Les chroniques économiques de Bernard Girard

17.11.12

Chômage : et si l'on relisait Alfred Sauvy


 Alfred Sauvy fut un économiste et démographe important dans la France des années trente aux années soixante-dix. Fondateur de l’INED, l’institut national de démographie, il participa à des cabinets ministériels dans les années trente et a inspiré nombre de politiques. On pouvait penser que son influence s’était évanouie, mais j’ai trouvé tout récemment, dans une revue américaine, la Harvard Business Review, un article d’un spécialiste réputé des théories du management qui reprenait sans le citer, sans peut-être même l’avoir lu une idée de Sauvy  (Creating Shared Value) :  Michaël Porter.   

Cet expert que connaissent tous ceux qui ont suivi des cours de gestion ou de stratégie, c’est l’inventeur de l’une des théories les plus enseignées aujourd’hui dans les écoles de commerce, invite les entreprises à s’interroger sur les besoins de leur environnement immédiat. Elles les ont, dit-il, trop négligés et il y a là des marchés sous-exploités qui permettraient de renouer un lien entre l’entreprise et son environnement social qui s’est distendu.

Or cette thèse ressemble beaucoup à celle que développait en 1968 dans un article de la revue population au chômage : Un essai d’économie intégrale : la couverture de ses besoins par une population.
Alfed Sauvy

La notion de besoin 
Dans cet article consacré au chômage, une question nouvelle dans les années soixante, Alfred Sauvy cite Marx, Engels, quelques autres auteurs classiques et donne d’abord une définition du besoin :
 Nous pourrions dire que le besoin d'un individu, d'une famille, correspond a une consommation qu'il ne peut atteindre, le plus souvent faute du revenu suffisant, mais qu'il sent à sa portée et dont la légitimité ne rencontre pas d'objection sérieuse. C'est le cas, en particulier, pour des consommations effectives des catégories sociales légèrement supérieures et, de façon générale, pour des objets de large production. 
Cette définition paraît toujours opérationnelle. Elle nous parle intuitivement. Nos besoins sont toujours légèrement supérieurs à ce que nos revenus nous permettent de consommer. Légèrement, guère plus, ce qui nous permet de la juger accessible et donc mériter qu’on s’attache à l’obtenir, soit directement par plus de travail, soit indirectement, par l’action collective, la protestation, la grève…

Deuxième idée que développe Alfred Sauvy : nos besoins évoluent. « Il est, nous dit-il, difficile d’assigner une limite en soi à la progression de nos besoins. » troisième idée : nos besoins ne peuvent, pour l’essentiel, être satisfaits que par du travail humain. On a donc là dans cet écart entre les besoins exprimées et les consommations réelles un espace de croissance. Raisonnement qui l’amène à proposer la création d’une grande enquête sur les besoins.
 L'enquête proposée comporte deux parties (2) 
a. Evaluation de tous les besoins, publics et privés, d'une population donnée, par exemple une population nationale; ces besoins sont estimés a l'état pur, en dehors de toute considération financière ou de rentabilité. 
b. Traduction de ces besoins en heures de travail ou en années de travail de diverses qualifications directes ou indirectes, traduction qui aboutit, pour une durée annuelle du travail déterminée, a la composition de la population active nécessaire pour satisfaire ces besoins. 
Ce faisant, il ne fait que reprendre une idée ancienne puisqu’en 1950, l’INED a réalisé, à la demande du Comité National de la Productivité, une enquête de ce type, enquête qui n’a pas été répétée mais dont quelques unes des questions ont été intégrées dans d’autres enquêtes démographiques. Dans celles réalisées dans les années soixante que cite Sauvy dans son article, les personnes interrogées indiquaient qu’elles auraient en moyenne besoin d’une augmentation de leurs ressources d’un peu plus de 30% pour satisfaire leurs besoins. 

Les enquêteurs demandaient alors aux personnes qu’ils rencontraient :
 Pour satisfaire vos besoins et ceux de votre famille, quelle augmentation de ressources serait nécessaire? Exprimez-la en pourcentage. 
Il serait intéressant de savoir ce que l’on répondrait aujourd’hui à une telle enquête.

