Les chroniques économiques de Bernard Girard

6.3.12

Evasion fiscale


 La fiscalité en une…

François Hollande a, cette semaine, pris la main avec sa proposition de porter à 75% le taux marginal d’imposition des revenus annuels supérieurs à 1 million d’euros. La mesure a fait couler d’encre, elle a renvoyé la droite à ses préférences pour les plus riches et suscité beaucoup de scepticisme chez les experts qui insistent sur son rendement qui devrait être faible tant ceux qu’elle concernerait disposent de moyens d’y échapper. En fait, cette mesure se justifie pleinement d’un point de vue économique et sera, si elle est appliquée, beaucoup plus efficace qu’on ne dit. Elle devrait notamment contribuer à réduire les inégalités et inciter les entreprises à revoir le mode de rémunération de leurs dirigeants. Mais j’ai expliqué tout cela dans un billet publié sur mon blog auquel je renvoie ceux que cela intéresse. Je préférerais ce matin parler d’évasion fiscale.

Parce que c’est un sujet en soi intéressant mais aussi parce que qu’on a assisté, dans l’offensive de la droite un glissement passé inaperçu et cependant majeur.

Impôts, évasion fiscale, désir de ne pas travailler

Traditionnellement, les adversaires de l’impôt insistent sur son impact sur le désir de travailler. Trop d’impôts, nous disent-ils, tuent l’impôt tout simplement parce que ceux qu’ils incitent les plus productifs, ceux qui gagnent le plus d’argent à préférer les loisirs, les vacances au travail. C’est la thèse classique que l’on trouve dans toute la littérature économique et que reprennent très volontiers à leur compte tous ceux qui se plaignent de payer trop d’impôts. Pourquoi, disent-ils en gros, ferais-je des efforts si c’est pour que je n’en voie pas la couleur. L’argument est naturellement contestable. Et probablement largement inexact. Steve Jobs ne serait pas arrêté de travailler s’il avait du payer plus d’impôts. Il aurait, bien plus sûrement, essayer d’y échapper. Et c’est bien d’ailleurs ce que font les entreprises, ce que fait notamment Apple qui dispose d’une trésorerie considérable stockée à l’extérieur des Etats-Unis pour justement ne pas payer l’impôt sur les sociétés.

Or, cette thèse classique n’a pas été reprise par l’opposition de droite qui a plutôt insisté sur les risques d’évasion fiscale. Cette mesure nous a-t-on dit va inciter les plus riches à s’expatrier pour échapper à l’impôt. L’argument n’est pas non plus tellement convaincant ne serait-ce que parce que je le disais à l’instant, les plus riches ont mille moyens d’échapper à l’impôt, mais il met justement en évidence ces pratiques d’évasion fiscale que l’opinion, surtout à droite, tolère et que les économistes ont longuement négligée alors même qu’elle s’affiche régulièrement devant le grand public.

 On se souvient encore des déclarations arrogantes de Florent Pagny, ce chanteur exilé en Argentine qui venait narguer sur tous les plateaux de télévision ceux qui paient des impôts, les imbéciles qui achetaient ses disques pour mieux faire la promotion d’une chanson dans laquelle il s’en prend justement à l’impôt. Cette évasion fiscale peut prendre plusieurs formes :

- la fraude et la sous-déclaration,
- la transformation des revenus du travail en capital (bonus, actions, dividendes…) moins taxés puisque non affectés par les différentes cotisations sociales (santé, vieillesse, chômage…), toutes techniques le plus souvent légales qui relèvent de ce que l’on appelle l’optimisation fiscale,
- la délocalisation dans des pays aux fiscalités plus accommodantes voire dans des paradis fiscaux qui peut être légale, comme dans le cas des multinationales qui pratiquent l’optimisation fiscale ou illégale.

