Les chroniques économiques de Bernard Girard

29.10.13

Les capitalistes sont aussi des passagers clandestins



Il y aura bientôt cinquante ans, en 1966, un sociologue et économiste américain, Mancur Olson a écrit un livre, La logique de l’action collective,  qui s’est rapidement imposé comme l’une des sources majeures de la réflexion économique contemporaine. Dans ce livre, son auteur qui a toute sa vie enseigné l’économie mais dont l’œuvre a rapidement franchi les frontières de sa discipline, s’interroge sur la capacité d’individus qui ont des intérêts communs à s’unir pour mieux les défendre. Il se demande, au fond, s’il est vrai que des gens qui ont des intérêts communs ont bien intérêt à s’associer pour les défendre. Cela paraît, à première vue évident : pourquoi y aurait-il des syndicats, des lobbies, des associations de toutes sortes si ces institutions ne servaient justement à mobiliser des acteurs sociaux ayant les mêmes intérêts pour les défendre ? Mais ce qui paraît évident à première vue ne l’est pas forcément lorsque l’on regarde plus dans le détail : « Il n’est pas vrai, explique Mancur Olson, que l’idée que les groupes agissent dans leur intérêt découle logiquement des prémisses d’un comportement rationnel et intéressé. Que les membres d’un groupe aient avantage à atteindre leur objectif commun ne veut pas dire qu’il agiront de manière à y parvenir (…) En réalité, ajoute-t-il, des individus raisonnables et intéressés ne s’emploieront pas volontairement à défendre les intérêts du groupe. » Au cœur de cette thèse, il y a l’image du passager clandestin ou du cavalier solitaire, de celui qui, alors même qu’il bénéficie de l’action collective, n’y participe pas : à quoi bon puisque de toutes manières les autres vont se battre pour lui.

Ce livre a surtout servi dans les années 70 à attaquer les fondements du marxisme, de sa théorie des classes et du syndicalisme. Il a permis de comprendre les dérives bureaucratiques de toutes les organisations collectives qui avaient pour ambition de  défendre les intérêts du plus grand nombre. Dès lors que chacun se comporte en passager clandestin, ceux qui investissent dans ces organisations collectives, qui leur consacrent leur vie le font moins pour améliorer le sort du plus grand nombre que pour satisfaire des ambitions personnelles.

Quand on le relit aujourd’hui, on y trouve des éléments qui permettent de mieux comprendre le comportement et les évolutions du capitalisme contemporain.

Les capitalistes en passagers clandestins
Que sont aujourd’hui, en effet, les capitalistes sinon des passagers clandestins, des agents économiques qui profitent des investissements collectifs, qu’il s’agisse de ceux de la collectivité dans les infrastructures, les routes, les ponts, les réseaux de transport, d’énergie, que de ceux dans l’éducation, la sécurité, tout en faisant tout pour échapper à leur financement ?

On l’a compris, je fais allusion à ce qu’il est convenu d’appeler depuis quelques mois en France le ras-le-bol fiscal, ras-le-bol que les entreprises et leurs représentants sont les premiers à dénoncer. Je pense à Pierre Gattaz, le Président du MEDEF disant il y a quelques jours : « Nous sommes dans une situation où il y a un ras-le-bol fiscal, il y a une souffrance énorme qui peut se transformer en exacerbation ou en colère des patrons », colère qu’il attisait lui-même en déclarant quelques instants plus tôt : « Nous avons une pression fiscale qui dure depuis des années et qui n'a pas arrêté de s'aggraver depuis 30 ans », faisant ainsi fi des efforts réalisés depuis des décennies par tous les gouvernements un peu partout dans le monde industrialisé pour réduire les impôts des entreprises. Le taux d’imposition des sociétés en France, a la réputation d’être particulièrement élevé, d’être l’un des plus élevés en Europe, il est de 33, 3% des bénéfices réalisés depuis 1993. Il était de 50% au début des années 80. Il a donc diminué de manière significative depuis et a continué de le faire avec, notamment, le Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi, le CICE, qu’a mis en place le gouvernement Ayrault. Cela peut, malgré cette baisse, paraître beaucoup, mais son importance doit être relativisée :

