Les chroniques économiques de Bernard Girard

13.3.12

Les inégalités et la crise




Le retour des inégalités
Emmanuel Saez, un économiste spécialiste des revenus, qui produit, en compagnie de Thomas Piketty et de quelques autres une très utile base de données internationale sur les revenus des plus riches vient de publier des chiffres qui montrent que les écarts entre les plus riches, les 1% de plus riches, et le reste de la population se creuse de nouveau aux Etats-Unis. Après avoir légèrement diminué en 2008, 2009 au cœur de la crise. Pour ce qui est de la France, nous n’avons pas encore de chiffres qui permettent de dire si on observe le même phénomène, mais il est vrai que les inégalités y sont moins bien moins importantes qu’outre-Atlantique.

Si je parle, cependant ce matin de ce sujet qui a, on s’en souvient, nourri tout le mouvement des indignés, c’est que l’on peut s’interroger sur le rôle des inégalités, notamment dans la première puissance économique mondiale, sur la crise. Ont-elles contribué à cette crise ? l’ont-elles accéléré et approfondi ?
La question fait aujourd’hui débat chez les économistes. Certains assurent que  c’est bien le cas, d’autres sont plus sceptiques. Reste que les écarts se creusent de nouveau, ce qui veut - dire :
-        - que rien n’a été fait pour réduire les inégalités,
-       - et que si ces inégalités ont effectivement joué un rôle dans le déclenchement de la crise, alors peut se reproduire.

Des gains de productivité accaparés par les plus riches
Que rien n’ait été fait pour réduire les inégalités, on le sait puisqu’il faudrait si on le voulait vraiment utiliser l’arme fiscale, ce qui n’a pas été fait aux Etats-Unis, l’utiliser pour donner des recettes à l’Etat mais aussi pour modifier profondément le partage des richesses au sein des entreprises.

La montée des inégalités a, en effet, correspondu aux Etats-Unis à deux mouvements parallèles : la baisse des impôts qui a favorisé les plus riches et des gains massifs de productivité liés, pour une part à la révolution informatique et, pour l’autre, à la restructuration des grandes entreprises qui, confrontées à la concurrence asiatique, japonaise et chinoise, se sont recentrées sur leur métier de base.

Ces gains de productivité ont contribué à faire exploser les profits des entreprises, des profits qui n’ont pas été partagés entre les différentes parties prenantes mais confisqués par les actionnaires et, surtout, les dirigeants.

Traditionnellement, lorsqu’il y a des gains de productivité dans une entreprise ou un secteur, tout le monde en profite, actionnaires, dirigeants, salariés. Là, les salariés n’ont rien vu venir. Bien loin de profiter de ces gains de productivité, ils ont vu leurs revenus stagner, voire lorsqu’ils perdaient leur emploi, diminuer.

La première cause de cette confiscation des gains de productivité par les dirigeants est à chercher du coté des facilités que leur offre la politique fiscale depuis une trentaine d’années. Lorsque le fisc vous confisque l’essentiel de vos revenus au delà d’un certain seuil, vous n’avez pas intérêt à gagner plus, cela ne sert à rien. Et vous allez donc chercher d’autres satisfactions, vous allez demander à l’entreprise de vous offrir des services, des bureaux aux murs tapissés de tableaux de maitres pour ne prendre que quelques exemples au hasard. Et du coup, ces sommes que vous ne vous appropriez pas peuvent être redistribuées aux autres salariés. Et comme vos revenus ne sont plus directement liés au cours de la bourse, vous pouvez arbitrer en faveur des investissements plutôt qu’en faveur des dividendes.
Lorsqu’à l’inverse, on réduit les taux d’imposition, comme ont fait massivement les gouvernements américains depuis Reagan, vous avez intérêt, si vous êtes au sommet de la pyramide à demander et obtenir les augmentations les plus fortes et tant pis si cela se fait aux dépens de vos collaborateurs et de l’avenir de l’entreprise. De fait, vos revenus gonflent, alors même que ceux de vos salariés stagnent. La politique fiscale initiée par le gouvernement Reagan a favorisé le développement de la cupidité des dirigeants, une cupidité que les chercheurs commencent aujourd’hui à mesurer. (voir Paul K. Piff, Higher social class predicts increased unethical behavior)

