Les chroniques économiques de Bernard Girard

3.1.13

A propos des 75% et des hauts revenus




Le Conseil Constitutionnel a donc choisi de retoquer la taxe de 75% sur les revenus de plus de 1 million d'euros que François Hollande avait promis pendant la campagne électorale. De quoi donner de la migraine à un Président qui a du, hier soir, nous donner un peu d'espoir dans une conjoncture particulièrement dégradée, mais aussi  l'occasion de revenir sur les raisons de cet échec. On retiendra de cet épisode pas très glorieux trois choses :
  • le gouvernement a péché moins par incompétence, comme le suggère ce matin Libération, que par excès de subtilité. A vouloir transformer un slogan de campagne en mesure fiscale provisoire il s'est pris les pieds dans le tapis. Le Conseil Constitutionnel lui a justement fait remarquer qu'il n'était pas très équitable de taxer à 75% un couple dont l'un des membres gagne 1,2 million € et l'autre rien et d'épargner celui dont les membres gagnent chacun 900 000€ ;
  • les institutions sortent de cette affaire renforcées : on n'a pas entendu du coté du parti socialiste ou du gouvernement de protestations contre un Conseil Constitutionnel dont les membres ont tous été nommés par la droite. Il est vrai que celui-ci a fait son travail de manière impeccable sans condamner la politique du gouvernement. C'est un progrès. Le mot "sereinement" utilisé par l'Elysée pour décrire la réaction de François Hollande est probablement hypocrite mais il dit l'essentiel : il n'y aura pas de polémique, chacun est dans son rôle ;
  • la question des hautes rémunérations a été mal posée alors même qu’elle est de plus en plus présente, comme le montre la polémique naissante sur les salaires excessifs des comédiens des films populaires. Dans un nombre croissant de domaines, le sport, les affaires, la culture, la distribution des ressources est de plus en plus inégalitaire. Quelques uns font fortune quand la grande majorité s'appauvrit. C'est de tous points de vue mauvais et il faut lutter contre, mais comment ?
Des rémunérations destructrices
L’opinion a, à l’égard de ces hautes rémunérations une attitude ambiguë. D’un coté, elle s’offusque volontiers des salaires extravagants de tel ou tel. De l’autre, elle trouve normal que les comédiens, les footballeurs, les dirigeants de grandes entreprises aient des rémunérations élevées voire très élevées. Ils les ont, dit-on en résumé, bien méritées.

Qu’ils les aient méritées est une questions que l’on peut discuter sans fin. Je ne m’y hasarderai donc pas, me contentant simplement de rappeler que les vedettes sportives, les comédiens, les hommes d’affaires n’avaient pas moins de talent dans les années soixante et avaient des revenus sans commune mesure. Le talent seul n’explique donc pas leur richesse d’aujourd’hui. Mais j’y reviendrai. L’important est ailleurs : ces rémunérations très élevées de quelques uns, qu'elles soient ou non justifiées ont des effets corrosifs sur nos sociétés, effets que l’on ne mesure pas forcément toujours à leur juste valeur.
On a beaucoup parlé ces dernières semaines de l’exil fiscal de Gérard Depardieu. Toutes autres questions mises à part, il convient de rappeler que les sommes qu’il ne versera pas au fisc en allant s’installer en Belgique auront un effet sur la société française : elles augmenteront notre endettement forçant le gouvernement à réduire ses dépenses publiques ou à augmenter les impôts de ceux qui restent, c’est-à-dire des classes moyennes.

On me dira que les impôts de Gérard Depardieu ne sont qu’une goutte d’eau dans le budget de l’Etat. C’est vrai. Et s’il était le seul, cela n’aurait guère d’importance, mais nombreux sont ceux qui ont suivi le même chemin de manière plus discrète. Et plus nombreux seront-ils encore demain puisque ces comportements ne se contentent pas de réduire les recettes fiscales de l’Etat dans une période où il en a particulièrement besoin, ils incitent à faire de même.

Gérard Depardieu n’est pas parti honteux, il a affiché sa détermination et trouvé des hommes politiques, à droite, pas beaucoup, quelques uns, pour le défendre. Or, pourquoi une grande vedette aurait-elle le droit d’échapper à l’impôt et pas n’importe quel autre citoyen ? comment accepter que ceux qui en ont la possibilité partent et ne pas, du même coup, trouver des excuses à ceux qui ne déclarent pas tous leurs revenus ?  Comment, surtout, condamner ceux qui vont chercher les moyens d’échapper à l’impôt sans forcément tricher. Or, il est, pour les grandes entreprises, un moyen relativement simple d’éviter à leurs dirigeants une imposition trop lourde : il leur suffit de déplacer leur sège social, de l’installer à Bruxelles, Londres ou Amsterdam. Ce n’est pas à la portée de toutes les entreprises, mais les plus grandes, les plus internationalisées, celles qui ont des équipes un peu partout dans le monde peuvent être tentées de le faire pour permettre à leurs cadres dirigeants, à ceux qui touchent de gros salaires et gros bonus d’échapper à l’impôt.