Une critique des stratégies des grandes firmes 
Il est assez facile de critiquer cette démarche. Elle a un parfum de planisme qui est passé de mode et que l’on imagine difficilement revenir d’actualité.

Et l’on pourrait ajouter que si l’Etat ne fait plus ce genre d’enquête globale, il continue d’en faire de comparables sur des domaines particuliers, besoins en matière de santé, d’enseignement… les entreprises pratiquent elles régulièrement ce genre d’études. Et que cela suffit bien. Et c’est là que le texte de Michaël Porter est intéressant. Il nous dit en substance que ce n’est pas le cas ou, plutôt que les entreprises, les grandes entreprises internationales délaissent leur marché national au profit des marchés internationaux. Pour un constructeur automobile, il peut être plus intéressant de viser les marchés immenses des pays émergents, de la Chine, du Brésil, que de chercher à satisfaire les besoins non satisfaits en France ou en Europe.
Quoique leurs besoins soient, écrit Michaël Porter, de plus en plus pressants les communautés défavorisées n’ont pas été reconnues comme des marchés intéressants. L’attention est aujourd’hui portée sur l’Inde, la Chine, le Brésil qui offrent aux entreprises la possibilité de toucher des millions de consommateurs au bas de la pyramide (…) On a les mêmes opportunités dans les communautés défavorisées des pays développés. Nous avons appris, par exemple, que les quartiers pauvres sont aux Etats-Unis très mal servis alors même que leur pouvoir d’achat est substantiel. Mais il est négligé. Plutôt que de chercher à inventer et développer des produits satisfaisant les besoins de ces catégories, les grandes entreprises vont commercialiser leurs produits dans les pays émergents. 
Plutôt, pour ne prendre que cet exemple, de travailler à la lutte contre l’obésité en Occident, problème qui affecte leurs clients, les McDonalds et autres spécialistes de la restauration rapide s’installent en Chine ou en Russie.

Porter parle surtout des classes défavorisées mais on pourrait étendre cela à l’ensemble de la population. Est-on bien sûr que les entreprises qui investissent massivement dans les pays émergents ne négligent pas des marchés locaux laissés aujourd’hui en déshérence, notamment dans les services à la personne ?

Parce qu’il est un spécialiste des questions de management et un avocat déterminé du capitalisme, Michaël Porter ajoute qu’en se comportant de cette manière les entreprises commettent une erreur : elles ont besoin d’un environnement favorable dans leur pays de base. Et à trop le négliger, elles insultent, nous dit-il, l’avenir.

La population active, un résultat et non pas une donnée 
Ce retour vers le texte d’Alfred Sauvy met en évidence ce qui distinguait les années soixante de la période actuelle : l’optimisme. A aucun moment, Sauvy ne doute de la capacité de l’économie à satisfaire, à plus ou moins brève échéance, ces besoins. Il voit même dans l’évolution de ces besoins un moteur de la croissance. L’enquête qu’il propose ouvre des perspectives, éclaire l’avenir de manière positive. Soit tout le contraire de ce que l’on fait aujourd’hui où l’on n’a de cesse de nous expliquer que nous avons mangé notre pain blanc, qu’il va nous falloir nous serrer la ceinture toujours un peu plus. Ce qui ne porte évidemment pas à la confiance.

Ce texte de Sauvy est intéressant d’une autre manière, dans sa méthode. Je disais que sa démarche rappelait celle des plans quinquennaux de la période gaulliste. A ceci près que la population active, celle appelée à travailler, à satisfaire ces besoins n’est pas, comme elle pouvait l’être dans les travaux du Commissariat au Plan, une donnée mais un résultat. Partant des besoins exprimés, il propose de calculer le nombre d’heures, de journées de travail nécessaire pour les satisfaire. Et comme ces journées de travail sont infiniment plus nombreuses que celles effectivement travaillées, par construction puisqu’il s’agit de satisfaire des besoins qui ne le sont pas aujourd’hui, le chômage cesse d’être un fatalité pour devenir le symptôme d’une inadéquation de l’économie aux besoins de la population. En d’autres mots il ne s’agit plus de rechercher un traitement social du chômage, des aides aux chômeurs pour les protéger, les former… mais un traitement économique : comment amener les industriels, les entreprises à satisfaire les besoins aujourd’hui négligés. C’est une toute autre approche, là encore plus positive. Ce ne sont pas les chômeurs, l’éducation nationale, les aides sociales, tous les coupables classiques, qui sont à ses yeux responsables du chômage mais la myopie des entrepreneurs, des entreprises qui négligent des marchés juste sous leurs yeux.

