Les chroniques économiques de Bernard Girard

26.6.12

Ecologie : que de reculs !




Le départ de Nicole Bricq, l’échec de Rio n’ont pas grand chose à voir. Et, cependant ces deux événements auxquels on pourrait en ajouter d’autres, ailleurs dans le monde, signalent un retour de l’indifférence à l’égard des questions touchant à l’environnement.

Indifférence symbolisée par l’absence de dirigeants politiques à Rio, à l’exception de François Hollande et, bien sûr, du Président du Brésil.

Cette indifférence est d’autant plus surprenante qu’on avait le sentiment que les préoccupations écologistes s’étaient imposées, que les spécialistes de l’environnement avaient sinon gagné la bataille sur le front des idées, du moins marqué de nombreux points. Même les climato-sceptiques paraissent avoir mis tant d’eau dans leur vin qu’on n’en rencontre plus qui doutent vraiment du changement climatique ou du rôle des activités humaines dans ce changement.

Or, on voit bien qu’il n’en est rien, que malgré les catastrophes multiples occasionnées par les forages en mer, un gouvernement socialiste, qui comporte plusieurs ministres écologistes, recule et cède à la pression de l’industrie. Pourquoi ?

Des engagements antérieurs
L’affaire Bricq est un bon exemple qui permet de mieux comprendre ces reculs.
Revenons donc sur les faits. Le 13 juin dernier, la ministre de l’écologie décide de geler de manière temporaire les permis de forage pétrolier au large de la Guyane détenus par le groupe Shell et un consortium où l’on retrouve Total. Considérant que le permis exclusif de recherche n’apporte pas de« contrepartie suffisante pour l’intérêt national », et que « la prise en compte des problématiques d’environnement n’est pas satisfaisante », elle veut procéder à « une remise à plat » des permis concernés. Les deux arrêtés préfectoraux qu’attendait Shell pour démarrer ses forages exploratoires ne devraient donc pas délivrés avant plusieurs mois.

Plusieurs mois parce que ce gel devait permettre de revoir un code minier, vieux de plus de deux siècles, qui accorde tous les droits aux détenteurs de permis. Le précédent gouvernement s’en était déjà inquiété et avait commandé à un avocat un rapport qui lui a été remis en octobre dernier. Rapport qui concluait à “une nécessaire et profonde réforme de la régulation juridique des ressources minières” mais aussi à la nécessité d’améliorer un dialogue environnemental aujourd’hui quasi-inexistant. 
Ce rapport concluait également, je le cite, à “la nécessité d’assurer la participation du public en amont des projets, non pas uniquement au moyen d’une multiplication des procédures d’enquêtes publiques mais par le recours à un panel de mesures qui assurent une participation continue, directe et indirecte, à tous les échelons territoriaux pertinents.

Il recommandait encore de “renforcer l’évaluation environnementale des projets au moyen du recours plus fréquent à l’étude d’impact et ce, dès l’instruction d’un permis exclusif de recherches.” Et il demandait que “la protection de l’environnement, la prévention des risques écologiques et sanitaires (soient) plus expressément et systématiquement inscrits au nombre des critères d’attribution des titres miniers et des autorisations de travaux miniers.” 

On comprend que tout cela aurait demandé du temps, beaucoup de temps et qu’il aurait été difficile de concilier celui de la conception et de la mise en place de ces changements et celui de l’industriel qui souhaitait démarrer au plus tôt ses opérations.

Il n’y a pas que l’économie
Nicole Bricq et son équipe, dont son directeur de cabinet, proche d’Arnaud Montebourg, ont voulu aller vite et anticiper. D’où cette décision de geler les permis accordés à Shell. Mais cette décision n’allait pas de soi : le gouvernement pouvait-il vraiment revenir sur ces permis sans se lancer dans une confrontation juridique dont il n’était pas certain de sortir gagnant? Les juristes pensent qu’un tribunal l’aurait selon toutes probabilités condamné puisque les permis avaient déjà été donnés. Si tel est bien le cas, ce gel n’aurait servi à rien.

On a, naturellement, donné d’autres explications à ce retournement. On a, notamment, mis en avant l’intervention des élus de Guyane, la volonté des pouvoirs publics d’assurer une production pétrolière nationale et des activités dans un département au taux de chômage très élevé. Ces élus seraient intervenus d’autant plus vivement qu’ils ont une représentante au gouvernement en la personne de Christiane Taubira, ce qui leur donne une visibilité qu’ils n’ont pas toujours eue, et que les réserves découvertes au large de la Guyane tout récemment, l’annonce en a été faite en septembre dernier, paraissent très prometteuses, tant en volume qu’en qualité.

On ne peut évidemment exclure cet argument. Lorsque l’on parle de ces questions, surtout en période de crise, on met toujours l’accent sur cette dimension économique, sur la conjonction des intérêts économiques des grandes firmes et de l’intérêt des politiques qui peut aussi être, comme dans cet exemple, celui des populations, mais l’économique n’est pas forcément le premier motif. Il faut aussi faire, comme semble-t-il ici, avec les contraintes juridiques. La volonté politique de protéger l’environnement, même lorsqu’elle est affirmée, et cela n’a sans doute pas été le cas, ne peut pas tout.
Et l’on touche là, sans doute, à l’une des raisons de ces reculs de l’écologie et de la défense de l’environnement : les institutions, et j’entends par là le droit, les procédures, les règles, tout ce qui, en un mot, encadre les décisions des agents économiques, n’ont pas évolué aussi vite qu’il aurait fallu. S’il est une leçon que l’on peut tirer de l’affaire Bricq, c’est que si l’on veut aujourd’hui faire bouger dans un sens favorable à la protection de l’environnement le fonctionnement de nos sociétés, il ne suffit plus de se battre sur le plan des idées ou sur celui de la politique, il faut aussi agir sur ce qui oriente, guide les actions des agents économiques et, d’abord, des entreprises : le droit, les procédures, les méthodes, les instruments de gestion.