Ces pratiques concernent aussi bien les entreprises que les particuliers. Les entreprises internationales pratiquent cette évasion fiscale de manière systématique tant pour leur propre compte que pour celui de leurs dirigeants. Ainsi, pour ne prendre que cet exemple, Google facture depuis l’Irlande, pays à la fiscalité légère, les prestations de publicité qu’il vend en Grande-Bretagne, faisant ainsi perdre au fisc britannique des sommes considérables.

Une difficile mesure 

Cette évasion fiscale représente des sommes considérables qu’il est difficile d’évaluer. Beaucoup de chiffres circulent. Tous sont très importants. En voici quelques uns glanés au fil de mes lectures :

- Valérie Pécresse parlait il y a quelques mois de 16 milliards d’euros de fraude décelée, mais il y a à coté, toute celle qui ne l’est pas et je le répète, ce n’est qu’un bout de l’évasion fiscale,

- Le ministère de l’économie britannique estimait il y a quelques mois que l’évasion fiscale, calculée en comparant les recettes fiscales effectivement perçues à ce qu’elles auraient du être, a coûté à la Grande-Bretagne 42 milliards de £, soit un peu plus de 50 milliards d’€, soit 17,5% des taxes dues, un ratio que l’on retrouve probablement dans bien d’autres pays. Et on peut imaginer que dans certains, ces ratios sont largement dépassés. L’ONG Transparency International estime ainsi que l’évasion fiscale représente 30% du PIB de la Grèce.

- 800 contribuables quitteraient la France chaque année d'après Bercy. 5000 étaient installés en 2008 en Suisse où ils bénéficient d’un statut fiscal très avantageux. L’un de ceux-ci, Paul Dubrule, fondateur du groupe Accor, expliquait à un journal suisse qu’il économisait chaque année plus de 2 millions d’impôts grâce à son installation en Suisse: son forfait fiscal lui coûte environ 300 000 francs suisses alors qu’il devrait payer douze fois plus en France.

- 280 milliards d’€ d’origine grecque, soit 120% du PIB de ce pays terriblement endetté seraient cachés en Suisse, d’après le ministre du budget grec. Tous ces chiffres méritent naturellement d’être maniés avec précaution puisqu’il s’agit de compilations de données qui ne sont pas toujours très fiables, mais le phénomène est massif et a un impact direct sur l’économie que l’on néglige trop souvent.

Un impact économique majeur 

L’impact économique de cette évasion fiscale est évidemment très important mais il n’est pas le même pour toutes ses formes. La fraude, le travail non déclaré n’ont pas les mêmes effets que l’expatriation ou l’optimisation fiscale.

L’économie parallèle, la non-déclaration appauvrit l’Etat mais l’essentiel des sommes qui ne lui sont pas versées sont réinjectées rapidement dans l’économie. Le salarié qui travaille au noir ne paie pas d’impôts sur ses revenus non déclarés, et en ce sens, il contribue à gonfler la dette publique ou, du moins à rendre son remboursement plus difficile, mais il les utilise pour vivre et les dépense. Et dans les périodes de crise, ces revenus non déclarés allègent le poids de la précarité…

Il en va tout autrement des sommes placées dans les paradis fiscaux. Sommes importantes. Un économiste de l’Ecole de Paris, Gabriel Zucman a évalué qu’elles représentaient 8% des revenus des ménages. Il a fait ce calcul en partant des données suisses, la banque nationale helvétique publie en effet régulièrement des statistiques sur les avoirs de non résidents.

Ces sommes sont doublement détournées : non seulement, elles échappent à l’impôt mais elles ne sont pas réintroduites dans l’économie du pays qui les a générées. Lorsqu’un Français dépose de l’argent en Suisse, il y a de fortes chances que celui-ci soit réinvesti ailleurs qu’en France, aux Etats-Unis, par exemple…

