Pourquoi tant de défiance?
Le
CEVIPOF, centre de recherche de Sciences PO, vient de publier la dernière
édition de son baromètre sur la confiance.
Le
CEVIPOF est un centre surtout spécialisé dans les questions politiques et c’est
là-dessus que cette enquête comme les précédentes met l’accent, mais les
économistes savent depuis longtemps que la confiance est un lubrifiant
indispensable aux échanges. Kenneth Arrow parlait d’institution invisible du
marché et, plus près de nous, Yann Algan et Pierre Cahuc, deux économistes
reconnus, ont rencontré un certain succès en publiant un petit livre dans
lequel ils montraient que nos difficultés économiques chroniques sont, pour
beaucoup, liées à la défiance qui nourrit nos relations sociales. « La France, écrivaient-ils alors, est engagée dans un cercle vicieux dont les
coûts économiques et sociaux sont considérables. Depuis plus de vingt ans, des
enquêtes menées dans tous les pays développés révèlent qu’ici plus qu’ailleurs,
on se méfie de ses concitoyens, des pouvoirs publics et du marché. Cette défiance
allant de pair avec un incivisme plus fréquent… » Ils avaient cherché,
de manière un peu acrobatique, l’origine de cette société de méfiance dans
notre modèle social. J’ai, à la sortie de ce livre assez vivement critiqué,
leur méthode (La société de défiance), mais sur le fond, je partageais leur
opinion qu’il y a un lien entre confiance et performances économiques. Ce qui
rend d’autant plus intéressant ce sondage approfondi que vient de réaliser et
publier le CEVIPOF et qui trace un portrait de la société française qui hésite
encore, qui ne sait vraiment sur quel pied danser.
Une profonde méfiance
Premier enseignement de ce sondage : les Français n’ont
pas le moral. Quand on leur demande quel est leur état d’esprit actuel, 32%
répondent la méfiance, 31%, la morosité, 29% la lassitude.
Morosité et lassitude peuvent être liés à la situation
économique, à se sentiment de tunnel qui n’en finit, dont on ne voit pas le
bout que donnent les indices économiques, les annonces de licenciement et les
commentaires des observateurs. Mais cela peut changer rapidement. La méfiance
paraît plus profondément enracinée. Pour 73% des Français, on n’est jamais
assez prudent quand on a affaire aux autres. Seuls 26% pensent que l’on peut
faire confiance à la plupart des gens. Ce qui est peu, d’autant que les mêmes
qui se font si méfiants reconnaissent, à hauteur de 61%, que la plupart des
gens font leur possible pour se conduire correctement. Ce qui devrait plutôt
inciter à la confiance, mais ce n’est pas le cas.
Les Français ne font vraiment confiance qu’aux gens qu’ils
connaissent bien. On a le sentiment que plus l’on connaît les gens depuis
longtemps, plus les contacts sont fréquents et plus la confiance s’installe.
95% des Français font confiance à leur famille, 44% seulement aux gens qu’ils
rencontrent pour la première fois. On se méfie de l’inconnu et, bien sûr, de
l’étranger.
On dira que c’est bien normal, que c’est dans la nature des
choses. Ce qui serait à vérifier. Après tout, et pour parler comme les
économistes, la méfiance accroit les coûts de transaction, ralentit les
échanges.
Mais il n’y a pas que les relations personnelles. On observe
le même phénomène pour les institutions : plus elles sont proches, plus on
leur fait confiance. On fait plus confiance au conseil municipal qu’au conseil
régional, à celui-ci qu’à l’Union Européenne ou au gouvernement. Plus
l’institution est éloignée plus on s’en méfie.
On peut interpréter ces chiffres de plusieurs manières. On
peut trouver tout cela naturel et logique. On peut également y voir un effet de
ce qu’on appelle parfois la lepénisation des esprits. On pense, en effet, à la
formule de Jean-Marie Le Pen : « Je préfère mes filles à mes nièces, mes nièces à mes cousines, mes
cousines à mes voisines… ». Lepénisation que l’on retrouve ailleurs
dans ce sondage, notamment à propos de la peine de mort.
Si l’on examine les choses d’un point de vue économique, on
doit en tout cas s’inquiéter. Ce goût de la proximité, je devrais plutôt dire,
cette recherche de la sécurité dans la proximité est d’un point de vue social
la stratégie la plus inefficace. Des sociologues, spécialistes de l’analyse des
réseaux, ont montré que l’on avait plus de chance de trouver du travail si l’on
mobilisait ce que Granovetter appelait des liens faibles, des gens que l’on ne
connaît pas vraiment, des amis d’amis d’amis que si l’on se contente de
solliciter ceux avec lesquels on entretient des liens forts : amis,
famille, proche. Ce qui est assez logique : ces amis d’amis d’amis ont
accès à des réseaux, à des sources d’informations infiniment plus variées que
nos amis directs ou, plutôt, ils ont accès à des réseaux et sources
d’information auxquels nous n’avons pas accès alors que nous partageons en
général les réseaux et sources d’information de nos proches.