-       L’impôt sur les entreprises ne concerne qu’une entreprise sur trois : Le tiers seulement des entreprises françaises soit approximativement 1,4 million d'entreprises en relève, les autres relèvent d’autres régimes ;
-       ce taux de 33% ne concerne qu’une toute petite minorité d’entreprises : celles qui réinvestissent leurs bénéfices, celles qui font un chiffre d’affaires inférieur à 7 millions d’€ y échapper puisqu’elles n’ont à payer que 15% de leurs bénéfices sous forme d’impôts. Pour peu qu’elles fassent des bénéfices, naturellement…
-       les entreprises ne paient d’impôts que sur les bénéfices réalisés en France, ce qui permet à toutes celles qui travaillent à l’étranger d’y échapper voire même si elles ont des établissements à l’étranger de mettre en place des procédures pour réduire leur imposition.
De fait, les entreprises et, d’abord, les plus importantes, n’ont de cesse de tout faire pour échapper à cet impôt. Ce qu’elles réussissent très bien comme on peut en juger en regardant la part de cet impôt sur les sociétés dans le PIB de la nation : moins de 3% en France.

Quand les entreprises font tout pour échapper à l’impôt…
Cette volonté d’échapper à l’impôt n’est pas propre aux entreprises françaises. On la retrouve identique dans les entreprises installées dans des pays qui pratiquent des taux d’imposition sur les sociétés plus faibles. Elle prend les formes les plus variées.

On sait comment les entreprises internet, les Facebook, Google, les entreprises informatiques, Apple et bien d’autres, profitent des différents taux d’imposition pour échapper à l’impôt sur les sociétés. Facturer ses prestations en Irlande permet à Google d’échapper aux impôts ailleurs en Europe, mais il y a bien d’autres méthodes. L’une des plus classiques consiste à jouer sur ce qu’on appelle les prix de transfert. Le procédé intéresse les entreprises qui ont des établissements à l’étranger, ce qui leur permet de choisir les pays dans lesquels verser des impôts. Si une entreprise a, par exemple, des activités dans un pays à taux d’imposition élevé et d’autres dans un pays à taux d’imposition faible, il lui suffit d’ajuster ses prix de transfert interner, les prix auxquels ses filiales des pays à impôts élevés vont racheter les produits fabriqués dans les pays à taux faible pour ne faire de bénéfices que là où les impôts sont le plus faibles.

Mais il n’y a pas que ces techniques comptables qui ont fait leurs preuves et que l’on connaît bien. Il y a aussi le choix de structures juridiques adaptées qui ont ces quinze ou vingt dernières années profondément transformé le capitalisme international, notamment le capitalisme américain, et contribué à enrichir un peu plus encore les plus riches.

Quand les actionnaires veulent échapper à la double taxation…
A la fin des années vingt, les théoriciens de l’entreprise ont mis en évidence les transformations que vivaient les sociétés cotées en bourse. La multiplication des grandes entreprises, la dispersion, la dilution de leur capital avait eu pour effet de réduire le contrôle des actionnaires sur l’entreprise. Deux économistes, Berle et Means, sont restés célèbres pour avoir dénoncé ces dérives. Ils les ont si bien dénoncées que dans les années qui ont suivi la publication de leur livre, les autorités boursières ont mis en place, aux Etats-Unis, toute une série de mesures pour protéger les actionnaires des pratiques du management. Ces mesures n’ont pas empêché celui-ci de continuer de profiter de sa position centrale : fort de ses compétences et de sa connaissance de l’activité de l’entreprise, celui-ci peut détourner une partie des richesses que produit l’entreprise à son bénéfice. C’est ce qui a notamment donné lieu dans les années soixante au développement de ces conglomérats et de cette technostructure qu’a décrite John Kenneth Galbraith dans plusieurs ouvrages devenus célèbres, notamment dans Le Nouvel Etat Industriel, livre publié en 1967, soit tout juste un an après la Logique de l’action collective de Mancur Olson dont je parlais un peu plus haut.

La distribution de dividendes est l’un des instruments que le management a utilisés pour détourner à son profit les richesses produites par les entreprises. En toute bonne logique, une entreprise qui a de bons résultats devrait distribuer des dividendes importants à ses actionnaires. Or, on le sait, ce n’est en général pas le cas. Il est arrivé que les actionnaires protestent, mais ils sont en général le plus souvent silencieux. A cela plusieurs motifs :