Mais comment faire ?

Monétiser les externalités négatives
Plusieurs pistes peuvent être explorées. Le cas de la Guyane indique que des efforts doivent être réalisées du coté du droit.

C’est à l’occasion des discussions sur les gaz de schiste que l’on a découvert qu’il fallait revoir le code minier qui permet l’attribution de permis d’exploration sans prendre en compte la charte de l’environnement et le principe de précaution. Mais le code minier ne concerne que les entreprises spécialisées dans l’exploration et l’exploitation de richesses minères. Ce ne sont certainement pas les seules à polluer. Il faut certainement aller plus loin.

L’une des pistes les plus prometteuses en ce domaine est, pour employer le vocabulaire des économistes, l’intégration des externalités négatives dans le calcul économique. Ce qu’on appelle ainsi, ce sont, tout simplement, tous les coûts de la pollution. Lorsqu’une entreprise fait aujourd’hui ses calcul coût-bénéfice, elle ne s’en préoccupe pas, elle ne prend pas en compte l’impact de ses décisions sur l’environnement. Elle s’en préoccupe d’autant moins qu’elle l’ignore le plus souvent. Et lorsqu’elle l’envisage, c’est sous l’angle des assurances ou des risques: quelles amendes en cas d’accident ? quelles condamnations ? éventuellement, quelle atteinte à sa bonne réputation ?

Pour que cela change, il faudrait que les dirigeants soient amenés à intégrer dans leurs décisions les coûts de ces externalités pour la collectivité, qu’ils aient sous les yeux, lorsqu’ils prennent une décision les bénéfices que leur entreprise peut tirer d’un investissement, mais aussi ses coûts en matière d’environnement. Ce qui n’est pas aujourd’hui le cas mais ce pourrait le devenir demain.

C’est, en tout cas, ce que demandent les industriels les plus engagés dans la réflexion sur l’environnement, je pense notamment à ceux qui participent au WBCSD, le World Business Council for Sustainable Development. Ce qu’un des membres de cette organisation, Philippe Joubert, l’un des dirigeants d’Alsthom, expliquait de la manière suivante dans un entretien donné tout récemment à la Tribune : « Devant les changements auxquels les entreprises sont confrontées, elles ont besoin d’un reporting fiable, qui permette aux PDG de prendre des décisions sur de bonnes bases. Cela n’est pas le cas aujourd’hui. Pour y parvenir, il faut d’abord mesurer, en donnant les vrais prix, ce qui permet ensuite de corriger puis de contrôler. Pour chaque item, il faudrait indiquer dans le reporting à la fois ce que ça coûte et ce que ça devrait coûter si l’on prenait toutes les externalités en compte. Les prix du pétrole et du charbon, par exemple, ne se réduisent pas à leur coût d’extraction ! Les vrais coûts permettraient également de distinguer les bons et les mauvais élèves. »

Donner un prix à la nature?
Tout cela est bel et bon, mais comment procéder ?

On le devine, les industriels membres du WBCSD ne souhaitent pas des régulations très contraignantes. L’intervention de Philippe Joubert l’indique : il ne s’agit pas de forcer les dirigeants, juste de leur donner des informations qui offrent, à ceux qui le souhaitent, la possibilité de prendre de meilleures décisions.

Non que ces industriels soient naïfs, ils savent bien que cette seule information sur les coûts ne suffira pas à modifier les comportements, mais ils se méfient comme de la peste des régles trop contraignantes et parient plutôt pour un renforcement des sanctions. Il faudrait, à les entendre rendre ces externalités négatives tellement coûteuses que les entreprises soient amenées à innover pour échapper à des coûts trop élevés. Il s’agirait, au fond, d’augmenter tellement les coûts des sanctions pour pollution que les entreprises n’aient d’autre solution que de les prendre en compte dans leurs calculs. Et pour inciter les entreprises à faire des efforts, ils proposent que les investissements consentis en faveur de l’environnement soient compensés par une diminution des charges qui pèsent sur l’emploi. Ceci, disent-ils, pour éviter la progression du chômage. Ce qui reviendrait, en somme, à échanger l’environnement contre le social. Ce qui n’est évidemment pas satisfaisant.

Mais au delà de cette première critique, on peut s’interroger, se demander si cette seule mesure suffirait ? ce n’est pas évident et pour une raison toute simple : le temps de la décision économique est celui du court terme, des bénéfices à la fin du trimestre ou de l’année. Celui de la pollution est de long terme.
Non seulement la pollution est cumulative et ne se révèle souvent que bien après qu’elle ait été entamée, mais l’accident aux conséquences irréparables peut se produire des années après que la décision a été prise. Quoiqu’informées du coût pour la collectivité de leurs décisions, les entreprises pourraient donc continuer à préférer le futur immédiat des bénéfices de leur entreprise au bien être futur de la collectivité. Surtout si les donneurs d’ordre, je veux dire les actionnaires, restent à l’abri des sanctions. Parce qu’aujourd’hui, si l’on sanctionne les entreprises, il est bien rare que les actionnaires aient à en souffrir. Du fait des logiques de la responsabilité limitée, on ne peut les atteindre. Et comme ils sont très mobiles, les plus habiles partent avant que l’entreprise ne soit sanctionnée. Agir sur l’irresponsabilité des actionnaires serait une des mesures à prendre, mais j’en ai, je crois, déjà dit un mot la semaine dernière.