Cette méfiance que révèle ce sondage suggère que les
Français se referment sur eux-mêmes et ratent, donc, des occasions de trouver
un travail, de monter des affaires qui sont à leur portée mais qui exigeraient
qu’ils s’ouvrent un peu plus aux autres.
Cette méfiance présente d’autres inconvénients :
- elle fait rater des opportunités : plutôt que d’aller de l’avant, on multiplie les précautions même lorsque les risques sont faibles, voire inexistants. On critique souvent la rigidité des règles administratives en matière de création d’entreprise, d’emploi, mais on devrait regarder du coté des règles que chacun crée pour se protéger, pour protéger l’accès à son ordinateur, éviter que l’on vienne voler des informations qui n’ont en réalité rien de confidentiel. La rigidité, la complexité se nourrissent de cette méfiance de tous les jours ;
- elle conduit à l’homogénéité, on se réunit entre proches sans voir que cela limite le champ de nos expériences collectives et que cela réduit nos expériences et donc la connaissance de notre environnement.
Méfiance et mauvaise
image de soi
Cette méfiance à l’égard des autres contribue, si l’on en
croit les résultats de ce sondage, à une dégradation de l’image de soi. A peu
près la moitié des Français sont satisfaits de leur vie, elle correspond,
grosso-modo, à leurs attentes, mais seule une minorité (de l’ordre de 45%) a
une image positive de soi-même et 18%, ce qui n’est pas rien, a parfois le
sentiment d’être un raté. Cela va naturellement avec un pessimisme
ambiant : seuls 35% des Français sont optimistes lorsqu’ils pensent à leur
avenir.
Là encore, ces résultats peuvent inquiéter. Une mauvaise
image de soi n’invite évidemment pas à prendre des initatives, à faire preuve
d’audace. S’il faut être convaincu de sa bonne étoile pour se lancer dans des
opérations un peu risquées, le pessimisme et le doute n’incitent pas à se
lancer dans l’innovation et la création d’entreprise.
On peut naturellement se demander pourquoi tant de Français
ont une image aussi négative d’eux-mêmes. Le regard sur la carrière
professionnelle est probablement pour beaucoup mais tout le monde n’a pas de
carrière brisée, remplie de trous, de périodes de chômage, de CDD à répétition.
Pour certains, c’est sans doute lié au sentiment de déclassement :
on n’a pas le statut auquel on pensait pouvoir prétendre. C’est sans doute le
cas de beaucoup de fonctionnaires, d’enseignants, de cadres moyens qui se
retrouvent, alors qu’ils ont fait des études longues et complexes, noyés dans
la masse.
Pour d’autres, ce peut être lié à un sentiment d’être
encalminé, de faire du sur place, d’être comme ces voiliers perdus au milieu de
l’océan lorsque le vent est tombé.
Ce dernier sentiment paraît largement partagé si l’on en
juge par les réponses aux questions de ce sondage qui portent sur le monde
professionnel. D’un coté, les Français semblent satisfaits de l’autonomie qui
leur est donnée dans le travail, des responsabilités qui leur sont confiées et
du sens qu’ils lui trouvent, ils ne travaillent pas pour rien, de l’autre, ils
doutent de recevoir une promotion dans le futur proche. Leur parcours social
semble figé.
Ce n’est pas la première enquête qui révèle ce sentiment qui
peut prendre plusieurs formes : crainte de ne pas faire aussi bien que ses
parents, inquiétude quant à ses revenus futurs, mais la répétition de ces
résultats intrigue. D’autant que ce sentiment paraît relativement nouveau
puisque depuis la révolution française, la société était animée par une espèce
de mouvement de promotion sociale que l’on trouve aussi bien dans la
litétrature, on pense aux jeunes ambitieux des romans de Balzac, à Rastignac, que
dans l’expérience, moins flamboyante mais plus largement partagée, des
générations qui ont quitté le temps long, immobile de la vie rurale pour celui
plus agité de la vie urbaine.
S’agit-il d’un phénomène passager ou d’une modification de
notre perception du temps ? on a le sentiment de vivre dans une société de
l’accélération comme l’écrit le sociologue allemand Hartmut Rosa, mais on peut
se demander si cette accélération permanente ne cache pas, en réalité, une
société qui se fige lentement.
