La tentation protectionniste
Le 17/01/2012
Le
protectionnisme devient politiquement correct
En
quelques mois, le protectionnisme qui paraissait réservé aux extrêmes, au Front
National et au Front de gauche, est devenu respectable. D’abord repris par des
francs-tireurs des grands partis, comme Arnaud Montebourg, il est devenu
mainstream avec Laurent Waucquiez au point de nourrir les projets du
gouvernement. Telle qu’il en fait la promotion, la TVA sociale que nous propose
Nicolas Sarkozy ne serait qu’une manière de pénaliser les produits fabriqués à
l’étranger, ce qui fait sourire tous ceux qui savent combien une hausse de la
TVA affecte ceux qui consacrent l’essentiel de leurs revenus à la consommation.
Cet
enthousiasme pour le protectionnisme est d’autant plus surprenant que les
économistes lui sont, on le sait, en général très hostiles et qu’ils ne
manquent pas une occasion de rappeler combien il a pu, là où il a été appliqué,
ralentir ou retarder le développement économique. Ce qui n’a évidemment pas empêché
les Etats de le pratiquer sous une forme ou sous une autre.
Si le
protectionnisme affiché a longtemps eu mauvaise presse, tous les gouvernements ont
développé des techniques pour protéger leurs industries. On connaît les
conflits récurrents entre Boeing et Airbus. Les deux compagnies s’accusent
mutuellement d’être subventionnées qui par le ministère de la défense
américain, qui par la Commission européenne. On sait également que nombreux
sont ceux qui militent pour un commerce équitable, c’est-à-dire pour des
sanctions contre les pays qui ne respectent pas les droits des travailleurs,
qui interdisent les syndicats, emploient des enfants ou des prisonniers. Mais
les nouveaux avocats du protectionnisme ne se contentent pas de ces
demi-mesures, ils veulent revenir tout simplement à l’instauration de taxes
douanières, aux frontières de la France pour le Front National, ce qui nous
amènerait à renier traités et accords, aux frontières de l’Europe pour les
autres.
Idée
folle ? sans doute, mais pour en avoir le cœur net, pour savoir si cela
pouvait être efficace, j’ai voulu revenir aux auteurs qui ont défendu le
protectionnisme.
Dans la
période contemporaine, ils sont relativement peu nombreux, mais on peut citer
Barbara Spencer et James Brander, deux économistes canadiens, qui ont développé
au début des années quatre-vingt, un modèle dans lequel un Etat peut, au
contraire de ce qu’avance la théorie, subventionner une industrie locale sans
pour autant réduire le bien-être de l’ensemble de la population. Le cas
d’Airbus en est une bonne illustration.
Une
trentaine d’années plus tôt, au début des années cinquante, un autre canadien
qui enseignait à la London School of Economics, Harry Johnson, avait, lui,
montré que dans certains cas au moins l’instauration de droits de douane
pouvait bénéficier à l’Etat qui les amorçait même si ses concurrents faisaient
de même.
Mais
ces quelques économistes, on pourrait sans doute citer d’autres noms, sont des
exceptions et leur défense du protectionnisme reste mesurée. Si l’on cherche un
économiste qui s’en est vraiment fait l’avocat, il faut remonter beaucoup plus
loin, au 19ème siècle, et regarder du coté de l’un des pionniers du
nationalisme allemand, Friedrich List.
Friedrich List
Friedrich List est aujourd’hui bien oublié. C’est,
cependant, un personnage passionnant. Allemand né en 1789, mort en 1846, ayant
vécu en France et aux Etats-Unis, il fut l’un des plus ardents défenseurs de
l’unité allemande, l’un des pères du Zollverein, cette union douanière qui a
donné naissance au 19ème siècle à l’Allemagne telle que nous la
connaissons aujourd’hui en lieu et place de cette réunion de principaux,
baronnies, petits royaumes qui passaient leur temps à se disputer.
