Sur la fiscalité des entreprises
Et si
l’on parlait également de l’imposition des sociétés
Depuis
le début de la campagne électorale on a beaucoup parlé des impôts, des impôts
des particuliers, de la proposition de François Hollande de créer un taux
marginal de 75% pour les revenus supérieurs à 1 million d’euros, mais on a peu
parlé des impôts des sociétés, alors que ceux-ci représentent, en France, une
part importante des recettes de l’Etat, à peu près 17%, et qu’un peu partout
dans le monde ces impôts sur les sociétés sont engagés dans une course au moins
disant. Que ce soit aux Etats-Unis ou en Europe, on entend très souvent dire
qu’il faudrait les diminuer. Et nombreux sont ceux qui le font. Il y a quelques
jours seulement, le ministre des finances britanniques, Osborne, a annoncé des
mesures qui baisseront, d’une part, le taux d’imposition des plus riches et,
d’autre part, diminueront les impôts que paient les entreprises, et d’abord les
multinationales. Tout cela surprend un peu alors même que les Etats luttent
contre des déficits croissants et mérite que l’on y regarde de plus près.
Les impôts que paient les sociétés
Avant d’aller plus loin peut-être faut-il dire un mot des
impôts que paient les entreprises. Ils sont de deux types. Il y a l’impôt sur
les sociétés, l’IS dont le taux est, en France, de 33, 3% et il y a les impôts
locaux, la Contribution économique territoriale qui remplace la taxe
professionnelle, auxquels il convient d’ajouter quelques taxes basées sur les
salaires (taxe d’apprentissage, contribution à l’effort de construction…) qui
représentent à peu près 1,5% de la masse salariale. Mais plus que ces chiffres
et taux, c’est la tendance qu’il faut regarder. Et partout dans le monde, sauf,
pour l’instant aux Etats-Unis, elle est à la baisse. En 10 ans, de 1999 à 2008,
dernière année pour lesquelles nous avons des statistiques globales, le taux
d’imposition des entreprises est passé, dans le monde, de 31,4% à 25, 9% et l’Europe est la région dans
laquelle cette baisse des impôts sur les sociétés a été la plus rapide et la
plus forte puisqu’il est passé de 34,8% à 23, 2%.
Cette baisse très significative est pour beaucoup liée à la
concurrence fiscale qui s’est installée entre pays en Europe. On pense,
notamment, à la politique menée par l’Irlande qui, pour attirer les entreprises
internationales, notamment les grandes entreprises américaines, a pratiqué un
véritable dumping fiscal. Dumping qui a naturellement incité les pays voisins à
faire de même pour retenir leurs entreprises. Sans que cela soit le moins du
monde efficace. Cela n’a pas empêché les délocalisations et, malgré sa
politique l’Irlande n’a pas échappé à la crise. Bien au contraire, elle est de
ceux qui ont été le plus durement touchés. D’autant plus durement touchés que
les entreprises qu’elle avait attirés n’ont pas hésités à la quitter lorsqu’ils
ont trouvé mieux ailleurs.
Cette concurrence fiscale a pris de nombreuses formes. On a
baissé les taux d’imposition des entreprises, on a aussi multiplié les niches
fiscales et laissé se développer ce que les spécialistes appellent
l’optimisation fiscale. Il s’agit de techniques comptables, fiscales qui
permettent aux entreprises les mieux armées d’échapper à tout ou partie de
l’impôt en jouant des niches fiscales mais aussi de leur internationalisation.
L’impôt sur les sociétés, une assiette en voie de
contraction ?
Il faut ajouter que ces impôts sur les sociétés ne
concernent pas toutes les entreprises. Un tiers seulement des entreprises
françaises en relèvent. Et ce n’est pas une spécificité française. Moins de 20%
des entreprises allemandes y sont soumises et la même chose vaut aux Etats-Unis
ou pas plus de 50% des entreprises sont soumises à cet impôts sur les sociétés.