La perception ambiguë de l’entreprise
Autres résultats intéressants de cette enquête : ceux
qui concernent le monde de l’entreprise qui n’est pas la mal aimée de la
société française que décrit parfois le Medef, mais qui n’échappe pas, non
plus, à la critique.
On l’a deviné, les entreprises n’échappent pas à a défiance
généralisée : seuls 42% des Français ont confiance dans les grandes
entreprises privées, moins que dans la justice, la police, les grandes
entreprises publiques, l’armée, l’école et les hôpitaux. Mieux cependant que
les syndicats (35%), les banques (25%), les médias (23%) et les partis
politiques (12%). Et, cependant, malgré cette défiance, 53% des Français
pensent qu’il faudrait leur donner plus de liberté.
Contradiction ? Sans doute, mais peut-être faut-il
faire la part du paysage politique. En octobre 2011, 58% des Français pensaient
que l’Etat devrait contrôler et réglementer plus étroitement les entreprises.
Tout se passe comme si les Français n’avaient pas sur le sujet d’opinion bien
tranchée : ils réagissent à l’actualité, veulent plus de contrôle lorsque
les entreprises font la une à l’occasion de scandales, et plus de liberté
lorsqu’à l’inverse, les politiques montent au créneau.
Reste cette défiance qu’un autre élément du sondage, assez
étonnant, révèle. Les auteurs de l’enquête ont demandé aux Français ou, plutôt,
aux 1509 personnes représentatives de la population française de plus de 18
ans, qu’ils ont interrogées sur internet, quels étaient à leurs yeux les moyens
d’expression des citoyens les plus efficaces.
Le vote arrive largement en tête avec 65% des citations, ce
qui n’est pas très étonnant, mais il est immédiatement suivi du boycott des
entreprises et des produits (38%) loin devant les manifestations dans la rue
(32%), la grève (21%) ou le militantisme dans un parti politique (9%).
Le boycott plus fort que les manifestations de rue ou que
les grèves ! Pourquoi ? sinon parce que l’on veut pouvoir contrôler
soi-même ce que l’on achète, ce que l’on mange : on ne fait plus confiance
aux entreprises, alors même que jamais nous n’avons eu des produits aussi contrôlés.
Mais il n’y a pas que cela.
L’acte d’achat, l’un de ceux que nous pratiquons le plus
fréquemment, est dorénavant perçu comme un moyen d’afficher une opinion, ce que
la publicité ne manque pas de nous rappeler chaque fois qu’elle nous parle des
valeurs que l’on ne partage pas autour d’un pot de rillette. C’est exprimer une
opinion, c’est agir, agir individuellement et de manière très ciblée, mais
c’est aussi le faire sans gêner ses voisins : boycotter un produit ne
bloque pas toute une société comme peut faire une grève ou toute une ville
comme peut faire une manifestation. Cela ne gêne personne sinon celui que l’on
vise directement.
Cette préférence pour le boycott est d’autant plus
surprenante que rares sont les organisations qui y font appel en France. Il
entre sans doute beaucoup d’illusion dans cette préférence, il est rare que des
boycotts modifient les comportements des entreprises, mais elle illustre bien
cette synthèse que la société française semble faire entre la volonté de
contrôler sa vie, le sentiment qu’a la majorité d’avoir un contrôle sur sa vie
(63%) et la défiance à l’égard des institutions de toutes sortes. Le boycott est
la réponse de celui qui se méfie des institutions mais a cependant le sentiment
de contrôler sa vie, d’être libre.
Une France déprimée ou une France dont les valeurs
changent ?
On peut, à la lecture de cette enquête, s’interroger.
Dessine-t-elle le portrait d’une France qui déprime et se replie sur elle-même,
qui cherche refuge dans la proximité, dans la chaleur du foyer familial, comme
on pourrait être tenté de le voir à première lecture ? ou, nous
propose-t-elle, une France en mutation, dont les valeurs sont en pleine
évolution ? qui ne croit plus aux grands récits collectifs, qui a pris
acte de la fin du progrès, ce que d’autres ont appelé la fin de
l’histoire ? qui n’est pas mécontente de son sort, de son travail mais qui
n’y voit plus un instrument de promotion dans une société qui se fige
lentement ? Une France qui aime donner son opinion, qui se sent libre et ne
veut pas manquer une occasion d’exercer cette liberté, mais dans des espaces
privés, le vote, la consommation ?
Une France complexe, contradictoire, qui hésite, à cheval
sur le monde d’hier et sur celui de demain…
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