Pour ce qui est de l’optimisation fiscale que pratiquent les entreprises, elle appauvrit l’Etat mais elle peut, dans un certain nombre de cas se retrouver dans l’économie réelle sous forme d’investissement. Mais elle peut également détourner des sommes qui devraient revenir aux actionnaires sous forme, par exemple, de dividendes. Le cas d’Apple que je citais tout à l’heure est caractéristique. Grâce à sa politique d’optimisation fiscale, cette entreprise que tout le monde admire tant a un taux d’imposition de 24%, soit dix points de moins que les entreprises américaines ordinaires. Mais cette habileté fiscale a un revers : il l’oblige à conserver les deux tiers de sa trésorerie à l’étranger, en dehors des Etats-Unis, ce qui l’empêche, en pratique, d’en reverser un partie à ses actionnaires sous forme de dividendes, ce qui ne va pas sans susciter l’agacement de beaucoup. D’autant que cette trésorerie ne peut rester éternellement inactive et qu’elle peut demain amener Apple à investir dans des sociétés étrangères sans véritablement en avoir la nécessité.

Une indulgence coupable 

Quelque forme qu’elle prenne, cette évasion fiscale est largement tolérée. Je faisais tout à l’heure allusion à la manière dont les télévisions faisaient la promotion des chansons de Florent Pagny. Personne, sur le service public n’a imaginé lui dire qu’après tout, il en faisait la promotion sur une chaine financée par ces impôts qu’il ne paie pas.

 Cette indulgence est d’autant plus surprenante que l’évasion fiscale a un coût pour tous ceux qui ne la pratiquent pas. Lorsqu’un artiste, un sportif, un industriel s’installe à l’étranger pour payer moins d’impôts, il ne réduit pas les besoins de routes, d’hôpitaux, d’écoles du pays qu’il quitte. Il ne paie plus ses impôts, mais les besoins de recettes fiscales ne diminuent pas d’autant. Ce qui veut tout simplement que ce qu’il ne paie pas, d’autres le paient, ceux qui ne trichent pas, ne fuient pas. Tous ces Français qui vont s’installer en Belgique, en Suisse ou ailleurs pour ne pas payer d’impôts chez nous s’enrichissent aux dépens de ceux qui restent et qui en paient. Ils prennent dans nos poches pout mettre dans les leurs. Cela s’appelle tout simplement du vol et ne mérite certainement aucune complaisance.

Cette indulgence se devine partout : dans les propos du public. Le Parisien Libéré faisait hier sa une sur le sujet et interrogeait, comme il fait de manière systématique, quelques citoyens. Il en trouvé au moins deux qui trouvaient des excuses à ces Français qui s’exilent. « Si j’avais la moindre possibilité de partir pour profiter davantage de ce que je gagne, je le ferais volontiers, dit une musicienne de 35 ans que l’on ne devine pas très riche. Il y en a marre d’être toujours pris à la gorge. Le système d’imposition actuel est trop confiscatoire. Et les Français sont trop assistés. »

On retrouve cette indulgence dans les propos de nos politiques. Quand a-t-on entendu Nicolas Sarkozy ou ses ministres s’en prendre à ceux qui partent à l’étranger ? Il est tellement plus facile et plus agréable de taper sur ceux qui n’ont rien, sur les chômeurs, les étrangers… On retrouve enfin et surtout cette indulgence dans les textes. Les sanctions pour évasion fiscale sont extrêmement faibles. Un compte ouvert à l’étranger sans être déclaré en France ne coûte, s’il est découvert, que 1500€, quelque soit le montant des sommes déposées dessus. Une misère ! Et les amendes sur les sommes non déclarées au fisc français restent modestes.

Plus grave : pour lutter contre cette fraude fiscale, les pouvoirs publics cherchent moins à la poursuivre et à la punir qu’à la prévenir. C’était l’objet initial du bouclier fiscal. On sait qu’il n’a convaincu personne pour un motif qu’expliquait très bien, il y a quelques mois, un avocat spécialiste dans un journal suisse : pourquoi prendre le risque d’une amende, même modérée, et changer de banquier quand on est content du sien ? Et les banquiers suisses sont plutôt efficaces. Surtout dans une situation de crise où le pouvoir politique peut à tout moment changer son fusil d’épaule. C’est l’instabilité des politiques fiscales qui favorise l’exil des plus riches bien plus que le montant des impôts.

