Trois débats sur la fiscalité
Trois
débats en cours
Nous
avons les semaines dernières évoqué à plusieurs reprises la question de la
fiscalité. En France, l’essentiel du débat a porté sur les propositions de
François Hollande de taxer à 75% les revenus supérieurs à 1 million d’euros.
Mais d’autres débats sur la fiscalité se déroulent actuellement ailleurs, en
Allemagne et dans le monde anglo-saxon qui abordent la question sous d’autres
angles. Je ne dirai pas, comme font si volontiers les journalistes, que ce qui
se passe ailleurs est tellement mieux que ce qui passe en France, c’est
naturellement inexact, mais il est intéressant de voir comment cette même
question est abordée dans d’autres pays, dans d’autres contextes.
Je
commencerai cette promenade dans les débats fiscaux par les Etats-Unis. Depuis
quelques semaines, les pages éditoriales de la presse sérieuse, du Wall Street Journal
et du New-York Times, celles des meilleurs blogs économiques sont occupées par
une question toute simple : la fiscalité a-t-elle contribué à la montée
des inégalités. C’est une thèse que je développais moi-même la semaine dernière
dans une chronique où je mettais en relation les inégalités et la crise. Mais
c’est une thèse qui est contestée vivement depuis la publication d’une étude
comparative des inégalités dans plusieurs pays aux régimes fiscaux différents.
Le débat fait donc rage.
Les régimes fiscaux et les inégalités
C’est, je le disais à l’instant, une étude publiée en 2009
et récemment redécouverte de deux économistes suédois, Jesper Roine and Daniel
Waldenstrom, qui a lancé cette polémique (Common Trends and Shocks to Top
Incomes : A Structural Breaks Approach ). Ces deux chercheurs ont
comparé les taux d’inégalités dans sept pays connus pour avoir des politiques
fiscales très différentes. Certains ont fortement réduit les taux d’imposition
des plus riches, d’autres les ont maintenus à des taux élevés. Et, d’après
leurs travaux, les inégalités ont progressé de manière à peu près parallèle
partout. Ils suggèrent même que la Suède, pays où les riches sont
particulièrement imposés, est un pays plus inégalitaire que les Etats-Unis.
Pain béni, naturellement, pour tous ceux qui pensent qu’il ne faut surtout pas
augmenter les impôts des plus riches. Comme on l’imagine, ils se sont
précipités sur les pages éditoriales des grands journaux pour expliquer tout le
mal qu’ils pensent des hausses d’impôts des multimillionnaires.
Leurs adversaires, je veux dire les libéraux, ont évidemment
fait valoir que l’on pouvait tirer de ces résultats une toute autre
conclusion : si l’augmentation des impôts ne réduit pas vraiment le poids
des plus riches dans la richesse nationale, c’est bien qu’une fiscalité lourde
ne les empêche pas de faire de continuer de s’enrichir. Mais le plus utile est
de lire leur texte.
On y apprend, d’abord, que leurs conclusions ne valent que
si l’on prend en compte la fraude et l’évasion fiscale. Si on les laisse de
coté, les 1% de Suédois les plus riches possèdent 20% de la richesse nationale
tandis que les 1% des Américains les plus riches en possèdent 35%, un montant
que l’on retrouve en Suède lorsque l’on intègre dans le capital des plus riches
ce qu’ils réussissent à cacher au fisc. Ce qui fait penser que si la politique
fiscale n’est pas plus efficace pour lutter contre les inégalités, c’est
qu’elle ne s’attaque avec assez de fermeté à la fraude et à l’évasion.
Mais revenons au texte de nos deux économistes. Ce qui est
vrai de la Suède, l’est, nous disent-ils, de tous les autres pays développés, y
compris la France. Partout, les inégalités se sont creusées de la même manière
ou à peu près ces trente dernières années. On trouve, d’ailleurs, dans leur papier,
un graphe très suggestif qui le montre bien.