A cette première difficulté s’en ajoutent bien d’autres. Politiques, d’abord : comment évaluer les coûts de la pollution ? sur quelle base ? comment prendre en compte les probabilités d’accident ? philosophiques, ensuite : est-il bien sage de donner un coût à la nature ? à l’air que l’on respire ? ne risque-t-on pas de s’engager, avec ces méthodes, dans une marchandisation de la nature ? dès lors que l’air pur a un prix, pourquoi ne pas le vendre ? pourquoi ne pas en faire un produit commercial ?
On sait que pour ces motifs plusieurs ONG sont hostiles à toute solution qui reviendrait à donner une valeur monétaire à la nature. Ce que l’on comprend bien mais qui rend en même temps difficile la construction de ces instruments de gestion qui seuls permettraient d’intégrer la question environnementale dans le quotidien des entreprises.

Introduire le coût environnemental dans le calcul économique
La solution serait, en effet, d’introduire dans la comptabilité des entreprises, les coûts environnementaux, un peu à l’image de ce que l’on a fait au 19ème siècle lorsqu’on les a amenés à introduire dans leurs calculs économiques les coûts sociaux, la maladie, la vieillesse, le chômage, les accidents du travail… On peut imaginer de multiples solutions basées sur l’assurance, en obligeant les entreprises à s’assurer contre les risques industriels à long terme, sur la modification des droits de propriété en les rendant responsables des produits qu’elles commercialisent  lorsqu’ils ont cessé d’être utilisés, en introduisant dans le calcul des cotisations maladies l’impact des productions de l’entreprise. Le tabac étant responsable de nombreux cancers, les entreprises qui le commercialisent pourraient être taxées à hauteur de son coût pour la société… 

L’objectif est simple : amener les entreprises à intégrer dans leurs calculs économiques le coût de leur activité pour l’environnement et la société.  Et, ce faisant, les inciter à rechercher des solutions qui réduisent l’impact de leur activité sur le milieu.

L’objectif est simple à formuler, il est certainement bien plus difficile à mettre en musique. D’autant plus difficile que les résistances seront, on le devine, fortes. Mais c’est à cela que devraient aujourd’hui s’attacher les écologistes et, avec eux, tous les défenseurs de l’environnement.

18.6.12

Quand Gramsci s’invite dans les multinationales…



Pour écouter cette chronique


Tous ceux qui travaillent dans de grandes entreprises, dans des multinationales ou qui s’intéressent à leurs activités ont entendu parler de la responsabilité sociale des entreprises et de la théorie des parties prenantes. En anglais stakeholder.

C’est une théorie simple en son principe, presque banale, qui revient à dire qu’une entreprise a des obligations à l’égard de tous ceux que ses activités affectent d’une manière ou d’une autre : ses actionnaires, ses clients, ses fournisseurs, ses salariés, la communauté dans laquelle elle intervient… C’est en 1984 qu’un professeur de philosophie libertarien de l’Université de Virginie, tout rond et très barbu, R.A.Freeman, a rendu cette thèse célèbre dans un livre : Strategic Management: A Stakeholder Approach. Comme son titre l’indique ce livre relève de la littérature sur la stratégie des entreprises et Freeman met l’accent sur toutes les difficultés que rencontrent les managers dans un monde turbulent. Il l’écrit alors même que les pays développés viennent de prendre pleinement conscience qu’il sont sortis de ce que l’on appelé les trente glorieuses. Mais sans doute a-t-il trouve son inspiration du coté d’économistes, Alchian, Demsetz, Fama qui, une dizaine d’années plus tôt, avaient construit un modèle de l’entreprise comme un nœud de contrats.

Le coup de génie de Freeman aura été de trouver un nom qui sonne comme une véritable déclaration de guerre à la thèse dominante dans les milieux académiques : stakeholder renvoie évidemment à shareholder et à cette idée que Milton Friedman, le père du monétarisme et de l’ulta-libéralisme, avait fièrement affichée dans un article publié en 1970 dans le New-York-Times selon laquelle le management n’avait qu’une seule obligation : améliorer la valeur de la firme pour ses actionnaires.
Depuis, nous assistons à une guerre discrète, sourde mais permanente entre les tenants de ces deux thèses, entre, d’un coté, et pour simplifier, les spécialistes de la finance dans les universités et les entreprises qui tiennent comme à la prunelle de leurs yeux à la théorie de la valeur pour l’actionnaire, et, de l’autre, les spécialistes de la gestion, universitaires, consultants, responsables des ressources humaines et du développement durable dans les entreprises qui ne jurent que par la théorie des parties prenantes.

C’est de cette bataille dont je voudrais, ce matin, parler… une bataille dont l’enjeu est, pour employer une expression forgée par Gramsci, un théoricien du marxisme dans les années trente, l’hégémonie culturelle dans les milieux du management. Et comme il s’agit d’idées, cette bataille se mène pour beaucoup dans les milieux académiques.

L’enjeu : l’hégémonie culturelle
Très vite, tous ceux qui se préoccupent de politique économique se sont intéressés à cette nouvelle théorie qui permettait de répondre à l’une des questions apparues dans les années 70 : comment satisfaire les attentes d’une société qui commence à s’inquiéter des effets négatifs de l’industrialisation sur l’environnement, la santé ? comment donner à l’opinion le sentiment que l’on est bien soucieux de limiter les impacts de l’industrie ? comment, surtout, répondre à un Etat qui, pour calmer les inquiétudes de la société civile, multiplie les réglementations qui gênent l’activité des entreprises ?

On sait que l’Etat intervient beaucoup en France dans l’activité des entreprises, mais ce n’est pas différent ailleurs. Au début des années 70, le gouvernement américain a introduit une agence pour la protection de l’environnement, l’EPA, une commission chargée lutter contre les discriminations raciales dans l’emploi (EEOC), une administration chargée de la sécurité et de la santé (OSHA), une autre de la protection des consommateurs (CPSC). Et, à chaque fois, on a vu simultanément des industriels protester, on leur coupait les bras, on les gênait dans leurs activités, mais aussi se mulitplier les entreprises, cabinets d’avocats, consultants, sociétés d’ingénierie… qui proposaient aux entreprises visées par ces réglementations leurs services pour les aider à les respecter, à s’y adaper. Ces nouveaux acteurs avaient besoin, pour convaincre leurs interlocuteurs, d’un modèle qui justifie que l’entreprise se soucie de l’environnement, de la lutte contre les discriminations raciales, de la protection des consommateurs. C’est ce que leur a offert la théorie des parties prenantes.