L’expansion du crédit pour compenser la stagnation des salaires
La mondée des inégalités aux Etats-Unis est donc le fruit de deux phénomènes : l’explosion des revenus des plus riches et la stagnation de ceux des salariés qui ont conservé leur emploi (ou la baisse pour ceux qui l’ont perdu, se sont retrouvés au chômage et ont du accepter des emplois moins bien rémunérés). Les deux vont de pair : la stagnation des revenus des salariés a augmenté les profits dont ont profité les actionnaires mais aussi les dirigeants dont les revenus sont indexés, au travers de divers mécanismes, sur les cours boursiers.

Et l’on a là, un premier moteur de cette crise : le développement de l’endettement privé. Dès lors que les revenus des salariés n’augmentent plus, voire diminuent, l’économie ne peut se développer que si l’on trouve le moyen de les aider à financer leur consommation, l’achat de voiture, d’électro-ménager, d’immobilier.

La stagnation des revenus des classes moyennes a été, aux Etats-Unis, masquée, compensée par le développement de l’endettement. On a prêté de plus en plus facilement. Y compris à des gens qui n’étaient pas solvables. Comme l’explique Rajuan Rajan, la réponse politique à la montée des inégalités a été l’expansion du crédit qui a permis aux travailleurs de continuer de consommer (Fault Lines). Jusqu’à ce que la machine explose lorsque trop d’emprunts ont été consentis à des ménages non solvables.
Et lorsque cette crise de la dette privée a menacé, les institutions financières, les pouvoirs publics sont intervenus, transformant une crise de la dette privée en crise de la dette publique.

La montée des inégalités a contribué à gonfler la sphère financière
La montée des inégalités a, par ailleurs, contribué à gonfler la sphère financière. Les plus fortunés se sont retrouvés à la tête de sommes considérables qu’ils n’ont pas consommées, il y a des limites à leur capacité de dépenser pour leur usage privé, mais qu’ils ont investies dans des produits financiers, des produits qu’ils pouvaient se permettre de choisir risqués tant ils étaient riches. Et, de fait, on a vu se développer les comportements que l’on pourrait qualifier d’audacieux.

L’aversion au risque des plus riches, pour parler comme les économistes, a diminué. Dit autrement, leur appétit pour le risque a progressé, un appétit que deux chercheurs de la banque d’Angleterre, Prasanna Gai and Nicholas Vause, ont tenté de mesurer. Et leurs calculs ont montré que cet appétit pour le risque s’est développé de manière continue tout au long des années 2000 alors même qu’il s’était réduit dans la deuxième partie des années 90. (Measuring Investor’s Risk Appetite)




Cette réduction de l’aversion au risque a tenu à tenu à trois grands motifs :
-       d’abord, et je l’indiquais à l’instant, au fait que l’on prend plus facilement des risques lorsque l’on est très riche,
-      mais aussi parce que cette accumulation de richesses chez quelques uns a favorisé la montée des cours de la bourse, réduisant ainsi le sentiment de risque. Un peu comme un acheteur de biens immobiliers acceptera de payer très cher un appartement dans Paris parce qu’il sait que depuis des années les prix montent et qu’il est convaincu qu’il en sera encore longtemps ainsi,
-       mais encore parce que le monde financier a inventé toute une série de produits conçus pour réduire le risque pris par chacun.

Le recul de cette aversion au risque a un aspect positif : il favorise le développement de nouvelles activités, de start-up dont les risques d’échec sont importants. Si les fondateurs de Google n’avaient pas trouvé sur leur chemin des business angels capables de financer leurs premiers pas, ils n’auraient jamais pu créer leur entreprise.

Mais il y a à cela un revers : le gaspillage de ressources. Pour quelques entreprises qui ont bien réussi combien d’échecs prévisibles ? et lorsque l’argent ne va pas dans les start-up, qu’il reste investi dans des titres boursiers, il contribue tout simplement à créer des bulles spéculatives qui font très mal lorsqu’elles explosent.

