Les chroniques économiques de Bernard Girard

26.3.12

Sur la fiscalité des entreprises





Et si l’on parlait également de l’imposition des sociétés
Depuis le début de la campagne électorale on a beaucoup parlé des impôts, des impôts des particuliers, de la proposition de François Hollande de créer un taux marginal de 75% pour les revenus supérieurs à 1 million d’euros, mais on a peu parlé des impôts des sociétés, alors que ceux-ci représentent, en France, une part importante des recettes de l’Etat, à peu près 17%, et qu’un peu partout dans le monde ces impôts sur les sociétés sont engagés dans une course au moins disant. Que ce soit aux Etats-Unis ou en Europe, on entend très souvent dire qu’il faudrait les diminuer. Et nombreux sont ceux qui le font. Il y a quelques jours seulement, le ministre des finances britanniques, Osborne, a annoncé des mesures qui baisseront, d’une part, le taux d’imposition des plus riches et, d’autre part, diminueront les impôts que paient les entreprises, et d’abord les multinationales. Tout cela surprend un peu alors même que les Etats luttent contre des déficits croissants et mérite que l’on y regarde de plus près.

Les impôts que paient les sociétés
Avant d’aller plus loin peut-être faut-il dire un mot des impôts que paient les entreprises. Ils sont de deux types. Il y a l’impôt sur les sociétés, l’IS dont le taux est, en France, de 33, 3% et il y a les impôts locaux, la Contribution économique territoriale qui remplace la taxe professionnelle, auxquels il convient d’ajouter quelques taxes basées sur les salaires (taxe d’apprentissage, contribution à l’effort de construction…) qui représentent à peu près 1,5% de la masse salariale. Mais plus que ces chiffres et taux, c’est la tendance qu’il faut regarder. Et partout dans le monde, sauf, pour l’instant aux Etats-Unis, elle est à la baisse. En 10 ans, de 1999 à 2008, dernière année pour lesquelles nous avons des statistiques globales, le taux d’imposition des entreprises est passé, dans le monde, de 31,4%  à 25, 9% et l’Europe est la région dans laquelle cette baisse des impôts sur les sociétés a été la plus rapide et la plus forte puisqu’il est passé de 34,8% à 23, 2%.

Cette baisse très significative est pour beaucoup liée à la concurrence fiscale qui s’est installée entre pays en Europe. On pense, notamment, à la politique menée par l’Irlande qui, pour attirer les entreprises internationales, notamment les grandes entreprises américaines, a pratiqué un véritable dumping fiscal. Dumping qui a naturellement incité les pays voisins à faire de même pour retenir leurs entreprises. Sans que cela soit le moins du monde efficace. Cela n’a pas empêché les délocalisations et, malgré sa politique l’Irlande n’a pas échappé à la crise. Bien au contraire, elle est de ceux qui ont été le plus durement touchés. D’autant plus durement touchés que les entreprises qu’elle avait attirés n’ont pas hésités à la quitter lorsqu’ils ont trouvé mieux ailleurs.

Cette concurrence fiscale a pris de nombreuses formes. On a baissé les taux d’imposition des entreprises, on a aussi multiplié les niches fiscales et laissé se développer ce que les spécialistes appellent l’optimisation fiscale. Il s’agit de techniques comptables, fiscales qui permettent aux entreprises les mieux armées d’échapper à tout ou partie de l’impôt en jouant des niches fiscales mais aussi de leur internationalisation.