Le mouvement vers plus d’inégalités est
donc général. L’idée selon laquelle, s’opposeraient un modèle anglo-saxon, très
favorable aux inégalités, et un modèle continental, plus égalitaire, ne tient
donc pas la route même si l’on observe un décalage. Les pays anglo-saxons
mènent la course, mais les autres le suivent de près.
Il y a, cependant, une différence entre les pays qui ont, à
l’image des Etats-Unis, fortement diminué les impôts des plus riches et ceux
qui, à l’image de la Suède, ne l’ont pas fait qui a échappé aux
conservateurs : la collecte de ces impôts a permis de financer toute une
série de services publics qui donnent aux plus modestes une qualité de vie
qu’ils n’ont pas ailleurs : ce n’est pas la même chose de vivre dans un
pays dans lequel l’éducation publique est gratuite et de qualité et un pays
dans lequel, cette éducation publique est très médiocre. Même chose pour la
santé et pour bien d’autres prestations. Les inégalités ne sont pas seulement
économiques et financières. Si l’on prenait en compte la capacité à s’éduquer,
se soigner… elles seraient certainement bien plus élevées dans les pays qui ont
réduit massivement les impôts des plus riches et ceux dans lesquels on a
conservé des taux d’imposition relativement élevés.
Mais venons-en au débat français…
Le débat français : l’impôt et le système d’incitation
Le débat a pris en France une toute autre tournure avec les
propositions de François Hollande d’imposer à 75% la tranche des revenus
supérieure à 1 million d’euros et de taxer de la même manière revenus du
capital et revenus du travail.
Très vite, les
spécialistes ont souligné que la première mesure rapporterait peu, 100 millions
d’euros au maximum, ce que François Hollande n’a pas nié, mais il a insisté sur
la dimension morale. Et lorsqu’on lui reproche d’avoir changé d’avis puisqu’il
s’y était opposé il y a quelques mois dans un débat avec Thomas Piketty, il
indique que ce sont les informations sur les hausses de 34% des revenus des
patrons du CAC 40 qui l’ont convaincu qu’il fallait faire quelque chose. "Je
fais primer la morale" a-t-il notamment expliqué, argument qui peut avoir
une certaine efficacité politique mais qui n’a pas beaucoup de sens économique.
Il faut, en fait, lire plus attentivement ce que dit
François Hollande pour y voir une autre dimension infiniment plus intéressante.
« Que vont faire les entreprises ?, s’est-il demandé. Elles
n'augmenteront plus au-delà d'un million d'euros leurs principaux dirigeants et
donc j'aurais atteint mon objectif. Ces patrons là ne pourront plus s'augmenter
ou bien s'ils s'augmentent il y aura la fiscalisation. » Cette tranche
nouvelle d’imposition a donc pour lui une valeur incitative. Elle devrait
inciter les entreprises à limiter les hausses des rémunérations de leurs
dirigeants.
L’argument renvoie aux analyses de John Kenneth Galbraith
qui soulignait combien des taux d’imposition élevés avaient amené ce qu’il
appelait la technostructure à rechercher d’autres satisfactions. En ce sens, un
impôt élevé sur les rémunérations les plus importantes, qu’elles se présentent
comme des salaires ou comme du capital (stock-options, distribution gratuite d’actions…),
peut inciter les intéressés à réviser leurs ambitions et leurs objectifs. La
cupidité peut prendre différentes formes qui ne sont pas toutes monétaires.
Sa deuxième proposition, taxer de la même manière revenus du
capital et revenus du travail, devrait aller dans la même direction :
l’une des méthodes les plus communément utilisées par les dirigeants pour
échapper à l’impôt a été de substituer du capital, sous forme notamment
d’actions, à des rémunérations classiques. Si les deux sont taxés de la même façon,
cette échappatoire disparaîtra, ce qui sera certainement plus efficace qu’une
promesse d’interdiction, comme cela a été évoqué par d’autres candidats.