Les autres ont des statuts tels que
leurs dirigeants sont imposés sur leurs revenus. C’est le cas des sociétés en
nom collectifs, des auto-entrepreneurs…
Cette question est rarement traitée, mais elle mériterait d’être
approfondie. Il semble que dans de nombreux pays, le nombre d’entreprises
soumises à l’impôt sur les sociétés tende à diminuer alors même que le nombre
d’entreprises ne fait que progresser. C’est le cas aux Etats-Unis. Il y avait,
en 1978, 1,9 millions de sociétés soumises à l’impôt des sociétés sur un total
de 15 millions d’entreprises. En 2008, le chiffre avait légèrement diminué, on
était passé de 1,9 million à 1,8 mais le nombre total d’entreprises était passé
de 15 à 33 millions. Dit autrement, on était passé de 12 à 5,4%. Tout simplement
parce qu’à force de réduire les impôts sur le revenu des plus riches, il était
devenu plus intéressant, pour les patrons de petites et moyennes entreprises,
de passer sous le régime de l’impôt sur le revenu.
De cela, il convient de retenir que l’on ne peut traiter
séparément les questions liées à l’impôt sur le revenu et celles liées à
l’impôt sur les sociétés. Lorsque les impôts sur les revenus les plus élevés,
pour les tranches les plus hautes, sont supérieurs à l’impôt sur les sociétés,
les propriétaires ont intérêt à laisser leur argent dans l’entreprise où il
peut être réinvesti. Lorsque c’est le contraire, ils ont intérêt à changer le
statut de leur entreprise, à rapatrier sur leur propre compte les bénéfices.
Est-ce que cela a des conséquences sur l’activité des entreprises, sur leurs
investissements ? on peut le supposer. Ce n’est pas la même chose de
laisser de l’argent dans l’entreprise et de le verser à ses propriétaires. On
ne peut exclure qu’une partie des difficultés des PME à croître vient de ce que
leurs dirigeants s’approprient les bénéfices quand ils pourraient être affectés
à des investissements. Ne serait-ce, d’ailleurs, que parce qu’une partie des
aides publiques aux entreprises leur échappent, étant souvent réservées à
celles qui sont soumises à l’impôt sur les sociétés.
Si l’on peut observer des cas de transfert de l’impôt sur
les sociétés sur l’impôt sur les revenus, lorsque le premier est plus faible
que le second, on remarque aussi, le transfert d’une partie des bénéfices vers
les salaires des dirigeants lorsque les impôts des plus fortunés sont
réduits.
Mais laissons de coté ce phénomène qui mériterait d’être
analysé plus à fond puisqu’il permet à des institutions qui ont tout, dans leur
fonctionnement d’entreprises classiques, d’échapper à l’impôt sur les sociétés.
L’optimisation fiscale
Revenons à l’impôt sur les sociétés. Comme tout
contribuable, les entreprises tentent d’en payer le moins possible. Certaines
fraudent, la plupart, les plus importantes au moins pratiquent l’optimisation
fiscale, technique qui permet de réduire son imposition en respectant au plus
près le texte de la loi. Le texte et pas forcément son esprit, mais tout cela
obéit un principe que les juristes britanniques appellent du duc de
Westminster, tout bêtement parce que dans les années trente un jugement dans un
procès qui l’opposait à la Couronne a conclu qu’un contribuable était tout à
fait dans son droit d’organiser ses affaires de manière à réduire autant que
possible le montant de ses impôts.
Et c’est bien ce principe que les entreprises appliquent au
point que les plus habiles peuvent échapper complètement à l’impôt sur les
sociétés. On a beaucoup dit que c’était le cas, en France, de Total, et de quelques
autres sociétés du CAC 40. Il faut, si l’on veut être précis, distinguer
plusieurs cas de figure.
