Les inégalités et la crise
Le
retour des inégalités
Emmanuel
Saez, un économiste spécialiste des revenus, qui produit, en compagnie de Thomas
Piketty et de quelques autres une très utile base de données internationale sur
les revenus des plus riches vient de publier des chiffres qui montrent que les
écarts entre les plus riches, les 1% de plus riches, et le reste de la
population se creuse de nouveau aux Etats-Unis. Après avoir légèrement diminué
en 2008, 2009 au cœur de la crise. Pour ce qui est de la France, nous n’avons
pas encore de chiffres qui permettent de dire si on observe le même phénomène,
mais il est vrai que les inégalités y sont moins bien moins importantes
qu’outre-Atlantique.
Si
je parle, cependant ce matin de ce sujet qui a, on s’en souvient, nourri tout
le mouvement des indignés, c’est que l’on peut s’interroger sur le rôle des
inégalités, notamment dans la première puissance économique mondiale, sur la
crise. Ont-elles contribué à cette crise ? l’ont-elles accéléré et approfondi ?
La
question fait aujourd’hui débat chez les économistes. Certains assurent
que c’est bien le cas, d’autres sont
plus sceptiques. Reste que les écarts se creusent de nouveau, ce qui veut - dire :
- - que
rien n’a été fait pour réduire les inégalités,
- - et
que si ces inégalités ont effectivement joué un rôle dans le déclenchement de
la crise, alors peut se reproduire.
Des gains de productivité accaparés par les
plus riches
Que
rien n’ait été fait pour réduire les inégalités, on le sait puisqu’il faudrait
si on le voulait vraiment utiliser l’arme fiscale, ce qui n’a pas été fait aux
Etats-Unis, l’utiliser pour donner des recettes à l’Etat mais aussi pour
modifier profondément le partage des richesses au sein des entreprises.
La montée des inégalités a, en effet,
correspondu aux Etats-Unis à deux mouvements parallèles : la baisse des
impôts qui a favorisé les plus riches et des gains massifs de productivité
liés, pour une part à la révolution informatique et, pour l’autre, à la
restructuration des grandes entreprises qui, confrontées à la concurrence
asiatique, japonaise et chinoise, se sont recentrées sur leur métier de base.
Ces gains de productivité ont contribué à
faire exploser les profits des entreprises, des profits qui n’ont pas été
partagés entre les différentes parties prenantes mais confisqués par les
actionnaires et, surtout, les dirigeants.
Traditionnellement, lorsqu’il y a des gains de
productivité dans une entreprise ou un secteur, tout le monde en profite,
actionnaires, dirigeants, salariés. Là, les salariés n’ont rien vu venir. Bien
loin de profiter de ces gains de productivité, ils ont vu leurs revenus
stagner, voire lorsqu’ils perdaient leur emploi, diminuer.
La première cause de cette confiscation des
gains de productivité par les dirigeants est à chercher du coté des facilités
que leur offre la politique fiscale depuis une trentaine d’années. Lorsque le
fisc vous confisque l’essentiel de vos revenus au delà d’un certain seuil, vous
n’avez pas intérêt à gagner plus, cela ne sert à rien. Et vous allez donc
chercher d’autres satisfactions, vous allez demander à l’entreprise de vous
offrir des services, des bureaux aux murs tapissés de tableaux de maitres pour
ne prendre que quelques exemples au hasard. Et du coup, ces sommes que vous ne
vous appropriez pas peuvent être redistribuées aux autres salariés. Et comme
vos revenus ne sont plus directement liés au cours de la bourse, vous pouvez
arbitrer en faveur des investissements plutôt qu’en faveur des dividendes.