Ces éléments biographiques éclairent ce qui est sans doute
le cœur de son principal livre, celui dans lequel il défend justement ses
thèses protectionnistes : le Système
National d’économie politique, livre publié en 1841, traduit en français
dés 1851 et réédité il y a une dizaine d’années avec une préface d’Emmanuel
Todd qui est, on le sait, un des premiers à avoir prôné le retour au
protectionnisme.
Friedrich List écrit son livre contre Adam Smith et Jean-Baptiste
Say, les deux grands théoriciens classiques du libre-échange. Il leur reproche
de traiter de l’économie comme si nous vivions dans un monde complètement
ouvert où les agents économiques, les individus, les entreprises pourraient
librement échanger. Or, dit-il, ce n’est pas le cas : il y a des nations.
Et l’on ne peut, ajoute-t-il, en faire l’économie.
Nationalisme
et protectionnisme ont donc dés l’origine eu partie liée. Mais le nationalisme
dont parle Friedrich List n’a pas grand chose à voir avec celui de Martine Le
Pen. En témoigne l’intérêt qu’il porte aux migrations. Bien loin des imprécations contre les immigrés chères au
Front National et à ses émules à la Guéant, il reconnaît les Etats puissants et
les économies solides à ce qu’ils savent attirer les étrangers. Bien loin de
recommander une endogamie généralisée, il explique que rien ne vaut la mixité
et la diversité dans un passage qui a du faire se lever quelques sourcils chez
ses premiers lecteurs et qui ferait tiquer bien des électeurs du Front National :
« on ne peut nier, écrit-il, que du mélange de deux races diverses, il
résulte à peu près sans exception, une postérité robuste et belle. »
Une vision industrialiste
List s’intéresse
surtout à l’industrie. Il est un fervent industrialiste et s’il est favorable
au protectionnisme, aux barrières douanières, c’est seulement dans la mesure où
elles peuvent favoriser le développement d’une base industrielle dans les pays
qui ont pris du retard. Si ces pays ne veulent pas que leurs industries
disparaissent sous les coups de la concurrence des pays plus avancés, il
s’agissait à son époque, de la Grande-Bretagne, il faut les protéger, éviter
que les produits d’une industrie plus efficace, plus avancée ne leur interdise
toute croissance. Il ne propose la mise en place de mesures protectionnistes que
pour protéger l’industrie dans les pays qui tentent de rattraper leur retard. Il
ne préconise surtout pas l’instauration de ces taxes pour l’agriculture ou les
matières premières, domaines dans lesquels la loi de l’avantage comparatif peut
jouer, ce qui n’est pas le cas de l’industrie pour laquelle tous les peuples
ont la même vocation « pourvu, je le cite, qu’ils possèdent les conditions
matérielles, intellectuelles, politiques et sociales requises à cet
effet. » Les barrières douanières n’ont d’intérêt que parce qu’elles
donnent aux pays à la traîne le temps de développer ces conditions. Une fois
ces conditions atteintes, elles doivent disparaître.
Cette thèse
qui veut que la meilleure politique ait été de laisser libre le commerce de
produits agricole et d’introduire des taxes sur les produits industriels semble
avoir été politiquement juste si l’on en juge par les travaux récents
d’historiens de l’économie qui se sont intéressés au développement au 19ème
siècle (Lehman, O’Rourk, The
structure of protection and growth in the late 19th century). Sans doute
pourrait-on aujourd’hui dire la même chose des pays émergents.
En
fait, List paraît avoir été un des pionniers de l’économie du développement et
l’inspirateur, au moins indirect, des grands nationalistes du lendemain de la
seconde guerre mondiale, de Nehru et de tous ceux qui ont alors guidé les Etats
nouveaux dans leurs premiers pas vers l’industrialisation.
On est
évidemment très loin des préoccupations contemporaines des pays industrialisés.