- - il y a des entreprises internationales qui ne
paient pas d’impôt sur les sociétés en France parce qu’elles n’y font pas de
bénéfices parce que leur activité y rencontre des difficultés. C’est le cas de
Total qui a des pertes en France, n’y fait donc pas de bénéfices et n’y donc
pas d’impôt sur les sociétés, mais qui fait des bénéfices ailleurs, dans les
zones où elle produit du pétrole, en Norvège, par exemple, où elle paie des
impôts qui peuvent être élevés. Ce qui permet au directeur financier de Total
de dire que son entreprise a, au niveau global, un taux d’imposition élevé, de
l’ordre de 56%. Cette notion d’imposition globale est sans doute celle que l’on
devrait, d’ailleurs, retenir dans les analyses parce que s’il ne sert à rien de
faire payer deux fois une entreprise il ne faut pas non plus que cet argument
serve, comme c’est trop souvent le cas, à échapper à l’impôt ;
-
- il y a les entreprises qui ne paient pas d’impôt
en France parce qu’elles exploitent un mécanisme, le bénéfice mondial
consolidé, qui leur permet de soustraire de leur impôt en France, les pertes
réalisées dans les filiales étrangères, c’est un dispositif dont bénéficie
notamment Vivendi ;
-
- et puis il y a les entreprises qui jouent des
taux d’imposition différents selon les pays pour transférer leurs bénéfices là
où les impôts sont le plus faibles et leurs dépenses là où ils sont le plus
élevés. C’est ce que fait, par exemple, Google qui ne paie vraiment d’impôt
pour ses activités européennes qu’en Irlande, pays qui a, en Europe, le taux d’imposition
le plus faible puisqu’il n’est que de 12,5%.
C’est ce dernier cas qui est de loin le plus problématique…
Des structures conçues pour échapper à l’impôt
Quand on regarde dans le détail la structure des entreprises
internationales, leur organisation, on découvre que trois facteurs prédominent :
-
- le souci de la compétitivité : on installe
les établissements industriels là où la main d’œuvre est tout à la fois la plus
compétence et le meilleur marché,
-
- le souci de la protection juridique : les
entreprises qui ont des activités susceptibles d’entraîner des catastrophes se
protègent des poursuites judiciaires en mettant dans des filiales ou chez des
sous-traitants leurs activités les plus problématiques,
-
- le souci de l’optimisation fiscale. On crée des
filiales multiples qui permettent de jouer avec les pertes et les bénéfices,
d’affecter les pertes aux sociétés installées dans les pays à forts taux
d’imposition et les bénéfices aux sociétés installées dans des pays aux taux
d’imposition faibles.
Ces techniques d’optimisation fiscale ou de fiscalité
agressive consistent à attribuer les bénéfices aux filiales opérant dans des
pays à faible taux d’imposition grâce au jeu des prix pratiqués dans les transactions
interentreprises, à imputer la dette ainsi que les frais d’intérêt aux filiales
opérant dans des pays à taux d’imposition élevé (Hajkova, Nicoletti, Vartia et Yoo, 2006, p. 18). Cette pratique n’est pas
nouvelle, comme le démontrent les travaux de plusieurs chercheurs dès le milieu
des années 1990, mais elle s’est généralisée.
Elle profite
aujourd’hui pleinement des facilités qu’offrent aux grandes entreprises les
paradis fiscaux dont le rôle dans l’économie mondiale n’a jamais été plus
important. Un rapport publié par l’ONG internationale ActionAid,
révélait que 98 des 100 plus grands groupes inscrits à la bourse de Londres les
utilisent de manière systématique au point que 38% de leurs filiales étrangères
y opèrent. Et pas en petit nombre puisque les auteurs de ce rapport ont compté
600 filiales à Jersey, 400 aux Iles Caïman et 300 au Luxembourg. C’est le
secteur bancaire qui y a le plus recours. Les quatre grandes banques britanniques
y cumulent 1 649 entreprises.
Ce mécanisme permet de réduire les taux d’imposition des
grandes entreprises. Une étude québécoise a montré que les banques canadiennes
n’ont payé que 10,6 milliards de $ d’impôt entre 2007 et 2009 sur des profits
de 46,1 milliards, ce qui est largement inférieur à leur taux d’imposition
officiel. Pour ne prendre que cet exemple, la Banque de Montréal n’a payé que
6,2% d’impôts sur ses bénéfices alors qu’elle aurait du, si elle avait respecté
le taux officiel, en payer 33,1%.