Encore fallait-il que celle-ci n’aille pas à l’encontre de l’intérêt des entreprises. D’où tout un travail d’élaboration, de définition de ce concept de parties prenantes pour trouver un compromis entre les exigences des actionnaires et celles des autres parties prenantes. Dit autrement, il y a eu, chez tous ceux qui s’intéressent à ces questions tout un bouillonnement, des discussions avec des propositions qui, pour certaines, ne pouvaient guère gêner les plus fervents partisans de la théorie du stockholder de Friedman qui ne restaient évidemment pas les bras croisés. Je pense, notamment, à la définition qu’en ont donnée en 2002 des spécialistes du management, Post, Preston et Sachs : « Dans une corporation, les parties prenantes sont des individus et des groupements qui contribuent, volontairement ou non, à la capacité de créer de la valeur et de l’activité et qui en sont ses bénéficiaires potentiels et/ou en assument les risques. »  On retrouve bien dans cette définition la création de valeur. Valeur pour qui ? pour l’actionnaire, bien sûr.

La réputation contre la réglementation
Il ne suffisait, bien évidemment, pas d’une définition pour convaincre les dirigeants des grands groupes, il fallait également leur montrer que le respect de ces parties prenantes, ce que l’on appelle la responsabilité sociale des entreprises, est bon pour le business, que cela rapporte de l’argent. Ce qui ne va pas de soi. On a donc vu se multiplier dans les universités américaines et dans les cabinets de conseil, les études d’évaluation des performances financières des entreprises responsables tendant à le prouver. Avec des résultats souvent décevants. Si certaines études identifient un effet positif, d’autres n’en voient pas. Aujourd’hui, les spécialistes de ces questions restent très prudents mais, comme on le devine, ce sont les études qui donnaient les résultats les plus positifs qui ont été le plus mises en avant. De sorte que les sondages nous disent aujourd’hui que de 70 à 80% des managers sont convaincus des vertus économiques de la responsabilité sociale des entreprises. L’ont-ils observée dans leur propre entreprise ? pas forcément, mais ils se plient, par conformisme, à l’opinion dominante.

La théorie des parties prenantes a été d’autant mieux accueillie qu’elle offrait aux entreprises un argument pour échapper à de nouvelles réglementations contraignantes. Dés lors que des entreprises affichent de l’intérêt pour leurs parties prenantes, elles peuvent se dire bonnes citoyennes et affirmer, avec la meilleure conscience du monde, que des règles coercitives sont inutiles. Il devenait possible d’opposer aux lois l’autorégulation. Pour ne prendre qu’un exemple, au moment du Grenelle de l’environnement, les professionnels du jardinage se sont opposés à une mesure qui visait à interdire la publicité sur les pesticides en proposant d’introduire dans leur charte professionnelle l’engagement d’une publicité responsable.

Et comme ces déclarations d’intention pouvaient faire sourire les sceptiques, les mêmes entreprises et théoriciens ont mis en avant le souci qu’auraient toutes les entreprise de leur bonne réputation. Une très abondante littérature s’est développée sur ce thème qui s’appuie sur deux phénomènes :
-       la création à la fin des années soixante, au début des années soixante-dix, d’organisations non gouvernementales qui ont entrepris de mettre les entreprises sous surveillance : Greenpeace, les Amis de la Terre, WWF… et qui n’hésitent pas à mener des campagnes de dénonciation.

-       Et le développement des actifs immatériels. Les marques, la réputation sont devenues des éléments majeurs du capital des grandes entreprises que des organisations spécialisées évaluent chaque année et que les actionnaires prennent en compte lorsqu’ils doivent arbitrer entre plusieurs actions.  
On devine donc le raisonnement : pour protéger leur réputation et la valeur de leur marque les entreprises sont conduites à bien se tenir. On est prié de ne pas sourire…

Une théorie en cours d'institutionnalisation ?
Freeman, l’auteur de la théorie des parties prenantes, expliquait « qu’en tant que théorie managériale, (cette théorie) ne requiert aucun changement dans les structures de gouvernance des entreprises. » Ce qui en limite la portée, suggère, par exemple, qu’il n’est pas question d’introduire dans les conseils d’administration des représentants des différentes parties prenantes, salariés, clients, collectivités locales… De quoi rassurer les actionnaires ! Cette théorie n’a, dans sa formulation initiale, certainement rien de révolutionnaire. Ce qui a sans doute favorisé son institutionnalisation.

Je n’ai jusqu’à présent parlé que de ce qui se passait du coté du marché et de sa capacité à découvrir de quoi faire du business à partir des réglementations mises en place par le gouvernement. Mais le marché a trouvé des soutiens dans les organisations paraétatiques. Dès 1976, l’OCDE avait publié un code de conduite. Dans les années 90, la Commission Européenne a engagé des travaux qui ont conduit à la publication en 2001 d’un livre vert sur la responsabilité sociale. Et l’on a vu apparaître des organisations non-gouvernementales dédiées à la construction de cet objet, comme la Global Reporting Initiative, une organisation non-gouvernementale qui a défini des normes de reporting des activités sociales de l’entreprise. Leur objectif de ces nouveaux acteurs était tout à la fois d’aider les entreprises et de combattre la tentation de beaucoup de se contenter de mesures de pure forme.

Dans un registre tout différent, on a vu se développer des agences dont l’objectif est de donner une note sociale aux entreprises pour mieux informer leurs actionnaires. De leur coté, les universités, les écoles de commerce et de gestion ont multiplié les formations aux métiers du développement durable, de la responsabilité sociale des entreprises… ce sont des milliers de jeunes gens qui ont été formés à ces techniques et qui ont été, ensuite, recrutés dans les entreprises.

