Les chroniques économiques de Bernard Girard

11.1.12

L’automatisation des services et l’emploi : le cas de la grande distribution


2011, l’année des automates partout 

Les deux premières semaines de janvier sont, dans la presse, consacrées au bilan de l’année qui vient de s’écouler. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur les banques, la crise, la montée inexorable du chômage, mais cela a fait l’ordinaire de ces chroniques tout au long de l’année. Je voudrais, aujourd’hui, aborder un thème tout différent : celui de l’automatisation des services. 2011 aura été, je crois, l’année qui aura vu les banques, la grande distribution et la poste, trois grandes activités de service génératrices de centaines de milliers d’emplois se lancer dans une opération d’automatisation systématique de ses services. On ne peut plus entrer aujourd’hui dans une agence bancaire sans trouver partout des automates qui prennent en charge les opérations de dépôts ou de retraits que l’on confiait autrefois, il y a quelques mois encore, à des guichetiers. Même chose dans la grande distribution qui a vu se multiplier les caisses automatiques et autres systèmes qui libèrent le consommateur de l’obligation de faire la queue devant une caisse. Quant à la poste, on sait qu’elle a complètement revu l’organisation de ses bureaux et introduit des automates sur lesquels on peut effectuer à peu près toutes les opérations commerciales.

Cette automatisation des services va avoir un impact significatif sur l’emploi. La décrue des effectifs a commencé dans le secteur bancaire. Pour ne prendre qu’un exemple tout récent, HSBC a annoncé en aout dernier son intention de se séparer de 10% de ses effectifs, soit 30 000 personnes d’ici à 2011. L’automatisation n’est évidemment pas la seule en cause, mais elle autorise l’allégement des effectifs dans les réseaux. Même chose à la poste qui a perdu de 2002 à 2007, 42 000 emplois, non en licenciant, le deuxième employeur français ne pourrait se le permettre dans le contexte politique mais en ne remplaçant qu’un départ à la retraite sur cinq. Et ce qui est vrai de la banque et de la poste le sera très prochainement de cet autre employeur qu’est la grande distribution.

Une automatisation préparée depuis quelques années 

C’est en 2005 que quelques grandes enseignes du commerce ont commencé à équiper des magasins pilotes de caisses automatiques et de systèmes qui visent à accélérer les flux de clients. Plusieurs modèles ont été testés et sont aujourd’hui utilisés. J’en retiendrai trois que l’on peut découvrir dans la plupart des hypermarchés et grandes surfaces :

- les caisses automatiques dit aussi self check-out : le consommateur se présente devant une caisse devant laquelle il effectue directement les opérations d’une caisse, passage devant un scanner des produits, transfert d’un panier à l’autre, sous le regard et avec, éventuellement, les conseils d’une employée qui contrôle ainsi quatre caisses automatiques ;

- le self scanning : dans ce modèle, le consommateur est équipé d’une douchette. Chaque fois qu’il sélectionne un article, il le scanne, puis il passe devant une caisse où une caissière reçoit son paiement et contrôle de manière statistique la conformité de la facture et du panier ;

- le drive : le consommateur passe commande sur internet des produits dont il a besoin. Puis il passe dans son hypermarché ou dans un dépôt proche de chez lui pour récupérer ses achats tout préparés. Cette dernière idée semble avoir été imaginée en 2004 par des collaborateurs du groupe Mulliez qui contrôle notamment les magasins Auchan, pour répondre aux problème que pose la vente sur internet associée à la livraison à domicile, pratique ancienne puisqu’elle date du minitel mais restée marginale. Il est aujourd’hui utilisé par plusieurs enseignes dont Leclerc qui en a déjà aujourd’hui près de 150 sur les 600 actuellement installés et qui pense en avoir 400 en 2015.

D’autres techniques existent comme les étiquettes à radiofréquence (RFID) qui sont actuellement expérimentées dans quelques magasins, notamment dans des librairies, mais celles que je viens de citer sont de loin les plus utilisées.

Une progression très rapide

Ces différentes techniques sont on l’a vu récentes. Mais elles progressent rapidement. Pour ne prendre que cet exemple, les consommateurs auraient, d’après Kantar WorldPanel, un spécialiste de ces questions, dépensé plus de 450 M.€ en drive en 2010, ce qui représente plus de 7.5 millions de paniers à 62€ alors que le parc était presque inexistant en début d’année 2010. Leclerc, toujours lui, espère en 2015 réaliser de cette manière 4,5% de son chiffre d’affaires. Et il n’est pas le seul. Le groupe Cora a d’ores et déjà équipé la moitié de ses soixante hypermarchés de drives et indique que de 70 à 80% de ceux-ci en seront équipés à la fin de l’année 2012. Les ventes par ce canal ont progressé de 8% en 2011.

 On retrouve des chiffres de progression élevés avec les autres techniques d’automatisation. Il y aurait actuellement de 4 à 5000 caisses automatiques en France. Et les ventes sur chacun de ces créneaux augmentent régulièrement.