L’impôt sur les sociétés, une assiette en voie de contraction ?
Il faut ajouter que ces impôts sur les sociétés ne concernent pas toutes les entreprises. Un tiers seulement des entreprises françaises en relèvent. Et ce n’est pas une spécificité française. Moins de 20% des entreprises allemandes y sont soumises et la même chose vaut aux Etats-Unis ou pas plus de 50% des entreprises sont soumises à cet impôts sur les sociétés. Les autres  ont des statuts tels que leurs dirigeants sont imposés sur leurs revenus. C’est le cas des sociétés en nom collectifs, des auto-entrepreneurs…
Cette question est rarement traitée, mais elle mériterait d’être approfondie. Il semble que dans de nombreux pays, le nombre d’entreprises soumises à l’impôt sur les sociétés tende à diminuer alors même que le nombre d’entreprises ne fait que progresser. C’est le cas aux Etats-Unis. Il y avait, en 1978, 1,9 millions de sociétés soumises à l’impôt des sociétés sur un total de 15 millions d’entreprises. En 2008, le chiffre avait légèrement diminué, on était passé de 1,9 million à 1,8 mais le nombre total d’entreprises était passé de 15 à 33 millions. Dit autrement, on était passé de 12 à 5,4%. Tout simplement parce qu’à force de réduire les impôts sur le revenu des plus riches, il était devenu plus intéressant, pour les patrons de petites et moyennes entreprises, de passer sous le régime de l’impôt sur le revenu.

De cela, il convient de retenir que l’on ne peut traiter séparément les questions liées à l’impôt sur le revenu et celles liées à l’impôt sur les sociétés. Lorsque les impôts sur les revenus les plus élevés, pour les tranches les plus hautes, sont supérieurs à l’impôt sur les sociétés, les propriétaires ont intérêt à laisser leur argent dans l’entreprise où il peut être réinvesti. Lorsque c’est le contraire, ils ont intérêt à changer le statut de leur entreprise, à rapatrier sur leur propre compte les bénéfices. Est-ce que cela a des conséquences sur l’activité des entreprises, sur leurs investissements ? on peut le supposer. Ce n’est pas la même chose de laisser de l’argent dans l’entreprise et de le verser à ses propriétaires. On ne peut exclure qu’une partie des difficultés des PME à croître vient de ce que leurs dirigeants s’approprient les bénéfices quand ils pourraient être affectés à des investissements. Ne serait-ce, d’ailleurs, que parce qu’une partie des aides publiques aux entreprises leur échappent, étant souvent réservées à celles qui sont soumises à l’impôt sur les sociétés.

Si l’on peut observer des cas de transfert de l’impôt sur les sociétés sur l’impôt sur les revenus, lorsque le premier est plus faible que le second, on remarque aussi, le transfert d’une partie des bénéfices vers les salaires des dirigeants lorsque les impôts des plus fortunés sont réduits. 

Mais laissons de coté ce phénomène qui mériterait d’être analysé plus à fond puisqu’il permet à des institutions qui ont tout, dans leur fonctionnement d’entreprises classiques, d’échapper à l’impôt sur les sociétés.

L’optimisation fiscale
Revenons à l’impôt sur les sociétés. Comme tout contribuable, les entreprises tentent d’en payer le moins possible. Certaines fraudent, la plupart, les plus importantes au moins pratiquent l’optimisation fiscale, technique qui permet de réduire son imposition en respectant au plus près le texte de la loi. Le texte et pas forcément son esprit, mais tout cela obéit un principe que les juristes britanniques appellent du duc de Westminster, tout bêtement parce que dans les années trente un jugement dans un procès qui l’opposait à la Couronne a conclu qu’un contribuable était tout à fait dans son droit d’organiser ses affaires de manière à réduire autant que possible le montant de ses impôts.