Ce processus d’institutionnalisation s’est fait, pour l’essentiel, en dehors des Etats même si ceux-ci ont en général regardé ces efforts avec d’autant plus de bienveillance qu’ils se retrouvaient très démunis face à des multinationales qui savent jouer des différences entre réglementations locales pour échapper à toute contrainte. L’un des derniers moments de ce processus d’institutionnalisation aura été la publication, il y a quelques mois, d’une norme internationale, Iso 26000 qui a été élaborée par des acteurs, industriels, syndicalistes, consultants, organisations non gouvernementales… venus d’un peu partout dans le monde.

Où en est-on aujourd’hui ?
Je parlais au début de bataille idéologique et je faisais allusion à Gramsci. Cette bataille se déroule depuis une trentaine d’années sur plusieurs fronts :

Sur le plan des idées entre les économistes qui tiennent à leur modèle de l’entreprise toute entière tournée vers la satisfaction des attentes de ses actionnaires et les gestionnaires qui veulent prendre en compte d’autres parties prenantes,

- Toujours sur le plan des idées, dans les départements de gestion des universités où l’on voit  les partisans d’une responsabilité sociale compatible avec les logiques de la valeur pour l’actionnaire s’opposer à ceux qui souhaitent qu’elle conduise à redéfinition de la gouvernance des entreprises,

- Sur le plan des carrières, dans les entreprises, entre les diplômés des écoles de commerce qui ont suivi des cursus de finance et qui continuent de penser que la première mission de l’entreprise est d’enrichir, je veux dire de créer de la valeur pour les actionnaires, et ceux qui ont suivi des cours de RSE et qui souhaiteraient introduire d’autres indicateurs que la performance financière dans les prises de décision des dirigeants,

- Sur le plan de la réglementation, entre ceux qui pensent que l’autorégulation, la normalisation peuvent discipliner les entreprises et ceux qui préféreraient l’intervention plus coercitive de l’Etat,

- Sur le plan de la communication vers le grand public, la bataille fait rage entre les entreprises qui souhaitent contrôler l’information qui les concerne et les organisations non-gouvernementales qui veulent être libres de critiquer les entreprises prises en défaut.

- Sur le plan de l’éducation, dans les écoles de commerce où les professeurs qui enseignent la RSE doivent se battre pour avoir les meilleurs étudiants contre leurs collègues spécialistes de l’économie ou de la finance.

Dans toutes ces batailles, les théoriciens de la RSE, de la RSE compatible avec la valeur pour l’actionnaire, ont marqué des points, ils ont imposé leur vocabulaire et toutes les grandes entreprises ont créé des départements dédiés au développement durable et à la responsabilité sociale, toutes publient des rapports plus ou moins convaincants sur leurs actions dans le domaine. Mais ils sont loin d’avoir gagné la guerre. Financiers et économistes continuent de dominer le champ. Ils le font d’autant plus facilement que leurs adversaires, je veux dire les avocats de l’approche par les parties prenantes, n’ont pas su créer les outils de gestion qui permettraient à leurs théories de s’appliquer vraiment.

Il y a bien eu quelques tentatives pour traduire cette théorie en instruments de gestion pour les dirigeants. Je pense, notamment, aux « balanced scorecards» inventées en 1992 par un professeur de Harvard : Robert Kaplan. Il s’agit d’un modèle de gouvernance qui donne au dirigeant le moyen de piloter l’entreprise depuis un tableau de bord sur lequel sont réunies des informations sur les clients, les salariés, la finance… mais on ne peut pas dire que ces instruments se soient vraiment imposés dans les grands groupes qui continuent de privilégier le management par les résultats comptables.

En fait, les théoriciens des parties prenantes n’ont pas su, ou pas pu, développer ces outils, ces instruments de gestion qui traitent au quotidien les informations mises à la disposition des dirigeants et nourrissent leurs décisions. En d’autres mots, les financiers ont conservé la main sur l’arme décisive. Or, le contrôle des instruments de gestion est déterminant : non seulement ils contribuent à la construction des décisions en sélectionnant les données, en privilégiant certains résultats au dépens d’autres, mais ils contribuent à former les acteurs, à développer ce que Pierre Bourdieu appelait des habitus, ensembles de comportements, raisonnements quasi naturels que chacun développe à force de les appliquer et de les mettre en œuvre. Et du coup cette théorie paraît impuissante. Les entreprises publient des rapports, mais rien ne les empêche de prendre des décisions qui vont à l’encontre de l’intérêt de toutes les parties prenantes lorsque les intérêts de l’actionnaire sont en jeu.

Une idéologie conservatrice 
Cette impuissance nourrit les critiques de tous ceux qui n’ont jamais été convaincus par cette théorie des parties prenantes. Ils sont nombreux, notamment en France, du coté des économistes et des sociologues partisans de ce qu’on appelle la théorie de la régulation. Ils lui font deux grands reproches : le premier est de mettre l’entreprise au centre du jeu, c’est elle qui a des parties prenantes, qui engagent des négociations avec chacune. L’Etat, pour ne parler que de lui, n’est plus au centre du jeu, il n’est qu’une partie parmi bien d’autres. Le second est d’avoir fait un tri dans les parties prenantes et d’avoir éliminé les organisations syndicales, les organisations de travailleurs qui n’ont plus leur place centrale dans ce schéma. Le dernier est, cela va avec le précédent, est d’avoir évacué de la discussion les conflits sociaux. En ce sens, cette théorie qui tente aujourd’hui de s’imposer dans l’idéologie managériale est, telle qu’elle est aujourd’hui développée par les idéologues de la gestion d’entreprise, profondément conservatrice. Elle habille de couleurs séduisantes le vieux discours des patrons contre les syndicats. C’est ce qui explique, aux yeux de ses critiques, son succès dans les milieux managériaux.