Cela dit, ces mesure ne seront que de peu d’effet si les
pratiques d’optimisation fiscale des grandes entreprises ne sont pas mieux
contrôlées au plan international. Parce que c’est là que se joue en définitive
l’essentiel, comme l’a déjà suggéré le débat américain.
L’évasion fiscale des plus riches n’est que l’exploitation
par les dirigeants de techniques que les grands groupes utilisent pour échapper
à l’impôt. On a souvent cité le cas de Total qui ne payait pas d’impôts en France,
mais il est loin d’être isolé.
Le fisc américain publie régulièrement des statistiques qui montrent que,
selon les années, de 30 à 50% des grandes entreprises américaines et des
filiales des groupes étrangers aux Etats-Unis échappent à l’impôt sur les
sociétés. Et ce qui est vrai de Total
et de tant de grandes entreprises américaines l’est de bien d’autres
originaires d’autres pays, notamment européennes.
Je citais tout à l’heure deux économistes suédois.
L’entreprise suédoise la plus populaire, Ikea, transférerait, d’après un reportage
diffusé il y a quelques mois sur la télévision publique suédoise, 3% de son
chiffre d’affaires à une fondation installée au Lichtenstein, paradis fiscal qui
permet aux entreprises d’échapper à l’impôt. Interrogé sur ces pratiques, le
fondateur de cette entreprise qui insiste toujours sur son souci de
l’environnement et sur la responsabilité sociale de son entreprise, a
répondu : « Une structure d'optimisation nous donne la possibilité
et la flexibilité d’utiliser notre capital qui a déjà été imposé sur le
marché, vers de nouveaux marchés en vue d'un développement de nos affaires sans
avoir à subir le joug d'une double taxation. » Remarque qui témoigne de ce que certains
auteurs appellent la culture de l’évasion fiscale (voir notamment Ordower, The culture of tax avoidance). Non seulement, on échappe à l’impôt mais
on est convaincu de le faire pour de bonnes raisons.
Le débat en Allemagne, impôt ou don ?
Le débat français sur la taxation des plus riches a traversé
le Rhin puisqu’il y a quelques jours, Oskar Lafontaine, le leader de la gauche
radicale, un peu l’équivalent de Mélenchon en Allemagne a repris la même idée,
mais sans susciter beaucoup d’inquiétude, il est vrai que son parti est en
troisième position, loin derrière la CDU et le SPD.
Lorsque l’on pense, en Allemagne, à un débat sur l’impôt on
pense aujourd’hui plutôt à celui qui a opposé dans la presse, il y a quelques
mois, plusieurs philosophes réputés.
C’est un auteur célèbre, un peu sulfureux, Peter Sloterdijk,
qui l’a lancé dans une série d’articles récemment traduits en français sous un
titre explicite : Repenser
l’impôt. Dans la préface de ce livre qui regroupe plusieurs entretiens avec
des journalistes, il attaque vivement l’impôt en en faisant l’héritier des
pratiques de pillages. Les Etats, explique-t-il en substance, ont longtemps
vécu de pillages de leurs voisins ou de leurs colonies, lorsque cela n’a plus
été possible, ils se sont tournés vers leurs citoyens.
Il ne nie pas la nécessité de l’impôt, il en faut pour
financer la dépense publique, en ce sens, il n’a rien à voir avec les
libertariens à la Hans Hope, un philosophe autrichien dont on a pu lire
récemment une interview
dans Philosophie Magazine, rien non plus avec les partisans de l’Etat minimal,
mais l’impôt devrait, nous dit-il, prendre, dans des sociétés démocratiques, la
forme d’un don. Nos sociétés ne seront, ajoute-t-il, vraiment démocratiques que
lorsque nous aurons transformé l’impôt en don volontaire.