Vers des entreprises hybrides? Les Benefit Corporations… 
Peut-on corriger cela ? et comment ?

 Revenir à une planification à l’ancienne paraît difficile. Compter sur la bonne volonté des entreprises paraît sans espoir. Y a-t-il d’autres voies ? c’est ce que cherche Michaël Porter qui propose toute une série de solutions en matière de réglementation, d’organisation de l’industrie, de formation des managers… qu’il serait trop longtemps de détailler ici, qui ne seraient peut-être pas pertinentes dans le cas français et qui ne seraient pas forcément efficaces mais il fait, dans un encadré, une remarque qui retient l’attention : il indique que ce qu’il appelle la « shared value », cette création de valeur partagée qu’il appelle de ses vœux pour satisfaire des besoins aujourd’hui négligés, brouille les frontières entre les entreprises à but lucratif et celles à but non lucratif. Il cite le cas de quelques entreprises, notamment d’une société du Bangladesh qu’il qualifie d’hybride, Waste Concern, qui transforme des déchets urbains en fertilisants. Ce qui lui permet tout à la fois de satisfaire des besoins sociaux (fertilisants bon marché), globaux (la réduction du CO2) et de gagner de l’argent.

 L’intéressant dans cet exemple est l’utilisation du mot hybride pour décrire cette entreprise qui poursuit tout à la fois des objectifs sociaux et économiques. Et ceci explicitement. D’ordinaire, les organisations à but non lucratif poursuivent des objectifs sociaux et les entreprises commerciales des objectifs économiques. Et là on a les deux. Est-ce une illusion ? peut-on effectivement concilier les deux ? dans l’état actuel du droit des entreprises cela paraît difficile : quelle que puisse être, par ailleurs, la bonne volonté de leurs dirigeants, les grandes entreprises sont soumises à la règle du profit. Et toutes celles qui disent autrement mentent ou se trompent : la poursuite du profit est comme inscrite dans leurs gênes ou, plutôt, dans leur statut juridique. D’où l’idée de certains, notamment aux Etats-Unis, de créer des entreprises hybrides. On les appelle « benefit corporations », on les trouve dans quelques Etats et quelques villes, en Californie, à Philadelphie, dans le Massachusetts… et elles sont apparues tout récemment. C’est en avril 2010 que le Maryland a imaginé ce statut que l’on retrouve aujourd’hui dans d’autres Etats.

Ce sont des entreprises qui doivent, de par la loi, satisfaire aussi bien des objectifs sociaux que des objectifs financiers et qui sont soumises à des processus de certification par une tierce partie : ce ne sont plus seulement les actionnaires qui jugent de ses résultats, de l’efficacité de sa direction, de la qualité de sa stratégie, mais aussi des organismes de certification chargés d’évaluer les performances sociales et sociétales de l’entreprise.

C’est, comme je le disais, tout nouveau et l’on ne sait pas bien ce que cela donnera. Est-ce que cela peut inciter des entreprises à s’occuper de ces marchés aujourd’hui négligés ? Difficile à dire. Cela peut aussi bien mettre un peu de plomb moral dans les affaires du capitalisme que favoriser l’entrée des capitalistes dans des domaines jusque là réservés aux organisations à but non-lucratif : santé, services aux personnes…

Reste que l’on a là une piste pour répondre à cette question que posait Alfred Sauvy et qu’a reprise Michaël Porter : comment satisfaire ces besoins aujourd’hui négligés qui permettraient si l’on voulait s’y attaquer, de créer de très nombreux emplois ? comment satisfaire ces besoins qui ne correspondent pas forcément aux projets marketing des grandes entreprises.

1 Comments:

  • Depuis plusieurs années le COORACE expérimente sur le terrain des Pôles Territoriaux de Coopération Economique et labellise ses entreprises de l'ESS. Un rapprochement des deux démarches me semblerait fécond.

    By Blogger LE MAIRE Jean-Claude, at 27/06/2013 11:36  

Enregistrer un commentaire

<< Home