Il ne s’agit pas de défendre des industries vieillissantes, comme c’est le cas
chez nous, mais au contraire, de protéger des industries naissantes qui n’ont
pas encore eu le temps d’acquérir toutes les compétences et savoir-faire nécessaires
pour être compétitif. A aucun moment dans un livre de près de 600 pages, il ne
met en avant les différences de salaires. Bien au contraire, il souligne que
des salaires élevés vont avec une plus grande productivité. S’il convient, nous
dit-il, de protéger les industries naissantes, c’est qu’il leur faut du temps
pour développer les capacités intellectuelles, on dirait aujourd’hui le capital
humain, sans lequel on ne peut résister à la concurrence.
Le premier hétérodoxe
Je le disais à l’instant, les motifs que List avance pour
justifier le protectionnisme paraissent bien loin de nos préoccupations de pays
développés et, à l’inverse d’Emanuel Todd, je doute qu’un de nos
néo-protectionnistes puisse y trouver inspiration.
Sa pensée mérite cependant qu’on s’y attarde, ne serait-ce
que parce qu’il est probablement le premier économiste hétérodoxe. Le premier à
s’en prendre de manière systématique et frontale à la pensée libérale classique,
ce qui lui vaudra d’ailleurs une véritable raclée
de la part de Karl Marx qui admirait plus que tout autre les classiques.
La première cible de List est donc, dans son livre, ce qu’il
appelle l’Ecole, Adam Smith et Jean-Baptiste Say. Il leur reproche de négliger
l’histoire, de concevoir l’économie comme un jeu entre individus détachés de
toutes contraintes sociales, de négliger l’Etat et sa capacité à intervenir
dans le monde économique. Plusieurs passages de son livre semblent comme une
anticipation des politiques industrielles. Il est également sans doute le
premier à souligner combien la pensée libérale classique, celle d’Adam Smith,
peut être utilisée à des fins politiques, un thème qu’Attac et bien d’autres
ont mille fois exploité.
Il est également l’un des premiers à penser l’articulation
entre l’union douanière et la création d’un Etat, d’une nation, ce qu’il fait à
propos de l’Allemagne. Sa lecture nous aide, d’ailleurs, à mieux comprendre
certaines réactions récentes des Allemands qui se trouvent aujourd’hui dans la
situation de la Grande-Bretagne du 19ème siècle. Economie dominante
dont les entreprises sont particulièrement performantes, l’Allemagne n’a aucun
intérêt au protectionnisme, ce qui rend dérisoire les projets de tous ceux qui
souhaitent établir des barrières douanières aux frontières de l’Europe. Cela ne
pourrait se faire sans l’accord des Allemands et ceux-ci le refuseront aussi
longtemps que leur commerce extérieur sera excédentaire.
L’illusion protectionniste : l’exemple de l’industrie
automobile américaine
S’il est un enseignement à tirer de la lecture de List,
c’est bien de ne pas se fier seulement à la théorie, mais de retourner au réel
et d’analyser des situations historiques concrètes. Or, celles-ci n’incitent
pas à pencher pour le protectionnisme. L’industrie automobile américaine en
offre un bel exemple.
On sait qu’elle s’est trouvée confrontée, au début des
années 80, à la concurrence très vive des constructeurs japonais. Profitant des
tentations protectionnistes du congrès américain – la part des produits
importés soumis à tarifs douaniers est passée de 8% en 1975 à 21% en 1984 -,
l’industrie automobile a obtenu la mise en place de quotas à l’importation de
véhicules japonais. La mesure a immédiatement profité à Detroit, grand centre
de l’industrie automobile américaine. Libérés de la concurrence des Toyota et
autres Honda, GM , Ford, Chrysler ont créé des dizaines de milliers
d’emplois, leurs bénéfices ont explosé, ils ont d’autant plus explosé que
profitant de la hausse des prix des automobiles japonaises, ils ont pu
augmenter ceux de leurs véhicules de manière significative (Alan Blinder, Hard
heads, tough heads, 1998). Des résultats positifs, donc, mais… très
éphémères.