 Lorsque les professionnels s’expriment sur ce thème, ce qu’ils ne font pas beaucoup, il est vrai qu’on les interroge peu, ils insistent sur les bénéfices pour les consommateurs : plus grande fluidité, réduction des temps d’attente devant les caisses… tout cela est vrai, même si leur intérêt pour ces nouvelles technologies est évidemment tout sauf altruiste : elles leur permettent de réduire leurs coûts et d’améliorer leurs marges.

Productivité, rentabilité 

L’avantage économique des caisses automatiques va de soi : il permet de faire des économies sur le personnel. Les distributeurs s’en défendent et assurent que cela n’aura pas d’impact sur l’emploi. On peut évidemment en douter.

Les caisses automatiques coûtent de 15 à 20 000€ or, le retour sur investissement se fait en quelques mois, deux ans disent les constructeurs, trois ans corrigent les grandes enseignes. Reste que c’est court et que ce n’est possible que parce que sur ces ilots une même employée contrôle quatre ou cinq caisses à la fois.

On peut dire la même chose du self-scanning puisqu’une même caissière peut traiter un nombre beaucoup plus important de clients à l’heure.

Les drives demandent des investissements plus importants que les simples caisses automatiques, ce qui explique que le retour sur investissement soit plus long, de l’ordre de cinq ans, ce qui reste cependant peu comparé aux dix ans de retour sur investissement d’un hypermarché, mais il présente deux avantages majeurs aux yeux des distributeurs :

- il les met à l’abri de toute la réglementation qui limite l’implantation de grandes surfaces. Le législateur n’avait pas prévu ce cas de figure et ils peuvent s’installer où ils souhaitent, d’où des résistances ici ou là d’élus ou de commerçants qui craignent pour leur chiffre d’affaires. Cette liberté d’implantation devrait relancer les batailles commerciales et permettre aux grandes enseignes de s’installer dans des zones dans lesquelles elles sont pour l’instant absentes ;

- il leur permet d’améliorer de manière significative leurs marges. La rentabilité nette d’un drive serait de 7 à 9% contre 2% pour un hypermarché (d’après Kurt Salmon et associés, cité par La Croix).

Cette amélioration substantielle de la rentabilité nette tient d’abord, à la suppression de toutes les tâches commerciales : plus besoin de mettre les produits en rayon, d’en faire la promotion avec du personnel commercial, plus besoin, non plus, de contrôler les consommateurs, tout cela se traduit par des réductions importantes en matière de personnel.

Elle tient également à la possibilité d’automatiser complètement les tâches de paiement puisque l’on demande au consommateur de payer directement en ligne, ce qui réduit également le coûts de personnel. Le paiement en ligne limite également les défauts de paiement et les erreurs de caisse.

Le drive permet encore de gérer au plus près les produits et de diminuer les pertes, produits volés, produits jetés parce qu’avec une date de péremption dépassée… Il facilite enfin la fidélisation des clients puisqu’il simplifie et rend plus incitatives les diverses techniques de promotion des ventes puisque le consommateur est mieux informé sur internet que dans des rayons.

Faut-il le dire ? Ces économies ne sont pas partagées avec le consommateur puisque les prix sont les mêmes que ceux du magasin.

L’emploi menacé à moyen terme 

Je l’ai dit, les professionnels de la grande distribution assurent que ces évolutions se feront sans nuire à l’emploi. Dans son blog, Michel-Edouard Leclerc écrivait en 2007 : « Un hyper aligne facilement 20 à 40 caisses traditionnelles. Même si l’on équipait chaque magasin de 2 ou 3 caisses automatiques, il n’y aurait aucune incidence sur l’emploi. Non seulement, elles nécessiteraient une surveillance, mais surtout, elles créeraient un surcroît de chiffre d’affaires : celui de tous ces acheteurs spontanés et occasionnels qui, faute de temps, énervés par les queues, ont fui l’hyper pour d’autres formes de distribution. » Mais c’était en 2007, lorsque la CFDT et la candidate socialiste à la Présidence, Ségolène Royal, s’inquiétaient de l’impact de l’automatisation sur l’emploi et craignaient la destruction de 20 000 emplois. Depuis, silence radio. Et pour cause. Un entrepôt de 10 000m2 fait travailler en moyenne une soixantaine de salariés. Alors que le ratio classique dans la distribution est plutôt d’un employé pour 40m2, soit, pour 10 000m2, 250 personnes. Le rapport est de 1 à 4.

 Le gain est plus faible avec les caisses automatiques, mais il n’est certainement pas négligeable, puis que l’on calculé que la création d’un ilot de quatre caisses automatiques économise un emploi de caissière.