-       ils ne maîtrisent pas les comptes de l’entreprise et il leur est très difficile de contester les décisions comptables de l’entreprise,
-       ils disposent en général de trop peu d’actions de l’entreprise pour que les dividendes soient une source de revenus importante,
-       ils choisissent, s’ils sont très actifs, des stratégies qui leur permettent d’acheter à bas prix des actions pour les revendre quand le cours a monté ; s’ils sont passifs, ils espèrent une croissance régulière de leur capital. Dans un cas comme dans l’autre, ils se moquent un peu des dividendes.
Cette indifférence de l’actionnaire s’est longtemps nourrie de ce que ses critiques appellent la double taxation des revenus de l’entreprise : impôt que les sociétés doivent payer sur leurs bénéfices auquel s’ajoute l’impôt sur le revenu que doivent payer les actionnaires lorsqu’ils reçoivent des dividendes.
Cette double taxation a des justifications. La principale étant que l’entreprise et ses actionnaires sont des personnes différentes. Pour les petits actionnaires qui ne peuvent au mieux espérer que de faibles dividendes, elle n’est en réalité pas très gênante mais pour les gros actionnaires il en va tout autrement. Lorsque les sommes deviennent importantes, il paraît tout à la fois habile et avantageux :  
-       d’insister pour recevoir de gros dividendes, d’inciter le management à verser aux actionnaires l’essentiel des bénéfices réalisés par l’entreprise,
-       et de tout faire pour échapper à cette double taxation.
Habile et avantageux pour ceux qui en bénéficient pour les actionnaires les plus riches parce que pour le reste de la collectivité, il peut en aller autrement : la distribution de dividendes importants a de bonnes chances de se faire au dépens des investissements nécessaires pour la croissance de l’entreprise et la création d’emplois. D’où la préférence marquée de ces entreprises pour le financement par la dette que l’on cherche à rembourser par des gains de productivité, gains qui se font au dépens des salarié et des sous-traitants.

Encore faut-il échapper à la double taxation. C’est possible avec des structures juridiques adaptées, avec notamment ce que l’on appelle en France les sociétés par commandite et, aux Etats-Unis, les Master Limited Partnership, ce que les spécialistes appellent outre-Atlantique des MLP . Pour des motifs liés aux réglementations fiscales et qu’il serait trop long et trop technique de développer, ces  MLP se sont multipliés ces dernières années. Ils représentent aujourd’hui 9% des entreprises cotées, ils ont représente 10% des dividendes distribués par ces entreprises en bourse et, surtout, ce qui montre l’intérêt des capitalistes, ils ont recueilli 28% des capitaux investis en bourse. Plus des 2/3 des nouvelles entreprises cotées sont construites sur ce modèle. Il s’agit évidemment pour les plus riches tout à la fois d’augmenter leurs revenus et de réduire un taux d’imposition qui a déjà beaucoup diminué ces dernières années.

Cette évolution du capitalisme américain est peu connue, elle a été relativement peu documentée, mais elle explique la montée des inégalités que l’on observe outre-Atlantique depuis une vingtaine d’années. Ces mécanismes renforcent le pouvoir des actionnaires sur le management, incite celui-ci à générer le maximum de bénéfices, à se préoccuper du court terme plutôt que du moyen ou du long terme. Ils contribuent également à réduire, je l’ai déjà dit, les revenus de l’Etat.

L’entreprise en passager clandestin et la théorie de Kapp
Ces analyses invitent à revisiter la vulgate contemporaine qui fait des entreprises les institutions créatrices de richesses, les seules, entend-on souvent dire. Revisiter et réviser. Que les entreprises créent des richesses, cela va de soi. Mais elles ne font pas que cela. Elles font aussi tout pour échapper à l’impôt, pour échapper au financement des services, des infrastructures qu’elles utilisent et sans lesquelles elles ne sauraient se développer. Elles font cela au bénéfice des plus gros de leurs actionnaires, de ceux qui les contrôlent forçant ainsi les gouvernements à s’endetter et à augmenter la pression fiscale sur les salariés et les ménages. Dettes et pressions fiscales augmentent d’autant plus qu’il revient à la collectivité de corriger les nuisances que ces mêmes entreprises produisent massivement.

J’ai cité tout au long de cette chronique quelques textes anciens mais célèbres chez les économistes : le livre de Berle et Means, publié en 1932, les livres de Mancur Olson et Galbraith publiés respectivement en 1966 et 1967, je voudrais conclure en rappelant la thèse méconnue d’un économiste hétérodoxe, un des pères de l’écologie économique : Karl-William Kapp. Pour cet économiste, les bénéfices des entreprises sont pour une part le fruit des coûts qu’elles réussissent à faire financer par la collectivité : la lutte contre la pollution industrielle est l’exemple qu’il développe.

Passagers clandestins occupés à échapper à l’impôt, d’un coté, habile à transférer à la collectivité une partie de leurs coûts, de l’autre, les entreprises ne sont pas seulement ces créateurs de richesses que l’on nous présente habituellement. Ce qui devrait inciter à prendre avec une pointe d’ironie les plaintes de ses représentants.