Lorsqu’à l’inverse, on réduit les taux d’imposition,
comme ont fait massivement les gouvernements américains depuis Reagan, vous
avez intérêt, si vous êtes au sommet de la pyramide à demander et obtenir les
augmentations les plus fortes et tant pis si cela se fait aux dépens de vos
collaborateurs et de l’avenir de l’entreprise. De fait, vos revenus gonflent,
alors même que ceux de vos salariés stagnent. La politique fiscale initiée par
le gouvernement Reagan a favorisé le développement de la cupidité des
dirigeants, une cupidité que les chercheurs commencent aujourd’hui à mesurer. (voir
Paul K. Piff, Higher
social class predicts increased unethical behavior)
L’expansion du crédit pour compenser la
stagnation des salaires
La mondée des inégalités aux Etats-Unis est
donc le fruit de deux phénomènes : l’explosion des revenus des plus riches
et la stagnation de ceux des salariés qui ont conservé leur emploi (ou la baisse
pour ceux qui l’ont perdu, se sont retrouvés au chômage et ont du accepter des
emplois moins bien rémunérés). Les deux vont de pair : la stagnation des
revenus des salariés a augmenté les profits dont ont profité les actionnaires
mais aussi les dirigeants dont les revenus sont indexés, au travers de divers
mécanismes, sur les cours boursiers.
Et l’on a là, un premier moteur de cette
crise : le développement de l’endettement privé. Dès lors que les revenus
des salariés n’augmentent plus, voire diminuent, l’économie ne peut se
développer que si l’on trouve le moyen de les aider à financer leur
consommation, l’achat de voiture, d’électro-ménager, d’immobilier.
La stagnation des revenus des classes moyennes
a été, aux Etats-Unis, masquée, compensée par le développement de
l’endettement. On a prêté de plus en plus facilement. Y compris à des gens qui
n’étaient pas solvables. Comme l’explique Rajuan Rajan, la réponse politique à
la montée des inégalités a été l’expansion du crédit qui a permis aux
travailleurs de continuer de consommer (Fault Lines). Jusqu’à ce
que la machine explose lorsque trop d’emprunts ont été consentis à des ménages
non solvables.
Et lorsque cette crise de la dette privée a
menacé, les institutions financières, les pouvoirs publics sont intervenus,
transformant une crise de la dette privée en crise de la dette publique.
La montée des inégalités a contribué à gonfler
la sphère financière
La montée des inégalités a, par ailleurs,
contribué à gonfler la sphère financière. Les plus fortunés se sont retrouvés à
la tête de sommes considérables qu’ils n’ont pas consommées, il y a des limites
à leur capacité de dépenser pour leur usage privé, mais qu’ils ont investies
dans des produits financiers, des produits qu’ils pouvaient se permettre de
choisir risqués tant ils étaient riches. Et, de fait, on a vu se développer les
comportements que l’on pourrait qualifier d’audacieux.
L’aversion au risque des plus riches, pour
parler comme les économistes, a diminué. Dit autrement, leur appétit pour le
risque a progressé, un appétit que deux chercheurs de la banque d’Angleterre, Prasanna
Gai and Nicholas Vause, ont tenté de mesurer. Et leurs calculs ont montré que
cet appétit pour le risque s’est développé de manière continue tout au long des
années 2000 alors même qu’il s’était réduit dans la deuxième partie des années
90. (Measuring Investor’s
Risk Appetite)
Cette réduction de l’aversion au risque a tenu
à tenu à trois grands motifs :
- - d’abord, et je l’indiquais à
l’instant, au fait que l’on prend plus facilement des risques lorsque l’on est
très riche,
- - mais aussi parce que cette
accumulation de richesses chez quelques uns a favorisé la montée des cours de
la bourse, réduisant ainsi le sentiment de risque. Un peu comme un acheteur de
biens immobiliers acceptera de payer très cher un appartement dans Paris parce
qu’il sait que depuis des années les prix montent et qu’il est convaincu qu’il
en sera encore longtemps ainsi,
- - mais encore parce que le monde
financier a inventé toute une série de produits conçus pour réduire le risque
pris par chacun.
Le recul de cette aversion au risque a un
aspect positif : il favorise le développement de nouvelles activités, de
start-up dont les risques d’échec sont importants. Si les fondateurs de Google
n’avaient pas trouvé sur leur chemin des business angels capables de financer
leurs premiers pas, ils n’auraient jamais pu créer leur entreprise.
Mais il y a à cela un revers : le
gaspillage de ressources. Pour quelques entreprises qui ont bien réussi combien
d’échecs prévisibles ? et lorsque l’argent ne va pas dans les start-up,
qu’il reste investi dans des titres boursiers, il contribue tout simplement à
créer des bulles spéculatives qui font très mal lorsqu’elles explosent.