Chacun, nous explique-t-il, devrait être en mesure de payer
ce qu’il souhaite. Ce qui, assure-t-il sans vraiment convaincre, ne conduirait
pas forcément à une réduction des recettes de l’Etat. Quand on l’interroge sur
ce point, il répond que le capitaliste est condamné à la philanthropie,
« la richesse, explique-t-il, embarrasse, parce que d’un point de vue
moral, il n’est pas possible de la classer dans une catégorie sans autre forme
de procès. » Ce qui reste, naturellement, à vérifier.
Cette pensée pourrait être simplement réactionnaire, une
variante des révoltes contre l’impôt, c’est bien d’ailleurs ce que ses
critiques lui ont reproché, mais ce n’est pas, je crois, lui faire pleinement
justice. Dans ses analyses Peter Sloterdijk
met le doigt sur deux questions rarement traitées : celle, d’une
part, des relations entre la démocratie et l’impôt et celle, d’autre part, de
la participation citoyenne à la résolution des problèmes que rencontre la
société.
Dans les régimes démocratiques contemporains, l’impôt est
voté par le Parlement, c’est-à-dire par des représentants du peuple et ventilé
par les parlementaires en fonction des besoins des différentes fonctions de
l’Etat. Mais le citoyen, surtout s’il paie beaucoup d’impôts, peut avoir le
sentiment d’être laissé de coté et pas vraiment consulté sur l’usage fait de
son argent. A l’inverse celui qui, riche ou pas, fait de plein gré un don à une
organisation philanthropique choisit les causes qu’il souhaite défendre, et
cette liberté de choisir est sans doute pour beaucoup dans le plaisir qu’il
éprouve à donner. Il a le sentiment d’être utile à la société, de contribuer à
résoudre un problème qui lui paraît déterminant. Il a le sentiment d’être un
acteur, impression que partagent peu de contribuables.
On lutterait sans doute plus facilement contre l’évasion
fiscale des particuliers et des entreprises si l’on réussissait à rendre au
contribuable ce sentiment d’être un acteur de ses choix, de ses dépenses
lorsqu’il paie l’impôt. Aller jusqu’au don, comme le suggère Peter Sloterdijk,
est certainement absurde mais l’on pourrait imaginer des systèmes fiscaux qui
laissent au contribuable la possibilité d’affecter une partie de son impôt aux
dépenses qui lui paraissent le plus utiles. On pourrait, par exemple, donner au
contribuable qui paie 10 000€ d’impôts la possibilité de choisir l’affectation
d’une partie de ceux-ci, mettons 10%, qu’il pourrait choisir de voir investie
dans la réduction de la dette, l’éducation, la santé, la justice, la sécurité,
la défense… Mieux qu’un sondage que l’on peut interpréter comme on souhaite et
que l’on n’est pas forcé de suivre, on aurait une photographie en direct des
attentes de ceux qui financent la collectivité et l’obligation de s’y plier. On
me dira que ce ne serait pas juste puisque ceux qui ne paient pas d’impôts
n’auraient pas leur mot à dire. Sans doute. Mais cet argument n’est jamais que le
symétrique de celui selon lequel ceux qui ne paient pas ou peu d’impôts votent
pour les partis qui promettent de faire payer les plus riches…
Trois débats, trois approches, un souci nouveau…
Trois débats, donc, trois approches très différentes d’une
même question longtemps négligée tant elle paraît technique et complexe. Sans
doute y a-t-il ailleurs d’autres débats sur le même sujet que je n’ai pas
identifiés. Reste que l’on devine à travers ceux-ci, et à travers les personnalités
qui l’engagent, économistes, politiques, philosophes, l’amorce d’une réflexion
sur la contribution des citoyens aux dépenses collectives qui ne se limite pas
seulement à la définition d’un montant. Bien au delà de la technique fiscale,
se dessinent des questions de justice, de bien commun, de propriété… toutes
questions hautement politiques.
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