Les Japonais ont immédiatement réagi en construisant des
usines en Amérique du Nord, d’abord au Canada puis dans les Etats du Sud à la
main d’œuvre meilleur marché. Ils sont venus avec leurs méthodes de travail
plus efficaces, leurs modèles plus performants et ont rapidement écrasé de leur
supériorité des constructeurs que la protection artificielle des quotas avait
anesthésiés. On sait dans quelle situation sont aujourd’hui General Motors,
Ford ou Chrysler. Les emplois perdus à Detroit n’ont jamais été retrouvés.
Flint, la ville où est née la General Motors, cette ville que Michael Moore a
rendu célèbre avec son film Roger
et moi, a toujours un taux de chômage qui frôle les 9%. Buick City, l’énorme
complexe industriel au nord-ouest de la ville peut aujourd’hui se vanter d’être
la plus grande friche industrielle des Etats-Unis.
On peut imaginer, sans beaucoup d’efforts, que si demain
l’Europe mettait des barrières douanières à ses frontières, les entreprises
chinoises ou celles qui fabriquent en Chine trouveraient vite le chemin de la
Roumanie, de la Bulgarie, de la Slovaquie, de tous ces pays d’Europe dont les
salaires sont faibles. Qu’y aurions nous gagné ? Peut-être une rémission
de quelques mois pour les entreprises les plus menacées. Guère plus. On
pourrait même y perdre. On a calculé que les mesures prises pour lutter contre
les constructeurs automobiles japonais ont rapporté 8 milliards de dollars aux
entreprises américaines et coûté aux Etats-Unis 13 milliards. Solde
négatif : 5 milliards. Et encore n’est-ce que peu de chose comparé aux 750
000$ qu’ont coûté chaque emploi sauvé dans la sidérurgie américaine grâce aux
mesures protectionnistes prises à la fin des années 70. (Robert Crandall, The effects of US trade protection for autos and steel).
Le protectionnisme est un peu comme cette piqure de vitamines qu'un médecin pourrait faire à un malade atteint d'un cancer. Cela le soulagerait pendant quelques instants mais ne le soignerait certainement pas.
Le protectionnisme est un peu comme cette piqure de vitamines qu'un médecin pourrait faire à un malade atteint d'un cancer. Cela le soulagerait pendant quelques instants mais ne le soignerait certainement pas.
Un contexte politique peu favorable au protectionnisme
Le protectionnisme n’est donc pas la solution. Risque-t-il
malgré tout de s’imposer comme dans les années trente ? c’est peu
probable. Le contexte, les rapports de force ont changé.
Pour que le protectionnisme s’impose, il faut que ceux qui y
ont intérêt, salariés menacés de perdre leur emploi, entreprises en difficulté
aient la capacité d’imposer leurs vues. C’était le cas de l’industrie
automobile, de la sidérurgie aux Etats-Unis au début des années quatre-vingt.
Aucun secteur n’a aujourd’hui en France ce pouvoir. Ou, plutôt, aucun n’est
assez puissant pour s’imposer face à tous ceux qui ont tout à craindre du
protectionnisme. Car, s’il est vrai, que beaucoup sont menacés par la
concurrence des pays émergents, au moins autant seraient pénalisés par des
politiques protectionnistes qui rendraient plus difficile la vente des produits
qu’ils fabriquent. Les entreprises dont une partie importante du chiffre
d’affaires se fait à l’exportation, celles qui intègrent des produits importés
dans leurs fabrications, leurs patrons et leurs salariés seraient les premiers
à s’opposer à des mesures qui, sous couvert de protéger des gens en difficulté,
gêneraient les secteurs les plus compétitifs.
La tentation protectionniste existe donc bien, elle nourrit
les discours des politiques, mais elle ne restera que cela tant que les règles
européennes, les intérêts de l’Allemagne, ceux de tous ceux qui travaillent
dans des industries qui vivent de l’exportation ou, ce qui revient au même, de
la vente de produits qui intègrent des composants fabriqués à l’étranger, s’y
opposent.
Ce n’est pas la théorie qui s’oppose au protectionnisme
mais, plus simple, le principe de réalité.
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