Or, au delà des pertes de recettes pour l’Etat il y a le risque que présente l’éloignement d’un comité de direction. Pour les dire les choses plus simplement, il est bien plus facile de se séparer d’une usine française lorsque l’on est installé à Bruxelles ou Amsterdam que lorsque l’on a ses bureaux à Paris.

The winner takes all
Ces hautes rémunérations ont un autre inconvénient majeur : elles creusent les inégalités. Plus même, elles contribuent à les créer. Dans tous les secteurs concernés, sport, cinéma, affaires, on observe le même phénomène que les anglo-saxons ont résumé d’une simple phrase : « the winner takes all », le gagnant emporte tout. Emporte tout au dépens des autres, de tous les autres : plus quelques uns s’enrichissent plus la part laissée à l’immense majorité rétrécit.

Plusieurs mécanismes expliquent ce phénomène. Dans le cas des sportifs et des comédiens, c’est la réputation qui compte ou, plutôt, l’idée que se font les décideurs de la puissance d’attraction de tel ou tel sportif ou de tel ou tel comédien. Responsables de clubs de football, programmateurs de télévision jugent que tel ou tel va attirer du public et qu’il est donc nécessaire de l’avoir avec soi. Est-ce vrai ? attire-t-il vraiment autant de monde que le croient ces décideurs ? ce n’est pas certain mais peu importe : ils le croient, et comme ils le croient, leurs concurrents le croient également. On est dans un dispositif voisin de celui que décrivait René Girard lorsqu’il parlait du désir mimétique : je désire ce que tu désires… et je lui donne donc une valeur d'autant plus importante que nous sommes entrés en compétition pour l'obtenir.

Ceux qui sont l’objet de tant de désirs sont en position de demander toujours plus. Qui pourrait le leur refuser ? ce n’est pas le talent de Daniel Auteuil qui fait ses cachets extravagants, c’est sa position de force dans le jeu des désirs des responsables des grandes télévisions qui sont convaincus que son nom sur une affiche va attirer des téléspectateurs devant leur écran plutôt que devant celui de leurs concurrents. Reconnaissons que les heureux élus de cet étrange ballet auraient bien tort de ne pas en profiter même le résultat économique final est déplorable : à force de payer trop cher leurs vedettes, les clubs sportifs sont tous au bord de la faillite et, si j’en crois Vincent Maraval, le producteur à l’origine de la polémique sur le salaire des acteurs, la même chose pour tous ceux films qui perdent de l’argent tant ils paient cher leurs vedettes.

Dans le monde des affaires, le mécanisme est différent, plus subtil et à double détente. Pour lutter contre l’alliance des dirigeants et des salariés et inciter le management à se préoccuper d’abord des actionnaires, on a donné aux cadres dirigeants des grandes entreprises des rémunérations complémentaires indexées sur le cours de la bourse de l’entreprise qui les emploie, ce qui leur permet, lorsque celui-ci progresse, de s’enrichir rapidement. Ce mécanisme incite les dirigeants à adapter leurs comportements à tout ce qui peut faire monter les cours de la Bourse lorsqu’ils ont l’intention de vendre leurs propres actions. Ce qui peut être un problème et explique ces licenciements que l’on appelle boursiers. Mais il n'y a pas que cela.

Ce système fait monter les salaires de tous les dirigeants, de ceux dont l’entreprise va bien mais aussi, ce qui peut paraître plus surprenant, de ceux dont l’entreprise va moins bien. Pour le comprendre, il suffit de se glisser un instant dans la salle de réunion où un conseil d’administration reçoit des candidats à un poste de direction. Tous les candidats vont naturellement prendre comme référence dans ces négociations les meilleurs des dirigeants des entreprises comparables. Et s’ils craignent de ne pouvoir améliorer le cours de la bourse de l’entreprise, ils insisteront moins, dans leurs demandes, sur des bonus inaccessibles que sur une augmentation du salaire de base. Ce qui explique qu’aux Etats-Unis les patrons des entreprises en grande difficulté ont des salaires tout aussi importants que ceux des entreprises en bonne santé. Ce qui est absurde : on coupe dans les effectifs pour réduire les coûts, mais surtout pas dans les rémunérations des dirigeants.