Et c’est bien ce principe que les entreprises appliquent au point que les plus habiles peuvent échapper complètement à l’impôt sur les sociétés. On a beaucoup dit que c’était le cas, en France, de Total, et de quelques autres sociétés du CAC 40. Il faut, si l’on veut être précis, distinguer plusieurs cas de figure.
-       - il y a des entreprises internationales qui ne paient pas d’impôt sur les sociétés en France parce qu’elles n’y font pas de bénéfices parce que leur activité y rencontre des difficultés. C’est le cas de Total qui a des pertes en France, n’y fait donc pas de bénéfices et n’y donc pas d’impôt sur les sociétés, mais qui fait des bénéfices ailleurs, dans les zones où elle produit du pétrole, en Norvège, par exemple, où elle paie des impôts qui peuvent être élevés. Ce qui permet au directeur financier de Total de dire que son entreprise a, au niveau global, un taux d’imposition élevé, de l’ordre de 56%. Cette notion d’imposition globale est sans doute celle que l’on devrait, d’ailleurs, retenir dans les analyses parce que s’il ne sert à rien de faire payer deux fois une entreprise il ne faut pas non plus que cet argument serve, comme c’est trop souvent le cas, à échapper à l’impôt ;

-       - il y a les entreprises qui ne paient pas d’impôt en France parce qu’elles exploitent un mécanisme, le bénéfice mondial consolidé, qui leur permet de soustraire de leur impôt en France, les pertes réalisées dans les filiales étrangères, c’est un dispositif dont bénéficie notamment Vivendi ;

-       - et puis il y a les entreprises qui jouent des taux d’imposition différents selon les pays pour transférer leurs bénéfices là où les impôts sont le plus faibles et leurs dépenses là où ils sont le plus élevés. C’est ce que fait, par exemple, Google qui ne paie vraiment d’impôt pour ses activités européennes qu’en Irlande, pays qui a, en Europe, le taux d’imposition le plus faible puisqu’il n’est que de 12,5%.

C’est ce dernier cas qui est de loin le plus problématique…

Des structures conçues pour échapper à l’impôt 
Quand on regarde dans le détail la structure des entreprises internationales, leur organisation, on découvre que trois facteurs prédominent :

-       - le souci de la compétitivité : on installe les établissements industriels là où la main d’œuvre est tout à la fois la plus compétence et le meilleur marché,

-       - le souci de la protection juridique : les entreprises qui ont des activités susceptibles d’entraîner des catastrophes se protègent des poursuites judiciaires en mettant dans des filiales ou chez des sous-traitants leurs activités les plus problématiques,

-       - le souci de l’optimisation fiscale. On crée des filiales multiples qui permettent de jouer avec les pertes et les bénéfices, d’affecter les pertes aux sociétés installées dans les pays à forts taux d’imposition et les bénéfices aux sociétés installées dans des pays aux taux d’imposition faibles.

Ces techniques d’optimisation fiscale ou de fiscalité agressive consistent à attribuer les bénéfices aux filiales opérant dans des pays à faible taux d’imposition grâce au jeu des prix pratiqués dans les transactions interentreprises, à imputer la dette ainsi que les frais d’intérêt aux filiales opérant dans des pays à taux d’imposition élevé (Hajkova, Nicoletti, Vartia et Yoo, 2006, p. 18). Cette pratique n’est pas nouvelle, comme le démontrent les travaux de plusieurs chercheurs dès le milieu des années 1990, mais elle s’est généralisée.

Elle profite aujourd’hui pleinement des facilités qu’offrent aux grandes entreprises les paradis fiscaux dont le rôle dans l’économie mondiale n’a jamais été plus important. Un rapport publié par l’ONG internationale ActionAid, révélait que 98 des 100 plus grands groupes inscrits à la bourse de Londres les utilisent de manière systématique au point que 38% de leurs filiales étrangères y opèrent. Et pas en petit nombre puisque les auteurs de ce rapport ont compté 600 filiales à Jersey, 400 aux Iles Caïman et 300 au Luxembourg. C’est le secteur bancaire qui y a le plus recours. Les quatre grandes banques britanniques y cumulent 1 649 entreprises.