5.6.12

L’imposition des hauts salaires sera efficace




L’idée de François Hollande d’introduire un taux d’imposition de 75% pour les rémunérations supérieures à  million d’euros a suscité beaucoup d’oppositions tant à droite que du coté du MEDEF, des dirigeants d’entreprises, des comédiens, des joueurs de football et de tennis et autres chanteurs aux revenus très élevés. Je laisserai de coté les sportifs, les comédiens et chanteurs qui vivent sur des marchés très spécifiques où quelques agents accaparent l’essentiel des richesses produites pour ne parler que des entreprises. Est-il vrai que cette nouvelle imposition peut leur faire du tort ?

Les partisans de la mesure soulignent que ce taux n’a rien d’extravagant, que très longtemps jusqu’aux années Thatcher et Reagan, des taux voisins étaient appliqués aux Etats-Unis. Ses adversaires soulignent que la situation a changé, que nous sommes entrés dans une économie globale et avancent deux critiques majeures :
d’une part, disent-il, cela ne rapportera pas beaucoup et c’est donc une mesure plus symbolique que véritablement économique,
 d’autre part, ajoutent-ils, cela peut porter un coup fatal à l’économie française en incitant des entreprises à délocaliser leurs sièges sociaux et en rendant plus difficile le recrutement de dirigeants de qualité.

C’est ce dernier point que je voudrais examiner aujourd’hui : est-il vrai que cet impôt peut réduire un peu plus la compétitivité des entreprises françaises ? Et pour cela, je me propose, d’abord, de regarder du coté de la théorie économique.

Que disent les économistes ?
Trois grandes thèses dominent la réflexion sur les rémunérations chez les économistes. Celle du salaire d’efficience, développée par Akerloff qui s’inspire de la théorie du don de Marcel Mauss, celle des tournois, développée au début des années 80 par Lazear et Rozen et celle de l’agence développée, quelques années plus tôt, par Jensen et Meckling.

Pour la théorie des tournois, les écarts de salaires entre niveaux hiérarchiques incitent les salariés à faire des efforts. Une entreprise dans laquelle tout le monde serait payé de la même manière serait, à leurs yeux, bien peu performante. La dispersion salariale à l’intérieur d’une firme favorise donc sa productivité. Idée somme toute simple et qui paraît, a priori, peu contestable. Mais comme souvent, le diable est dans le détail. Cette dispersion peut être obtenue de plusieurs manières : par la promotion, par des primes, par l’ancienneté. Depuis des décennies, les spécialistes des ressources humaines discutent de ces questions. On sait qu’ils ont, pour la plupart, abandonné les mécanismes liés à l’ancienneté pour lui préférer des modes de calcul basés sur les performances. Ce qui ne va d’ailleurs pas de soi : faut-il mesurer une performance individuelle, comme le suggère cette thèse des tournois, ou une performance collective ?

Autre difficulté qui nous ramène à notre sujet : de quelle taille doivent être ces écarts ? Faut-il qu’ils soient importants ? Et si c’est le cas, de combien ? Dans un article publié en 1986 (Salaries and piece rates), Lazear  suggère que des écarts élevés sont plus incitatifs que des écarts faibles. Thèse qui a probablement contribué à aveugler les théoriciens de l’agence sur l’un des effets pervers de leur système.

Pour ces théoriciens qui distinguaient au sein d’une firme deux types d’acteurs, le principal, propriétaire des moyens de production, l’actionnaire en somme, et l’agent, les managers et salariés chargés de mettre en œuvre ces moyens de production, il était urgent dans les années 70 de rendre le pouvoir aux actionnaires que le management des grands groupes, ce que Galbraith appelait la technostructure, avait pris la mauvaise habitude de négliger. Leur solution a donc consisté à lier de manière plus étroite les rémunérations des dirigeants au cours de la bourse. Cela s’est fait grâce à toute une série d’instruments, primes, bonus, distribution gratuites d’actions, options d’achats ou stock-options sur des actions… tous mécanismes qui ont conduit à l’explosion de leurs salaires à laquelle on a assisté ces dernières années et que l’imposition à 75% des revenus au delà de 1 million vise justement à casser.

Un système de prédation au sommet des grandes entreprises
Si j’ai commencé par ce rappel de la théorie économique c’est pour expliquer pourquoi tant d’économistes ont consacré tant de temps à justifier des écarts de salaires extravagants et les mécanismes qui les produisaient. Car, il faut le dire, les bibliothèques universitaires sont pleines d’articles qui justifient ce qui paraît au sens commun extravagant.

S’ils avaient regardé d’un peu plus près ce qui se passe effectivement dans les instances qui décident des rémunérations des dirigeants, ces économistes auraient sans doute vu les choses d’une autre manière. Ils auraient, d’abord, observé que les rémunérations des dirigeants progressent même lorsque les résultats de leur entreprise, résultats économiques et performances boursières, dégringolent.

Ils auraient également observé que les instances chargées de définir les rémunérations des dirigeants ne se contentent pas d’attribuer des salaires, elles calculent également leurs primes en cas de départ, volontaire ou pas, leurs retraites complémentaires, leurs retraites chapeaux, tous éléments qui font régulièrement débat et scandale. Il s’agit en général de sommes considérables. On se souvient du cas Vinci dont le Président, Antoine Zacharias était parti avec un parachute doré de 12,8 millions d'euros et une retraite-chapeau d’un peu plus de 2,1 millions d'euros par an qui viennent, bien sûr, s’ajouter aux salaires très conséquents qu’il avait perçus pendant ses années d’activité. On a moins parlé de celle de son successeur, Yves Thibault de Silguy parti à la retraite au bout de quatre ans de travail avec 15 millions d’euros, ce qui montre que le problème n’est pas seulement lié à la personnalité particulièrement avide de tel ou tel. C’est tout un système de prédation qui s’est mis en place au sommet de beaucoup de grandes entreprises cotées.