Il faut lutter contre l’évasion fiscale 

L’évasion fiscale n’est pas une nouveauté, mais elle s’est développée avec la mondialisation, avec la concurrence fiscale que se livrent les grands pays qui donnent aux grandes entreprises la possibilité de pratiquer l’optimisation fiscale mais aussi avec les politiques conservatrices qui, depuis Reagan et Thatcher, dénigrent l’impôt.

 Cette évasion présente plusieurs inconvénients :

- elle réduit les recettes des Etats, ce qui est particulièrement dommageable dans les périodes de crise économique et financière. Les crises de la dette souveraine qui épuisent aujourd’hui l’Europe du sud seraient certainement bien moins graves si l’évasion fiscale était maîtrisée, prise au sérieux et combattue : ce sont aujourd’hui les Grecs moyens, ordinaires qui paient les pots cassés par les armateurs et industriels qui déposent leur fortune en Suisse et ailleurs,

- elle introduit une distorsion entre les multinationales qui peuvent échapper à l’impôt et les entreprises plus petites pour lesquelles c’est plus difficile, amenant à une situation où, en proportion, les PME paient plus que les grandes entreprises,

- elle augmente l’impôt des classes moyennes qui ne peuvent y échapper,

- elle rend illisibles les statistiques,

- elle dégrade le sens civique des dirigeants et de ceux qui profitent de ces facilités. Comme l’ont montré les travaux récents de Paul Piff, plus on est riche, plus on est cupide et susceptible de tricher,

- elle favorise la concentration des richesses dans quelques régions plus à l’abri, mieux protégées.

 Pour tous ces motifs il faut lutter contre de manière énergique. Non pas, comme font les gouvernements impuissants en augmentant les sanctions de ceux qui se font prendre, non pas non plus en baissant les impôts les plus riches comme a fait le gouvernement français, ce qui ne fait qu’augmenter les inégalités, mais en négociant des accords internationaux qui réduisent la concurrence fiscale, qui évitent, par exemple, que l’Irlande puisse attirer des entreprises internationales sur son territoire aux dépens de ses voisins européens, en supprimant les niches qui favorisent l’optimisation fiscale et en imposant la transparence aux paradis fiscaux de toutes sortes.

 Ce sont des opérations compliquées à mettre en œuvre, qui demandent du temps, de longues négociations et un consensus dans les pays victimes de ces pratiques mais qui donnent des résultats. J’indiquais tout à l’heure que la banque nationale suisse publie régulièrement des statistiques. Leur lecture montre qu’une action concertée comme celle menée depuis quelques mois par quelques Etats dont l’Allemagne et les Etats-Unis portent leurs fruits.

 En 2007, les avoirs étrangers en Suisse représentaient 3072 milliards de francs suisses, soit 2500 milliards d’€. En 2011, suite aux pressions de ces pays qui ont imposé aux Suisses un peu plus de transparence, ils ne représentaient plus que 2162 milliards de francs suisses, soit 1700 milliards d’€. En quatre ans, grâce à l’action internationale, les fonds étrangers déposés en Suisse ont donc fondu en moyenne de près de 30%. Et ceux détenus par des particuliers de près de 50%. Ces sommes ne sont pas rentrées dans leur pays d’origine, elles ont probablement transité vers d’autres paradis fiscaux, mais ce qui est possible avec la Suisse devrait l’être avec les Antilles, les Barbades, les Bermudes et toutes ces îles qui permettent aux plus riches de se protéger du fisc aux dépens des classes moyennes.

Tout cela suppose une action concertée des pouvoirs publics, action qui ne prendra forme que lorsque les opinions seront convaincues que l’évasion fiscale nous coûte bien plus cher que les fraudes aux allocations familiales et aux allocations chômage dont on nous rebat en permanence les oreilles.