Certaines entreprises sont passées maitres dans cet exercice
de l’optimisation fiscale. L’agence de presse Bloomberg a ainsi récemment
révélé que Google a réussi à réduire son taux d’imposition à tout juste 2,4%,
alors que les pays où elle opère appliquent un taux moyen de 20%. Le succès de
Google en la matière est tel que le directeur financier de Facebook a indiqué
dans une interview qu’il allait examiner de très près ses méthodes pour s’en
inspirer.
Et Google ne se contente pas de transférer ses bénéfices
dans des zones à fiscalité faible, elle cherche également à profiter des formes
juridiques qui lui permettent de mieux jeter un voile sur ses résultats. Je
citais Google et Facebook mais Apple, fait de même au point de s’être constitué
à l’étranger un véritable trésor de guerre.
On remarquera pour la petite histoire qu’il s’agit
d’entreprises qui jouissent d’une très bonne réputation et qui n’hésitent pas à
mettre en avant leur sens civique.
Des conséquences très négatives
Quand ils ne mettent pas en avant la concurrence fiscale,
tous ceux qui défendent les baisses d’impôts des entreprises mettent en avant le
rôle de l’entreprise comme créatrice de richesses et d’emploi. Il serait, à
leurs yeux, légitime de réduire ses impôts parce qu’elle crée des richesses.
C’est oublier que l’entreprise n’existe et ne se développe que parce qu’existe
tout autour d’elle un milieu, des infrastructures, routes, écoles, hôpitaux,
services divers financés par la collectivité. Sans eux, elle ne pourrait pas
travailler. Et à trop réduire les impôts des sociétés on risque surtout de
dégrader ce milieu. Parce qu’il y a des limites au transfert du financement des
infrastructures par les particuliers ou les consommateurs.
Comme, par ailleurs, ces mêmes entreprises qui échappent à
l’impôt ne refusent jamais les aides diverses que peuvent leur apporter les
pouvoirs publics, qu’il s’agisse de l’Etat ou des collectivités locales, on
pourrait très bien parler pour certaines au moins, de comportements de
prédateurs, qui accaparent pour leur seul profit des richesses produites par la
collectivité.
J’ajouterais que toutes les entreprises ne sont pas, dans
ces affaires, sur un pied d’égalité. Les entreprises internationales, qui ont
de nombreuses filiales à l’étranger peuvent assez facilement optimiser leurs
impôts. C’est beaucoup plus difficile pour celles qui exercent leur activité
uniquement sur le territoire national. Il y a là une forme de déséquilibre qui
mérite d’être signalée.
Dans une période de déficits publics massifs, il serait
légitime que les entreprises contribuent plus qu’elles ne font aujourd’hui à la
réduction de celui-ci. Dans la mesure où elles se sont internationalisées et
sont devenues habiles dans l’exploitation des différences entre législation, ce
ne sera possible que si les Etats se mettent d’accord sur une harmonisation de
leurs politiques fiscales. Il est complètement anormal, pour ne pas dire
scandaleux que la France et l’Allemagne n’aient pas obtenu de l’Irlande qu’elle
rapproche son taux d’imposition des sociétés du taux moyen européen alors qu’elle
venait, en grande difficulté, frapper à la porte de l’Europe pour qu’on l’aide
financièrement. Il est, de la même manière, absolument scandaleux qu’on laisse
les grandes entreprises internationales continuer d’user et d’abuser des
paradis fiscaux. Les Etats ne sont pas sans ressources. Ils devraient faire
preuve de bien plus de fermeté en la matière.
La grave crise que nous venons de traverser et dont nous ne
sommes pas encore sortis aurait du, devrait faciliter ces évolutions. Il ne
semble malheureusement pas que ce soit le cas.
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