Ce système de double rémunération, salaire de base + bonus de toutes sortes donne aux dirigeants la possibilité de maximiser en toutes circonstances leurs revenus. Ce n’est plus leur talent qui est récompensé mais leur capacité à bien négocier. Ce qui est tout autre chose.

Ces mécanismes contribuent donc à augmenter les rémunérations des plus chanceux alors même que celles des autres ont tendance à stagner. Tendance qui devrait d’ailleurs seconfirmer dans les années qui viennent. Les débuts de carrière difficiles de tant de jeunes, et je ne parle là de ceux qui restent sans emplois mais de ceux qui vont de stage en stage, de CDD en CDD, sont un handicap pour la suite : on sait d’expérience que les premières années sont déterminantes pour les salaires des années suivantes. Ceux qui commencent dans la difficulté ont, en général, beaucoup de mal à rattraper ceux qui ont eu plus de chance. Leurs revenus s’en ressentent pendant de nombreuses années.

Casser ces mécanismes ? oui, mais comment ?
A l’inverse de ce qu’affirment sans en apporter la moindre preuve ses partisans, ce système du « winner takes all » ne rémunére ni le talent ni le travail. Il rémunère l’habileté et les rapports de force favorables, ce qui est tout autre chose. Et ses effets sont détestables : il contribue à creuser les inégalités, à appauvrir les autres salariés, appauvrissement dont on ne prend pas vraiment conscience tant l’accès aux biens de consommation a été facilité grâe, d’une part, au crédit, et, d’autre part, aux baisses de coûts qu’apporte la globalisation. Il convient donc de casser ces mécanismes.

François Hollande pensait pouvoir le faire en introduisant cette taxe de 75% qui aurait eu pour effet, si elle avait été appliquée de réduire l’intérêt des rémunérations les plus élevées : à quoi bon gagner beaucoup plus si l’essentiel du salaire part en impôts ? mais le Conseil Constitutionnel en a décidé autrement et, ce faisant, il incite le gouvernement à reprendre sa copie et à se concentrer sur l’essentiel : non pas un taux, 75, 70, 80% peu importe, mais une correction des mécanismes qui produisent ces excés. Dit autrement : peut-on limiter ces rémunérations ? et comment ?

La fiscalité est certainement un élément de la solution, mais on a vu qu’elle a montré ses limites. Il faut donc regarder ailleurs.

Parlant des acteurs, Vincent Maraval propose de se fixer un plafond au delà duquel aucun comédien ne pourrait être rémunéré. Il parle de 400 000€. D’autres imaginent des modes de rémunération indexés sur le succès d’un film. On devine que la solution est là à chercher du coté des contrats que les producteurs signent avec les comédiens.

Dans le domaine du sport, la question est différente. Le problème majeur est la durée des carrières et la difficulté qu’éprouvent les sportifs à se reclasser ensuite. Là est sans doute la solution : plutôt que de leur proposer des salaires mirifiques dont il n’ont probablement que faire, sauf à s’acheter des Ferrari, mieux vaudrait leur proposer des contrats qui étalent leurs revenus sur une période beaucoup plus longue, financent leur formation initiale et leur reconversion. S’il est normal que leurs efforts soient récompensés et que les télévisions, puisque ce sont elles, en définitive qui profitent du spectacle qu’ils donnent, paient à hauteur des bénéfices qu’elles tirent du sport, rien n’impose de tout leur verser pendant leur période d’activité.

Dans le cas du management des grandes entreprises, les choses sont plus délicates. Il parait difficile d'envisager des dispositifs qui définissent un plafond pour les rémunérations des dirigeants dans un monde ouvert. L’arme fiscale serait la plus efficace si les entreprises et leurs dirigeants ne pouvaient si facilement y échapper en traversant les frontières. Ce qui suggère là encore une piste : une harmonisation fiscale entre les différents pays. Cela pourrait commencer au sein de l’Europe et cela permettrait de traiter aussi bien des questions des rémunérations individuelles que de celles, beaucoup plus préoccupantes, de l’évasion fiscale que pratiquent de manière systématique toutes les grandes entreprises internationales sous couvert d’optimisation.

En ces périodes de lutte contre la dette, l’Europe aurait là une belle occasion de prouver son utilité.

1 Comments:

  • "A l’inverse de ce qu’affirment sans en apporter la moindre preuve ses partisans, ce système du « winner takes all » ne rémunére ni le talent ni le travail. Il rémunère l’habileté et les rapports de force favorables, ce qui est tout autre chose. Et ses effets sont détestables" : tout à fait ! Et vous avez raison de souligner que ce système, féodal par essence, n'est pas près de disparaître.

    By Anonymous FrédéricLN, at 11/01/2013 18:46  

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