Drives et autres caisses automatiques ne vont évidemment pas remplacer les hypermarchés dans l’avenir immédiat et les grandes enseignes ne vont pas licencier massivement dans les mois qui viennent, ne serait-ce que parce que les différents canaux de distribution vont continuer de coexister pendant des années et que les grandes enseignes explorent en parallèle d’autres pistes : Carrefour a, par exemple, lancé un modèle de magasins, Carrefour Planet, qui associe distribution alimentaire et services (coiffure, garderie d’enfants…) et entraîne une croissance des effectifs de l’ordre de 10%. Si ce modèle l’emportait, l’impact sur l’emploi de l’automatisation sur l’emploi serait limité. Mais l’emportera-t-il ? Les résultats des Carrefour Planet sont pour l’instant décevants.

Le plus probable est que ce secteur voie dans les années qui viennent ses effectifs se réduire sous le double effet de la technologie qui réduit les besoins en personnel et de la relance des guerres commerciales qui feront des victimes chez les moins performants, chez ceux qui emploient aujourd’hui le plus de personnel. Les effets de ces batailles commerciales ont d’ores et déjà commencé à se faire sentir : les enseignes qui ont le plus tôt investi dans l’automatisation, Leclerc et Auchan, ont vu leurs parts du marché alimentaire progresser tandis que celles restées en retrait ont reculé.

Des emplois appelés à changer 

Première victime de ces évolutions : l’emploi de caissière. La grande distribution en emploie aujourd’hui 130 000. Elle en emploiera sans doute moins demain. Et cet emploi est appelé à évoluer. Les distributeurs assurent que ce sera pour le plus grand bien de ces employées dont ils ont découvert qu’elles souffraient de TMS, de troubles musculo squelettiques liés à la manipulation incessante de produits d’un coté à l’autre d’un tapis roulant. Qu’ils le disent et le soulignent si volontiers pourrait prêter à sourire, mais il faut dire que la grande distribution est l’un des rares secteurs dans lequel les accidents du travail ne diminuent pas. Les troubles musculo squelettiques sont à l’origine du quart des arrêts de travail dans les hypermarchés. On a calculé qu’ils représentent "plus de 1,4 million de journées de travail perdues, soit l’équivalent du fonctionnement de 14 hypermarchés et 130 supermarchés sur une année complète."

Une caissière qui contrôle plusieurs caisses automatiques n’a, évidemment pas ces problèmes. Sans doute en aura-t-elles d’autres que l’on commence à deviner mais ce métier ne sera pas le seul à évoluer. Celui de chef de caisses devrait aussi changer, se complexifier, et dans les entrepôts, on devrait voir se multiplier les emplois de manutention plus souvent masculins. En fait, c’est à terme toute a structure de l’emploi de la grande distribution qui parait appelée à évoluer avec moins d’effectifs et un ratio homme/femmes plus équilibré.

Moins d’emplois dans les services, et alors ? 

On parle d’ores et déjà de la destruction de 50 000 emplois dans la grande distribution. Le responsable CFDT d’Auchan a calculé que ces nouvelles méthodes s’étaient traduites par la destruction de 1000 emplois dans sa seule entreprise. Ces chiffres doivent être manipulés avec prudence. Ces destructions d’emplois se feront sans doute progressivement, par non remplacement de personnels partants et par fermeture de magasins qui auront cessé d’être rentables. Reste qu’elles se feront, et d’autant plus facilement que les Français sont, à l’inverse, par exemple, des Allemands, de gros utilisateurs des cartes de crédit, moyen de paiement indispensable au développement de ces formes d’automatisation.

Les professionnels nieront sans doute longtemps le phénomène au motif qu’ils continueront malgré tout d’embaucher massivement. Ce qu’ils feront ne serait-ce que parce que le taux de turn-over est dans cette profession très élevée, mais la relance des batailles commerciales, d’un coté, et l’automatisation de l’autre sonnent la fin de la partie : la grande distribution ne sera plus l’employeur massif qu’elle a été.

 Ajoutées à la décrue de l’emploi dans ces deux autres grands secteurs du service que sont la poste et les banques, ces perspectives sont inquiétantes. Elles devraient inciter à rechercher de nouveaux espaces de croissance pour l’emploi. Ce pourrait, ce devrait être la mission d’un prochain ministère du travail. Plutôt que d’essayer de protéger les emplois existants, forcément condamnés à terme, il devrait essayer de développer les nouveaux marchés du travail.

Reste, bien sûr, à les trouver.

 Ce ne sera pas du coté de l’industrie malgré tous les discours sur l’industrialisation que l’on entend ici ou là comme je l’expliquais ici même il y a quelques semaines. Ce sera probablement du coté des services, mais où ? l’équation est somme toute assez simple à écrire : il faut des emplois qui répondent à une demande en forte croissance, qui ne puissent être concurrencés par les pays à faibles salaires et qui soient solvables. Equation facile à formuler, plus difficile à résoudre même si l’on imagine bien que les premières pistes à explorer devraient être du coté de l’éducation, de la santé et des services aux personnes…

Le 10/01/2012