ils auraient été en
première ligne. Le distributeur est, en effet, responsable de ce qu’il vend. Le
risque est trop important pour qu’ils n’en prennent pas la mesure et qu’ils ne
cherchent pas à s’en protéger. Et l’une des meilleures manières de faire est de
contrôler tout le processus. C’est ce qu’un certain nombre d’enseignes font
d’ores et déjà : Les Mousquetaires possèdent 60 unités de production
agro-alimentaires qui emploient 9500 personnes et une flotte de pêche de 17
navires. Les lasagnes vendues dans ses magasins, dans ceux d’Intermarché, une
de ses marques, comprennent à 90% de la viande d’origine française. Même chose
pour le groupe Leclerc qui possède plusieurs abattoirs. Ce mouvement
d’intégration verticale devrait prendre de l’ampleur. Tout simplement, parce
que, selon une règle ancienne qu’avait identifiée au 19ème siècle
l’un des premiers théoriciens du management, Charles Babbage que l’on connaît
mieux comme inventeur de l’ordinateur, l’intégration verticale favorise le
contrôle. Une usine de production de lasagne dépendant d’un distributeur sera
plus attentive au risque encouru par sa maison mère qu’une entreprise
indépendante. Surtout si elle est étroitement surveillée et dirigée par des
gens dont la carrière dépend du groupe.
Si j’insiste sur ce dernier point, c’est que le horsegate a
également mis en évidence l’importance de ce type de contrôle capitalistique.
L’entreprise la plus impliquée dans cette affaire, celle dont on a, en tout
cas, le plus parlé, Spanghero, est la filiale d’une coopérative agricole,
c’est-à-dire d’une entreprise conçue, à l’origine pour protéger les intérêts de
ses membres, les cultivateurs du Sud-ouest et dont l’organisation donne, au
moins en théorie, à ses membres de grands pouvoirs, un peu comme dans ces
mutuelles bancaires dont les publicités nous disent, aujourd’hui en permanence,
qu’elles sont plus fiables que les banques traditionnelles, parce qu’elles
sont, justement, des coopératives. Encore faut-il que le lien entre la maison
mère et ses filiales de droit privé de ne distende pas trop. C’est ce qui s’est
manifestement produit dans le cas de Spanghero dont les dirigeants semblent
avoir oublié qu’ils étaient là pour servir leurs actionnaires, c’est-à-dire les
adhérents de la coopérative. A moins que le management de celle-ci n’ait oublié
sa mission, ce qui est l’hypothèse la plus probable. A force de ne jurer que
par la « valeur pour l’actionnaire » on en finit par oublier les
intérêts réels de ces mêmes actionnaires.
Pour conclure
Tromperie sans conséquences sanitaires graves, ce horsegate
européen a mis en lumière les pratiques de l’industrie agro-alimentaire et ses
faiblesses. Elle annonce probablement une transformation profonde de son
organisation. Il y aura, malgré les réserves de la Commission Européenne, des
réglementations plus strictes en matière d’étiquetage ; il y aura,
surtout, une réorganisation de cette industrie avec une intégration plus poussée
des distributeurs vers l’amont et une recherche de plus de proximité de la part
des consommateurs. Cela se fera sans doute discrètement, le seul changement
visible n’étant pour les consommateurs qu’une évolution dans les messages et
slogans publicitaires, les enseignes mettant plus demain qu’aujourd’hui
l’accent sur l’origine de leurs produits : cultivés en Charente, pêchés
par nos bateaux, fabriqués dans nos usines avec de la viande française… ce qui
ne devrait pas changer grand chose quant à la qualité : des lasagnes
bolognaises surgelées seront toujours, j’ai envie de dire malheureusement… des
lasagnes bolognaises surgelées.
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