Ce mécanisme permet de réduire les taux d’imposition des grandes entreprises. Une étude québécoise a montré que les banques canadiennes n’ont payé que 10,6 milliards de $ d’impôt entre 2007 et 2009 sur des profits de 46,1 milliards, ce qui est largement inférieur à leur taux d’imposition officiel. Pour ne prendre que cet exemple, la Banque de Montréal n’a payé que 6,2% d’impôts sur ses bénéfices alors qu’elle aurait du, si elle avait respecté le taux officiel, en payer 33,1%. 

Certaines entreprises sont passées maitres dans cet exercice de l’optimisation fiscale. L’agence de presse Bloomberg a ainsi récemment révélé que Google a réussi à réduire son taux d’imposition à tout juste 2,4%, alors que les pays où elle opère appliquent un taux moyen de 20%. Le succès de Google en la matière est tel que le directeur financier de Facebook a indiqué dans une interview qu’il allait examiner de très près ses méthodes pour s’en inspirer.

Et Google ne se contente pas de transférer ses bénéfices dans des zones à fiscalité faible, elle cherche également à profiter des formes juridiques qui lui permettent de mieux jeter un voile sur ses résultats. Je citais Google et Facebook mais Apple, fait de même au point de s’être constitué à l’étranger un véritable trésor de guerre.

On remarquera pour la petite histoire qu’il s’agit d’entreprises qui jouissent d’une très bonne réputation et qui n’hésitent pas à mettre en avant leur sens civique.

Des conséquences très négatives
Quand ils ne mettent pas en avant la concurrence fiscale, tous ceux qui défendent les baisses d’impôts des entreprises mettent en avant le rôle de l’entreprise comme créatrice de richesses et d’emploi. Il serait, à leurs yeux, légitime de réduire ses impôts parce qu’elle crée des richesses. C’est oublier que l’entreprise n’existe et ne se développe que parce qu’existe tout autour d’elle un milieu, des infrastructures, routes, écoles, hôpitaux, services divers financés par la collectivité. Sans eux, elle ne pourrait pas travailler. Et à trop réduire les impôts des sociétés on risque surtout de dégrader ce milieu. Parce qu’il y a des limites au transfert du financement des infrastructures par les particuliers ou les consommateurs.

Comme, par ailleurs, ces mêmes entreprises qui échappent à l’impôt ne refusent jamais les aides diverses que peuvent leur apporter les pouvoirs publics, qu’il s’agisse de l’Etat ou des collectivités locales, on pourrait très bien parler pour certaines au moins, de comportements de prédateurs, qui accaparent pour leur seul profit des richesses produites par la collectivité.

J’ajouterais que toutes les entreprises ne sont pas, dans ces affaires, sur un pied d’égalité. Les entreprises internationales, qui ont de nombreuses filiales à l’étranger peuvent assez facilement optimiser leurs impôts. C’est beaucoup plus difficile pour celles qui exercent leur activité uniquement sur le territoire national. Il y a là une forme de déséquilibre qui mérite d’être signalée.  

Dans une période de déficits publics massifs, il serait légitime que les entreprises contribuent plus qu’elles ne font aujourd’hui à la réduction de celui-ci. Dans la mesure où elles se sont internationalisées et sont devenues habiles dans l’exploitation des différences entre législation, ce ne sera possible que si les Etats se mettent d’accord sur une harmonisation de leurs politiques fiscales. Il est complètement anormal, pour ne pas dire scandaleux que la France et l’Allemagne n’aient pas obtenu de l’Irlande qu’elle rapproche son taux d’imposition des sociétés du taux moyen européen alors qu’elle venait, en grande difficulté, frapper à la porte de l’Europe pour qu’on l’aide financièrement. Il est, de la même manière, absolument scandaleux qu’on laisse les grandes entreprises internationales continuer d’user et d’abuser des paradis fiscaux. Les Etats ne sont pas sans ressources. Ils devraient faire preuve de bien plus de fermeté en la matière.
La grave crise que nous venons de traverser et dont nous ne sommes pas encore sortis aurait du, devrait faciliter ces évolutions. Il ne semble malheureusement pas que ce soit le cas.