Un système qui va à l’encontre de l’intérêt même de l’entreprise et de ses actionnaires. On peut légitimement se demander en quoi la promesse d’une retraite faramineuse peut inciter un dirigeant à prendre les décisions qui amèneront l’entreprise à se développer dans le futur, quand il ne sera plus là. On peut même à l’inverse craindre que n’ayant plus à se soucier du futur il prenne des décisions qui améliorent immédiatement les résultats au risque de mettre plus tard l’entreprise en danger ?

Ce n’est pas un hasard si l’on voit de plus en plus souvent des actionnaires protester et se révolter. Ces protestations sont d’autant plus vives que la transparence n’est pas, en la matière, la première vertu des grandes entreprises. Dans un rapport publié en 2009, l’Autorité des marchés financiers, l’AMF soulignait que « l’information fournie relative au montant des droits potentiels ouverts et aux conditions requises est trop souvent absentes » et ajoutait que  seulement la moitié des sociétés attribuant des options et 60% de celles attribuant des actions gratuites mentionnent l’existence de conditions de performance. Autant dire que l’idée que ces rémunérations extravagantes sont liées aux performances est une plaisanterie. 

Des écarts de rémunération trop importants sont contre-productifs
Dire que ces rémunérations ne sont pas, dans la plupart des cas, liées aux performances ne met pas forcément en cause la théorie des tournois. L’AMF que je citais à l’instant ne la met d’ailleurs pas en doute qui demande que les entreprises pratiquent la transparence qui donne aux actionnaires la possibilité de contrôler la corrélation entre rémunérations et performances.

On voit en fait se dessiner dans le monde patronal deux positions : celle des partisans du statu quo qui veulent qu’on ne touche à rien, celle de l’AMF et des associations d’actionnaires qui souhaitent que l’on renforce le lien entre rémunération et performances sans cependant remettre en cause le principe même des rémunérations très élevées.  C’est en ce sens que l’on peut comprendre l’attitude paradoxale de Maurice Levy, le patron de Publicis, qui a reçu un bonus 16 millions d’euros après avoir critiqué les salaires trop élevés de certains de ses confrères.

Reste que l’on peut, que l’on doit s’interroger sur cette logique des tournois. Est-il vrai que la dispersion salariale, surtout si elle est importante, favorise les performances de l’entreprise ?

Cela ne va pas de soi. Les premiers à s’en inquiéter ont d’ailleurs été ses théoriciens qui ont évoqué deux risques :
celui, d’abord, de la collusion : les salariés peuvent se mettre d’accord pour détourner le système et pénaliser ceux qui voudraient faire des efforts pour obtenir promotions et primes. C’est un mécanisme classique que l’on connaît bien dans les usines et mieux encore dans les écoles où il n’est pas rare de voir les élèves punir les bûcheurs, ceux qui en font trop ;
celui, ensuite, du sabotage. On peut améliorer ses performances de deux façons, en faisant des efforts ou en sabotant ceux de ses collègues. Sabotage est un mot fort, mais il peut prendre des formes douces, discrètes, presque invisibles. Ne pas donner une information à un collègue peut lui nuire sans que personne ne s’en rende compte.

On peut évoquer d’autres inconvénients. Et, d’abord, le sentiment d’injustice. Quelques auteurs ont avancé que des écarts de salaires trop élevés ont un effet contre-productif dans la mesure où ils créeraient du mécontentement chez les salariés, mécontentement qui les conduirait à limiter leurs efforts. C’est ce que l’on appelle la théorie de l’aversion pour l’inégalité développée à la fin des années 90 par deux économistes autrichiens qui travaillent en Suisse, Ernst Fehr et Klaus Schmidt. Ils ont montré dans différents travaux basés sur des expériences que nous avions collectivement tendance à éviter les inégalités trop marquées et à punir ce qui les génère. Leur argument explique très bien les mécanismes de collusion que je signalais à l’instant. Ils peuvent également susciter un détachement de l’entreprise, un désengagement aggravé lorsque l’on observe que les dirigeants qui ont failli partent avec des primes considérable tandis que les salariés qui ont fait des efforts sont à peine récompensé.

S’appuyant sur ces thèses, Olubunmi Faleye a montré, à partir des données d’un peu plus de 3000 entreprises américaines, qu’une trop grande disparité salariale entre les dirigeants et les salariés réduisait la productivité de l’entreprise (The Effect of Executive-Employee Pay Disparity on Labor Productivity). Son article date de 2010 et n’a pas encore fait l’objet d’une publication dans une revue à comité de lecture, ses résultats demandent donc à être confirmés, mais des travaux plus récents menés sur des données coréennes vont dans le même sens. Dans un article mis en circulation en avril dernier, Jeonh-Hoon Hyun et ses collègues de l’université de Séoul obtiennent des résultats similaires. Résultats qui confirment ceux, plus anciens, de Cowerdh et Levine qui avaient mis en évidence les effets négatifs d’une trop grande disparité salariale sur la qualité (Product Quality and Pay Equity Between Lower-Level Employees and Top Management: An Investigation of Distributive Justice Theory).  Et on peut penser que l’on va voir se multiplier dans les mois et années qui viennent des travaux qui confirment qu’un trop grand écart salarial réduit la productivité.

Aversion pour l’inégalité ou émergence d’une aristocratie managériale plus cupide que compétente ?
La plupart des travaux que je viens de citer insistent sur cette notion d’injustice. Cette thèse est séduisante. Et nous pouvons tous témoigner combien l’injustice nous met en colère. Il est vrai que l’on entend les salariés se plaindre lorsqu’ils voient un collègue recevoir une prime ou une augmentation qu’ils pensaient également mériter. Il n’est pas rare, dans ces circonstances, de les entendre expliquer : « puisqu’il en est ainsi, je ne ferai plus d’efforts ».