Les inégalités sont donc doublement
dangereuses : elles favorisent l’endettement des ménages au delà du
raisonnable et donnent du combustible à la spéculation.
La montée en puissance chaotique du monde de la
finance
Je le disais en commençant, tous les
économistes ne sont pas d’accord avec ces analyses ; beaucoup doutent du
lien entre inégalités et crise. Ils font valoir, à juste titre, que les
inégalités n’ont pas, historiquement, nourri les crises. C’est vrai, mais ce
qu’il y a de nouveau, cette fois-ci, c’est l’articulation entre inégalités et
industrie financière.
Ce qui distingue cette phase des précédentes
est la présence d’une industrie financière puissante qui a pleinement profité
de cette montée des inégalités à laquelle elle a vivement contribué tant en
inventant de nouveaux produits, qu’en donnant l’exemple en versants aux plus
brillants de ses salariés des rémunérations extravagantes qui ont tiré vers le
haut toutes celles des dirigeants des autres secteurs.
Elle a été le chaudron où les inégalités ont
d’abord été masquées avant de se transformer en bombes pour l’ensemble de
l’économie. Bombes à multiples ressorts. Nous en avons vu les premiers effets
avec l’explosion de la dette privée et sa transformation en dette publique,
mais nous sommes loin d’avoir épuisé toutes les conséquences de la montée en
puissance désordonnée, brouillonne, chaotique de cette industrie.
Mais entrons dans ce chaudron. On a tendance,
lorsque l’on parle de la finance de jeter le bébé avec l’eau du bain. A l’inverse
de ce que l’on dit trop souvent, la finance est utile, j’irais même jusqu’à
dire que la spéculation l’est lorsqu’elle étale les risques et donne aux plus
audacieux la possibilité de réduire l’inquiétude des plus timides, mais ce que
nous venons de vivre est d’une nature différente. C’est un phénomène que nous
avons déjà vécu à plusieurs reprises dans l’histoire et que l’on peut résumer
d’un mot : la dissonance organisationnelle.
Je m’explique : nous avons assisté dans
les années 90 et 2000 à la multiplication des innovations dans le monde de la
finance. Innovations produites par des équipes d’ingénieurs, de mathématiciens
de haut vol qui ont inventé des produits permettant, je le disais tout à
l’heure, d’étaler le risque, de continuer de prêter à des gens auxquels on
n’aurait pas prêté il y a quelques années. En ce sens, ils ont permis à la
machine économique de continuer de tourner. C’est ce que l’on attendait d’eux,
et ils l’ont plutôt bien fait. Mais les
banques qui employaient ces ingénieurs, ces petits génies de la finance,
étaient, sont dirigées par des gens d’une autre génération, formés à d’autres
techniques qui ne comprenaient pas les nouveautés qu’on leur proposait, qui se
sont révélés incapables de les contrôler. Et lorsque la machine a trop chauffé,
ils ne l’ont pas vu, ils ne l’ont pas compris. Ils auraient pu encadrer ces
innovations, prévoir des freins et des amortisseurs. Ils l’ont laissé chauffer
jusqu’à l’explosion par ignorance, incompétence. Nous en avons eu en France un
bel exemple avec l’affaire Kerviel. La direction de la Société Générale a
laissé faire parce qu’elle ne comprenait, en réalité, pas grand chose aux
modèles et techniques utilisées dans ses salles de trading. Et c’est la même
chose qui s’est produite ailleurs. Qui s’est produite d’autant plus facilement
que pour attirer tous ces petits génies
de la finance, les banquiers leur ont consenti des ponts d’or, ont conçu des
systèmes de rémunération qui les incitaient à aller toujours plus loin sans
garde-fou, sans protection.
Le monde de la finance a inventé les outils
permettant à une économie de consommation, une économie de petits propriétaires
de continuer de se développer malgré la montée des inégalités, mais il s’est
révélé incapable de les maîtriser, de les contrôler, de les gérer. Et comme
rien ne suggère qu’il ait pris la mesure de ses faiblesses, une nouvelle montée
des inégalités est inquiétante.
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