Les inégalités sont donc doublement dangereuses : elles favorisent l’endettement des ménages au delà du raisonnable et donnent du combustible à la spéculation. 

La montée en puissance chaotique du monde de la finance
Je le disais en commençant, tous les économistes ne sont pas d’accord avec ces analyses ; beaucoup doutent du lien entre inégalités et crise. Ils font valoir, à juste titre, que les inégalités n’ont pas, historiquement, nourri les crises. C’est vrai, mais ce qu’il y a de nouveau, cette fois-ci, c’est l’articulation entre inégalités et industrie financière.

Ce qui distingue cette phase des précédentes est la présence d’une industrie financière puissante qui a pleinement profité de cette montée des inégalités à laquelle elle a vivement contribué tant en inventant de nouveaux produits, qu’en donnant l’exemple en versants aux plus brillants de ses salariés des rémunérations extravagantes qui ont tiré vers le haut toutes celles des dirigeants des autres secteurs.

Elle a été le chaudron où les inégalités ont d’abord été masquées avant de se transformer en bombes pour l’ensemble de l’économie. Bombes à multiples ressorts. Nous en avons vu les premiers effets avec l’explosion de la dette privée et sa transformation en dette publique, mais nous sommes loin d’avoir épuisé toutes les conséquences de la montée en puissance désordonnée, brouillonne, chaotique de cette industrie.

Mais entrons dans ce chaudron. On a tendance, lorsque l’on parle de la finance de jeter le bébé avec l’eau du bain. A l’inverse de ce que l’on dit trop souvent, la finance est utile, j’irais même jusqu’à dire que la spéculation l’est lorsqu’elle étale les risques et donne aux plus audacieux la possibilité de réduire l’inquiétude des plus timides, mais ce que nous venons de vivre est d’une nature différente. C’est un phénomène que nous avons déjà vécu à plusieurs reprises dans l’histoire et que l’on peut résumer d’un mot : la dissonance organisationnelle.

Je m’explique : nous avons assisté dans les années 90 et 2000 à la multiplication des innovations dans le monde de la finance. Innovations produites par des équipes d’ingénieurs, de mathématiciens de haut vol qui ont inventé des produits permettant, je le disais tout à l’heure, d’étaler le risque, de continuer de prêter à des gens auxquels on n’aurait pas prêté il y a quelques années. En ce sens, ils ont permis à la machine économique de continuer de tourner. C’est ce que l’on attendait d’eux, et ils l’ont plutôt bien fait. Mais les  banques qui employaient ces ingénieurs, ces petits génies de la finance, étaient, sont dirigées par des gens d’une autre génération, formés à d’autres techniques qui ne comprenaient pas les nouveautés qu’on leur proposait, qui se sont révélés incapables de les contrôler. Et lorsque la machine a trop chauffé, ils ne l’ont pas vu, ils ne l’ont pas compris. Ils auraient pu encadrer ces innovations, prévoir des freins et des amortisseurs. Ils l’ont laissé chauffer jusqu’à l’explosion par ignorance, incompétence. Nous en avons eu en France un bel exemple avec l’affaire Kerviel. La direction de la Société Générale a laissé faire parce qu’elle ne comprenait, en réalité, pas grand chose aux modèles et techniques utilisées dans ses salles de trading. Et c’est la même chose qui s’est produite ailleurs. Qui s’est produite d’autant plus facilement que pour attirer tous ces  petits génies de la finance, les banquiers leur ont consenti des ponts d’or, ont conçu des systèmes de rémunération qui les incitaient à aller toujours plus loin sans garde-fou, sans protection.

Le monde de la finance a inventé les outils permettant à une économie de consommation, une économie de petits propriétaires de continuer de se développer malgré la montée des inégalités, mais il s’est révélé incapable de les maîtriser, de les contrôler, de les gérer. Et comme rien ne suggère qu’il ait pris la mesure de ses faiblesses, une nouvelle montée des inégalités est inquiétante.