Une trop grande inégalité de rémunération entre collègues qui travaillent ensemble est certainement contre-productive. Les directions des ressources humaines le savent, d’ailleurs, bien qui tendent d’en corriger les effets. Dans beaucoup d’entreprises, on préfère pour ce motif les primes collectives aux primes individuelles, les primes d’équipe qui permettent de récompenser tous ceux qui travaillent ensemble. Mais, ce qui est vrai d’une équipe l’est-il d’une entreprise ? des écarts de salaires entre collègues peuvent mettre très en colère. Je ne suis pas certain que des écarts entre les rémunérations des salariés et ceux de leur direction générale qu’ils ne connaissent pas aient les mêmes effets.

La plupart des salariés ignorent d’ailleurs ce que gagnent leurs dirigeants, même lorsque l’information est publiée. Rares sont ceux qui lisent les annexes financières des rapports d’activité.

Si ce n’est donc l’injustice, qu’est-ce donc qui pourrait expliquer cette dégradation de la productivité de l’entreprise lorsque les écarts de rémunération entre les dirigeants et les salariés sont trop élevés ?

Il me semble que l’on pourrait chercher une réponse en regardant du coté de la formation des élites managériales et en empruntant à Bourdieu le concept d’habitus. Tous les dirigeants des grandes entreprises n’ont pas la même histoire, certains, plus nombreux qu’on ne pense, sont des héritiers, d’autres sont recrutés dans la haute administration pour leurs contacts, leurs relations. D’autres encore, et c’est de plus en plus souvent le cas, sont recrutés à la sortie de grandes écoles et sont préparés par les entreprises aux plus hautes fonctions. Il s’agit de jeunes gens brillants que les entreprises identifient très tôt comme de hauts potentiels auxquels elles offrent des parcours rapides leur permettant d’occuper en quelques années de nombreux postes et de monter vite dans la hiérarchie. Du fait de cette rapidité ces jeunes gens, restent peu de temps en poste, assez pour maîtriser les problématiques d’un métier, d’une fonction, maîtrise qui leur sera utile plus tard lorsqu’ils auront rejoint les hautes sphères, mais trop peu pour mesurer les effets des décisions qu’ils prennent. Tout simplement parce qu’ils sont partis avant même qu’elles aient eu le temps de donner leur plein effet.

Ce type de formation des élites est tout à fait méritocratique puisque l’on sélectionne à l’entrée ceux qui ont les meilleurs diplômes et qu’à chaque étape on fait un tri entre ceux qui continueront de monter dans la hiérarchie et ceux qui auront des carrières plus lentes. Cette fabrique développe, chez les heureux élus, des habitudes, des manières d’être, ce que Bourdieu appelait des habitus qui, arrivés, au sommet, favorisent des comportements qui peuvent conduire à la cupidité mais aussi à l’inefficacité.

Première de ces manières d’être : l’indifférence aristocratique aux autres. On a été choisi parce qu’on était le meilleur, le plus brillant et l’on continue d’être préféré parce que l’on a été le meilleur. Tous les avantages qui vous sont accordés sont de ce fait légitimes et justifiés. Les différences, qu’il s’agisse d’écarts de statut ou de rémunération, sont naturelles et l’on ne voit pas pourquoi quiconque pourrait s’en offusquer.

Cette indifférence aux autres basée sur la performance individuelle favorise l’individualisme : la performance est forcément personnelle, individuelle. Elle tient aux qualités de chacun beaucoup plus qu’à un effort collectif.

Cette indifférence aux autres est renforcée par les épreuves que l’on impose à ces jeunes gens. L’une de celles-ci, courante en période de crise, consiste à leur demander de licencier des collaborateurs dont ils sont proches. Ils peuvent être tentés de se rebeller contre une décision qu’on leur demande d’exécuter, ils peuvent éprouver de la mauvaise conscience mais leur montée dans la hiérarchie est à ce prix. Ne progressent que ceux qui savent se trouver de bonnes raisons de faire ce qu’on leur demande même si cela va à l’encontre de leurs convictions morales intimes.

Dernière caractéristique, enfin, de ces carrières : le développement du sentiment d’irresponsabilité. Les dirigeants qui sont formés de la sorte, restent très peu de temps au même poste. Ils ne supportent donc jamais les conséquences de leurs actes, de leurs décisions, ce sont leurs successeurs qui doivent corriger les erreurs. Ils sont, en un mot, irresponsables et cela leur reste toute leur carrière. Si l’entreprise rencontre des difficultés, ce n’est jamais de leur faute !

Si cette analyse est correcte, ce n’est donc pas le sentiment d’injustice qui expliquerait qu’une trop grande inégalité salariale conduit à une baisse la productivité, mais le mécanisme de formation des dirigeants qui fabrique des élites tout à la fois arrogantes et convaincues d’avoir droit à des rémunérations élevées et irresponsables.

Un taux d’imposition élevé ne réglera pas tout, mais…
Que penser dans ce contexte, et pour conclure cette chronique, de cet impôt sur les hauts salaires que veut introduire François Hollande ? On peut déjà être rassuré sur un point : il ne va avoir aucun des effets catastrophiques qu’annoncent ses adversaires. Il va réduire les inégalités salariales. Si celles-ci ont l’effet qu’annoncent les théoriciens de l’aversion pour l’inégalité, il contribuera à améliorer la productivité des entreprises, si celles-ci sont plutôt liées, comme je le crois, à la formation des élites et aux habitus qu’elles développent, il aura, au pire, un effet neutre sur l’entreprise. Dans tous les cas, c’est plutôt une bonne décision et pas seulement parce que cela amènera un peu plus d’argent dans les caisses de l’Etat.